Extraits

L’agent immobilier dévie la conversation en mettant l’accent sur la plus-value à tirer d’un tel bien dès que Gentilly sera le vingt et unième arrondissement de Paris. Date qu’il ne saurait préciser à la décennie près. Le pasteur Francis sort de la poche de son imperméable son téléphone portable et recommence la visite en photographiant chaque pièce sous tous ses angles.

L’agent immobilier suivi de son client entre en grommelant « Saleté de périph », et, sans plus attendre, il me présente M. Francis qu’il appelle pasteur.

Le pasteur Francis est grand, maigre, noir, avec un accent antillais. La quarantaine. Il a, épinglée au revers de son imperméable mastic trop large d’épaules, trop court de manches, une petite croix en métal blanc. L’agent me le cadre davantage.

Je referme la fenêtre pour aller m’asseoir sur le tabouret dans le couloir de l’entrée. Je ramasse la boîte à chaussures, la pose sur mes cuisses, prends l’enveloppe et en sors quelques photos pour tuer le temps.

Mon père était rustre, toujours mal fagoté, grossier par nature, mais il avait une putain de gueule dont il n’avait pas conscience. Ce n’était pas ses rides témoignant de sa vie chahutée entre l’Algérie et la France qui lui donnaient du chien. Ce qui le rendait irrésistible, c’était sa voix qui savait si bien rouler les R et son sourire. Dès qu’il souriait, ses souffrances s’effaçaient et son visage m’éclairait. Il était alors mon unique soleil.

Pour la première fois, je réalise que je ressemble à mon père. Rien de précis. L’allure générale. Cette manière de paraître décontracté alors qu’à l’intérieur tout est tendu. Quand il n’en pouvait plus de feindre d’aller bien, il éructait des torrents d’insultes pour se soulager : Na’din babek, kelb ou la garce, la salope qu’il attribuait à tous genres confondus. Et, dès qu’il perdait ses nerfs, il se fourvoyait dans une mélasse d’injures d’où émergeaient du kabyle, de l’arabe, de l’espagnol, du pataouète, et de l’argot des bistrots.