Extraits

Un préavis pour les auteurs, c'était le minimum qu'on pouvait faire. Ce n'était même pas comme s'ils avaient mal travaillé. Ils méritaient bien, disons, trois semaines pour se retourner. Si j'arrivais à négocier trois semaines, ce serait déjà bien.

Pour une fois, elle était matinale. Autant en profiter pour la voir tout de suite, avant qu'elle commence à enchaîner ses rendez-vous. J'avais encore mon manteau sur le dos, j'ai marché directement vers son bureau, j'ai frappé, et j'ai passé la tête.

« Si tu vas trop vite, tu vas te brûler les ailes. » J'ai ressassé les mots de Joyce de la place du Marché-Saint-Honoré jusqu'à la rue d'Aboukir. En montant les escaliers de l'appartement, j'étais toujours aussi furieuse. Qu'elle me prête je ne sais quelle ambition – pire que ça : qu'elle me prête de viles intentions pour réaliser mon ambition – était insupportable. N'avais-je pas été claire ? N'avait-elle pas compris que je n'en avais rien à faire de son feuilleton ? De son petit royaume qui vivait sur le talent des autres ? De son modèle industriel fondé sur la médiocrité ? Avait-elle oublié que j'étais là pour autre chose ? Comment cette femme qui se targuait de savoir lire les gens pouvait-elle autant se tromper sur moi ? Un jour, en réunion, elle s'était pourtant autoproclamée « experte en empathie »…

Un conseiller du ministre qui n'a jamais vu La Vie la Vraie lit quelque part que le feuilleton est très suivi par les Français. Il veut réussir sa journée de la prostate. Il a soudain une idée géniale. Il décroche son téléphone et passe un coup de fil à RFT, qui dans la foulée appelle Joyce Verneuil. Comme elle tient à ses bonnes relations avec ceux qui la font vivre, elle dit oui à tout ce qu'ils veulent. Et moi, en bout de chaîne alimentaire, je me retrouve à devoir inventer une intrigue prostate comédie en trois scènes bouclées. Elle doit avoir lieu à la piscine, dans le salon de Mamie et dans la boutique de layette. Elle doit se jouer entre Mamie, Capucine, son père, et le garagiste. Elle sera tournée demain.

De ce que j'avais compris, les auteurs étaient répartis en deux catégories : ceux qui écrivaient les séquenciers, c'est-à-dire le fil conducteur des épisodes, et ceux qui écrivaient les dialogues. Les auteurs des séquenciers travaillaient en équipe dans l'appartement de la rue Jean-Jacques-Rousseau. Les auteurs des dialogues travaillaient chez eux. Les cinq séquenciers qui sortaient chaque semaine de l'atelier étaient envoyés aux dialoguistes qui avaient alors chacun une semaine pour écrire les dialogues de leur épisode. Entre deux cent quatre-vingts et trois cents répliques numérotées par épisode, tout était calibré.

Annie n'a pas aimé que je lui dise que la maîtresse avait raison et qu'il ne fallait pas être impertinent en classe. L'école est un lieu où on écoute, les élèves ne sont pas là pour dire tout ce qui leur passe par la tête. Au dîner, Marc m'a soutenue. Il a fait promettre à Annie de toujours respecter sa maîtresse. D'arrêter de partir du principe que tout le monde à l'école était stupide. Et de faire des efforts pour s'intégrer dans sa classe. Il pensait comme moi : on devait oublier qu'Annie était une petite fille qui avait perdu ses parents, qui avait été recueillie par son oncle et sa copine – il fallait la traiter comme n'importe quel enfant.

Pendant vingt minutes, elle a ouvert des dizaines de pages. Elle a même dû s'inscrire et remplir des formulaires pour avoir accès à certains sites. Je regardais les photos à côté d'elle, mais on n'était pas convaincues. Les types qu'on voyait étaient sophistiqués, avec des musculatures de salle de gym. Rasés de près. Le torse huilé. On ne trouvait pas le bad boy des rues que Joyce voulait. Sur plusieurs pages, on a quand même poussé les recherches un peu plus loin, les photos pouvaient être trompeuses, il fallait peut-être les rencontrer. On a cherché leurs coordonnées. Et là, surtout, on a vu les tarifs qu'ils pratiquaient.

— Ce qu'ils m'ont promis, c'est de me commander un téléfilm. Je dois leur envoyer trois propositions, ils en choisiront une. J'ai deux comédiennes qui me réclament un prime, c'est très bien, on va leur écrire un rôle, ça m'évitera de les augmenter.

— Et l'émission, j'ai dit, tu as aimé ?

— Aucune chance. Aucune émotion, aucun conflit, aucun enjeu, j'ai été très claire, ils m'ont entendue. Elle ne sera jamais diffusée.

J'ai cherché Marc dans le lit. Je me suis souvenue que j'étais à Paris et désormais coordinatrice d'écriture à La Vie la Vraie. Au moment où ça m'est revenu, quand j'ai pensé « La Vie la Vraie », une vague de chaleur m'a traversée, comme une montée d'adrénaline quand on marche seule dans la rue la nuit et qu'on entend des pas derrière soi. Un sentiment de danger imminent, une situation qui pouvait mal tourner.

Pendant une demi-heure, j'ai noté scrupuleusement tous les détails de la vie de Jérôme, « jeune apiculteur urbain », pour m'apercevoir en fin de fiche que Jérôme avait été foudroyé en dix jours par un cancer survenu entre les épisodes 940 et 951. J'en ai râlé à voix haute, et Mohamed m'a expliqué que Jérôme avait quitté la série sur ordre exprès de Joyce qui avait lu une interview du comédien dans laquelle il déclarait qu'il était devenu indispensable à la série. J'ai tendu ma copie de la bible à Mohamed qui a soupiré mais qui a bien voulu rayer les noms de tous les personnages qui avaient quitté la série.

La réponse lui a suffi. Je lui ai pris la main, alors elle a bien voulu se détacher de ma jambe. Je lui ai proposé d'aller jouer au square. Elle m'a dit qu'elle n'avait pas envie de jouer, surtout si c'était pour rencontrer des élèves de sa classe. J'ai insisté, je lui ai dit qu'elle n'était pas obligée de jouer. Alors elle a accepté, à condition qu'elle ait le droit de rester assise à côté de moi.