Extraits

Ryan resta absent toute la nuit.

Je n’étais pas certain de ce qu’il avait voulu dire quand il avait dit qu’il allait mener l’enquête. Où est-ce qu’il allait ? Chez le Père Daniels ?

Peut-être que c’était mieux ainsi. Peut-être qu’on avait tous les deux besoin d’un peu d’espace. Au moins pour un moment. Même si j’étais un peu inquiet qu’il soit tellement en colère qu’il ne veuille pas revenir.

Je traversai le réfectoire de l’école. C’était généralement là que Tyler traînait avant la première sonnerie.

Après le départ de Ryan, j’avais réfléchi à un nouveau plan pour mettre la main sur l’ordinateur de M. Kruger. Je ne pouvais pas le faire tout seul, et si j’embauchais Lindsey, elle poserait trop de questions. Tyler était la victime idéale.

— Je sais que j’ai vraiment merdé dernièrement, dit-il. Mais j’aimerais que tu saches ce que je ressentais vraiment. Tu l’as vu dans mon journal. Juste un petit passage, mais si tu avais tout lu, tu aurais vu à quel point tu étais en permanence dans mes pensées. Même quand on était petits, qu’on restait éveillés toute la nuit pour jouer ensemble, je voulais juste être proche de toi… plus proche que ce que je pensais normal. Quand on a déménagé, j’ai compris qu’il fallait que je trouve un moyen d’arrêter ça, d’empêcher ces sentiments d’occuper toute la place. Et puis, je suis rentré au lycée, et te voir dans le couloir le premier jour… Bon sang, c’était comme d’être sur des montagnes russes. J’étais mort de trouille, mais tellement heureux en même temps. Je crevais d’envie d’être avec toi. Je le voulais plus que tout. Je le comprends toujours pas. On était juste amis, et tellement de temps avait passé. Mais je ne pouvais pas me défaire de ces pensées. Nous deux ensemble. J’y pensais tout le temps. Et ça m’a fait te détester, te détester parce que tu me mettais dans cet état-là. Steven, je n’ai jamais ressenti ça pour personne d’autre. Et j’ai essayé de toutes mes forces d’empêcher ces sentiments d’éclater, mais ils n’ont jamais disparu.

« Et en première année, quand j’ai entendu Clark Morgan te faire chier dans les toilettes, j’aurais pu lui éclater la gueule. Mais j’ai essayé de garder mon sang-froid. Je me suis dit « c’est juste des taquineries. Il faut que tu gardes ton calme. ». Mais il t’a touché.

Le visage de Ryan devint écarlate, juste comme ce jour-là.

— Oh, il aurait pas dû te toucher, parce que j’ai pété les plombs. J’aurais pu le tuer.

Il regarda au loin, laissant les souvenirs remonter à la surface.

— Et après lui avoir foutu la trouille de sa vie, quand je t’ai vu, j’ai réalisé à quel point mes sentiments étaient forts, et à quel point j’avais besoin de te protéger. À quel point je voulais être avec toi. Quand je suis ressorti des toilettes, je me suis promis que je ferais tout mon possible pour me tenir à l’écart, pour réprimer ces sentiments. Et pendant un temps, ça a marché. Et puis on est entrés en deuxième année, et quand je t’ai vu dans la classe de Mme Kenner, j’ai été terrifié. Je me suis dit « maintenant, c’est vraiment fini ». Et j’avais raison. Parce que chaque jour où je te voyais, chaque jour où on parlait, ça ne faisait qu’empirer. C’était trop fort. On a commencé à traîner ensemble, et ça me bouffait. Et j’essayais de trouver le courage de te le dire, mais j’avais tellement peur que ce ne soit pas réciproque, tellement peur que tu te foutes de moi. Tu aurais pu me ridiculiser, le dire à tout le monde. Quand j’y repense, je sais que c’était stupide, mais… s’il y a une chose que je veux que tu retiennes de tout ça, c’est que je t’ai toujours aimé. Juste toi. Et tous les autres, c’était juste des tentatives désespérées pour t’oublier, pour essayer de briser ton emprise sur moi.

— Je ne peux pas faire semblant de savoir comment ça va se passer, dit-il. Je ne sais pas pourquoi je suis là ni si je suis censé être là. Peut-être que je ne suis pas censé savoir. Mais il y a une chose de certaine. Je t’aime. Je t’aime tellement, et quoi qu’il arrive, je t’aimerai toujours.

Une larme roula le long de sa joue translucide.

— J’aimerais tant pouvoir te toucher, poursuivit-il. Te sentir. J’aimerais pouvoir te sentir contre moi, mais c’est impossible. Ni toi ni moi ne pouvons avoir ce que nous désirons. Et j’en suis vraiment désolé.

J’aurais dû lui dire. J’y étais presque. Tout ce que j’avais à faire, c’était ouvrir la bouche, mais à chaque fois que j’essaie, ma gorge se serre et je me retrouve incapable de parler. Et qu’est-ce que je suis censé faire s’il ne m’aime pas ? Comment je pourrais vivre après ça ? Comment je pourrais continuer en sachant que je ne pourrais jamais être avec la seule personne qui m’ait jamais intéressé ?

Je ne serais jamais le petit copain de Ryan, mais je pensais que ma présence dans sa vie avait un but. Il fallait que j’y croie. Je ne pouvais juste pas accepter qu’il me soit apparu sans aucune raison. On allait démêler tout ça… ensemble. Et si c’était le seul rôle pour moi dans la vie de Ryan… ou dans sa mort… il allait bien falloir que je l’accepte.

Il est mort. Il est mort. Accepte-le. Juste accepte-le.

Ça ne marchait pas. C’était comme rentrer un mauvais mot de passe. Je pouvais essayer autant de fois que je voulais, ça ne marchait pas. Et à voir les sourires et entendre les petits rires dans la salle, je n’étais pas le seul à avoir ce problème.

Mais ils ne le connaissaient pas vraiment. Pas comme moi.

Ils étaient ici parce que c’était là où tout le monde était ce soir. Tous ceux qui étaient dans le coin devaient être là ce soir — faire semblant d’avoir partagé des trucs importants avec lui. Comme toutes ces photos sur Facebook, postées par des gens qui n’avaient probablement que cette photo-là avec lui.

Je n’avais pas de photos de lui, mais ça ne changeait rien au fait que je le connaissais mieux qu’eux.

Il y avait même des élèves et des profs qui ne devaient pas le connaître du tout… juste parce qu’ils avaient entendu parler de lui aux infos. Comme M. Kruger, le psychologue scolaire, qui se tenait contre le mur avec des profs à Ryan. Il avait dû venir pour proposer à ceux qui étaient le plus traumatisés par cette mort de venir dans son bureau.

Ce n’était pas la plus ignoble des raisons, mais ça m’embêtait quand même.

Je regardai à nouveau ces yeux bleus.

Je t’aimais, Ryan. Et maintenant, tu ne le sauras jamais.

— « Il pressa son nez contre son téton impatient et plein de désir », avait lu Ryan. « Son haleine vint caresser sa poitrine. »

Il ricana.

— La ferme, avais-je chuchoté.

J’étais passé du côté des bouquins d’horreur, espérant qu’il y aurait du monde et qu’il n’oserait pas continuer. Mais la librairie était bizarrement vide. Je m’étais dit qu’il faudrait qu’on se rapproche du café, là où les autres venaient bosser et voir du monde.

Ce n’était pas le livre qui me faisait peur. Ryan venait tellement près de moi. Et plus il se rapprochait, plus j’avais peur de rougir — de faire quelque chose qui en révélerait trop.

Après Starbucks, on était entrés dans la librairie d’à côté. Ryan avait parcouru du doigt une page d’un roman Harlequin et m’avait poursuivi dans les rayons pour me forcer à écouter une tirade d’euphémismes et de descriptions de regards énamourés. Un grand sourire barrait son visage. Ses yeux bleus pétillaient. Est-ce que c’était à ça que ressemblait une personne suicidaire quelques jours avant de passer à l’acte ?

Je faisais la queue avec des gens vêtus de blazers et de jupes.

Il n’y avait pas autant de noir que je l’aurais cru. Des couleurs fades, dégueulasses, mais pas morbides.

Bleu sombre. Pêche. Saumon.

C’était la première fois que j’allais à un enterrement. Il n’y avait pas eu beaucoup de décès dans ma famille, et ma mère faisait de son mieux pour éviter les gens morts. Elle n’était même pas allée à l’enterrement de ma grand-mère, ni à celui de mon oncle. Trop déprimant, avait-elle dit.

Je me laissai tomber tête la première sur mon couvre-lit à carreaux bleu et blanc.

Après cette discussion pas franchement concluante sur la mort de Ryan, il me fallait une sieste. J’avais besoin de me le sortir de la tête. Ne plus y penser. Ne serait-ce qu’un instant. Juste assez longtemps pour arriver à croire que j’arriverais d’une façon ou d’une autre à dépasser tout ça.

— Psst. Steven.

La voix était si basse que j’aurais aussi bien pu l’imaginer. Je tournai la tête sur mon matelas et laissai mon regard dériver dans la direction où je pensais avoir entendu quelque chose. Une part de moi ne faisait pas confiance à mes oreilles. L’autre part était trop curieuse pour ne pas regarder.

Devant un économiseur d’écran qui passait du bleu au rouge, Ryan se leva de mon fauteuil de bureau.

Non !

Ce n’était pas possible.

Mais il était là.

— Nom de Dieu !

Je me relevai d’un bond et rampai à travers le lit jusqu’à l’autre coin de la chambre. J’appuyai mes bras contre les deux murs et les tendis : je me préparais instinctivement à détaler vers la porte. Et dans le même temps, j’étais paralysé, incapable de bouger.

Ryan tendit ses mains devant lui comme s’il montrait à un policier qu’il n’était pas armé.

— Woh, woh ! C’est juste moi !

— Juste toi ? criai-je. T… t… tu es mort !

En tout cas, il était censé l’être.