La Trilogie Loredan, Tome 2 : Le Ventre de l'Arc

Chapitre un

Le sergent le tira par la manche.

— Allez-vous-en, archimandrite ! dit-il sur un ton pressant, à peine audible parmi les cris et le fracas des armes tout proches. Ils arrivent ! Ils vont vous tuer si vous ne partez pas maintenant !

Le docteur Gannadius fixa le soldat et attrapa son poignet. Il sentit la chair ferme sous ses doigts.

— Ce n’est pas normal, marmonna-t-il entre ses dents. Je ne peux pas être ici !

— Fuyez ! hurla le sergent.

Il dégagea son poignet et descendit le couloir dans une course maladroite qui avait tout d’une glissade. En chemin, il se cogna contre une bibliothèque, et les rouleaux de parchemin entreposés sur les étagères s’éparpillèrent sur le sol. Gannadius entendit d’autres cris monter de la direction opposée. On aurait dit des ordres lancés par un officier aux abois. Ils étaient encore lointains, mais se rapprochaient. Ils restaient cependant impossibles à comprendre, et Gannadius ne savait pas de quel camp ils venaient.

— Ce n’est pas normal, répéta Gannadius tout bas. Je n’ai jamais été ici. Je suis parti avant que tout cela arrive.

Un volet s’ouvrit brusquement à quelques mètres de lui, et une tête apparut dans l’encadrement de la fenêtre, se découpant sur une lueur orangée. C’était un visage sorti tout droit d’un cauchemar, un visage aux traits étranges et menaçants. Gannadius se recroquevilla et recula malgré lui. La première réaction logique était de s’enfuir en courant. La seconde, bien moins évidente, consistait à s’emparer d’une des armes jonchant le sol et à tuer l’intrus avant qu’il franchisse la fenêtre. Mais Gannadius était incapable de l’une comme de l’autre. Il enregistrait confusément les informations relatives aux conséquences d’une terreur aveugle sur un individu pacifique et sédentaire : la paralysie des membres, la perte du contrôle de la vessie, l’instant qui semble s’éterniser comme si le temps s’était arrêté ou que ses lois physiques ne s’appliquaient plus.

— Mais tout cela n’est pas normal ! insista-t-il à voix haute, bien qu’il soit désormais incapable de prononcer un mot intelligible. Je me suis échappé de la Cité avant sa chute ! Je n’ai jamais été ici à ce moment !

— Raconte ça au juge ! grogna le soldat ennemi en faisant passer tant bien que mal à son épaule gauche l’encadrement de la fenêtre. Et j’espère que tu as aussi un mot de ta mère, pendant que tu y es !

Comment un guerrier des plaines pouvait-il parler avec un tel accent périmadeien et utiliser des expressions si typiques ? D’un autre côté, le docteur Gannadius, réfugié périmadeien résidant à Shastel, n’aurait jamais dû se trouver devant cet homme et à cet endroit.

Quelqu’un ne respecte pas les règles ! songea-t-il. C’est tout à fait injuste !

Mais quand il serait mort, resterait-il quelqu’un pour s’en plaindre ?

Mais comment expliquer cette sensation désagréable et sordide de l’urine coulant le long de sa jambe, cette odeur d’os calcinés s’infiltrant par la fenêtre ? Comment la situation pouvait-elle être plus réelle ?

Malédiction ! Je suis bel et bien là !

— Par pitié ! gémit-il

Le soldat grogna à nouveau, fit passer une jambe par la fenêtre et posa un pied par terre.

— Allez ! dit-il. Cours ! Qu’est-ce que t’attends ?

— Je suis désolé, répondit Gannadius. Je ne peux pas. Je crois que je suis incapable du moindre mouvement…

Le guerrier ennemi haussa les épaules et passa la main dans son dos pour attraper une flèche.

Fais comme tu veux ! pouvait-on lire dans ses yeux. Tu peux t’enfuir si tu en as envie, ou bien je peux te tuer ici. De toute façon, ça ne changera rien à l’affaire : tu es déjà mort.

Gannadius ferma les yeux. Ce serait trop horrible de voir la flèche filer vers lui. Le temps s’égrenait avec une telle lenteur qu’il détaillerait la course du trait à loisir, cela ne faisait aucun doute. Il observerait le « paradoxe de la flèche », le phénomène responsable de l’oscillation du projectile au moment où on le décoche. Un véritable scientifique ne raterait une telle occasion pour rien au monde.

— Eh bien, moi si ! dit-il à voix haute.