Extraits

« Nous ne pouvons plus attendre », dit le capitaine.

Il a raison. Cependant Lorbeer redoute ce qui va suivre. Il n’aime pas le capitaine. L’officier est déjà âgé. Cinquante, soixante ans de temps subjectif ? Même les réjuvénateurs n’ont pas empêché ses joues de s’affaisser, ses cheveux de grisonner. Pourtant cet homme carré, athlétique, paraît indestructible. À la tête du peloton d’éclaireurs qu’il commande, il parcourt, sans la moindre fatigue apparente, des distances qui épuisent ses hommes, plus jeunes et mieux adaptés au climat de la planète.

Planté au bord du vide, les poings sur les hanches, le capitaine mesure l’étendue de sa défaite. Quand le peloton, revenant d’une mission sans surprise, a vu sa route coupée par la manifestation évidente des Autres, il n’aurait jamais dû céder à la sollicitation muette de ses hommes. Il aurait dû ordonner de s’enfoncer dans la forêt pétrifiée, au lieu de commander le repli. Le piège s’était refermé sur eux. Les Autres étaient tout autour, insidieux. Ils les traquaient, pour les acculer aux marécages. Là, les éclaireurs avaient cru que tout était fini. Mais le capitaine avait son idée. Il ne fuyait plus au hasard. Un piton se dressait dans la forêt, au-delà des marais. Il dominait toute la région. Si on pouvait l’atteindre, on aurait une idée précise de la situation. La mission des éclaireurs n’était-elle pas d’informer le quartier général ?

Jeune, si jeune, la poitrine nue, luisant de sueur, tremblant de froid. Les larmes aux yeux. Il sent le foin mouillé. Il a peur. Son compagnon est plus crâne. Une barbe noire envahit ses joues creuses.

« Sergent, faites votre devoir ! »

Les deux déserteurs vont mourir. Quelques gouttes de magma brûlant porteront l’hiver dans leur poitrine. Le capitaine, solennel :

« Sergent, faites votre devoir ! »

Vieux salaud. Ça le fait bander, deux hommes jeunes sur le point de crever. Lorbeer jette un œil sur le peloton. Laub, avec sa tête de gazelle, a l’air aussi malade que le jeune condamné. Kircher serre les poings ; il a des envies de meurtres. Et tous les autres, contraints mais passifs. Trop de pluies ont lavé leur regard. Ils vont tirer. Lorbeer commandera le feu.

Laub s’est trouvé mal, ce jour-là.

Les colons, bien sûr, ont donné un nom à la planète : Œagre. Qu’importe ? Sa réalité, aujourd’hui, se résume à cela : une plaine, un ciel, une étoile. Et les hommes, qui marchent.

Les fugitifs arpentent la Grande Plaine, cette étendue semi-désertique qui s’étend au sud de Calliop, la ville dont ils étaient si fiers, et qu’ils renient aujourd’hui.

De la plaine assoiffée s’élève la poussière.

L’air surchauffé racornit narines et gosiers. Des hommes, des femmes luttent. Ils marchent, mécaniques comme ces recrues de fatigue, soldats de la défaite qu’on fait tourner dans l’enceinte barbelée d’un camp disciplinaire. Ils marchent, sans savoir où les mènera tant de souffrance reniée. Sans comprendre ce qui les pousse, ni connaître le but.