Extraits

Nola assista à une messe en semaine avant d’aller attendre le père Travis dans son bureau. Il était souvent retenu dans le couloir. De fait, elle entendit quelqu’un lui parler. Le prêtre écoutait, laissait échapper une question de temps à autre. Les deux voix s’entretenaient d’un problème de mur à réparer au sous-sol. Ou peut-être de fenêtres. Le froid s’insinuait, puis le printemps venu ce seraient des suintements, la boue, les serpents. Il y avait toujours eu des serpents autour de l’église, et parfois à l’intérieur. Dans d’autres endroits de la région et des Grandes Plaines, jusque dans le Manitoba, c’était pareil. Les serpents avaient de vieux nids bien cachés parmi les rochers, où chaque printemps ils se retrouvaient par centaines sans qu’on parvienne jamais à les en chasser.

" Nous t'aimons , ne pleure pas.

Le chagrin dévore le temps.

Sois patient.

Le temps dévore le chagrin. "

Il avait toujours des difficultés à ouvrir son cœur. Ce soir, il était de nouveau verrouillé. C'était un coffre en bois cerclé de ferrures fermées à clé. La fermeture éclair rouillée d'un sac marin. Des tiroirs de cuisine complètement bloqués. Tabernacle. Bureau. Placard. Il fallait qu'il enfonce les portes, soulève les couvercles. Il était toujours déçu de découvrir que l'intérieur était anodin ou dangereux. Transformer son cœur en un lieu accueillant était une tâche mentale tortueuse. Qui exigeait parfois un bon coup de balai, de nouveaux agencements. Il devait passer le chiffon. Jeter des vieilleries pour gagner de la place. Tout cela était tellement assommant, mais il s'y appliqua jusqu'à ce qu'il y ait casé toute la foutue famille d'Emmaline et, harassé, soit capable de le refermer à la volée, avec Emmaline au milieu, hors de sa portée.

Nola leur organisa un Noël somptueux, mais ce fut peine perdue. Le plomb de pêche dans sa poitrine laissait échapper du métal fondu dans ses veines, bloquait peu à peu sa circulation.

Peter restait là, figé, le téléphone bourdonnant dans ses mains, le regard fixé sur l’énigme d’une femme, dehors, qui repeignait un poulailler avec un vieux fond de peinture blanche pâteuse. Même si elle refusait de parler à Emmaline, sa femme allait mieux, se dit-il. Peut-être. Peut-être les hommes pensent-ils que les femmes vont mieux quand elles font l’amour avec eux. N’empêche. Quelques nuits auparavant, elle avait posé ses mains sur lui, l’avait caressé sans prononcer une seule parole bizarre. Et ils s’étaient aimés dans une paix absolue. Il avait réintégré son corps. Sans elle, il ne pouvait pas l’habiter. Il avait une carapace slave rugueuse, et à l’intérieur un cœur laiteux et tendre. Avant Nola, il avait veillé dessus attentivement. Pour lui, à part cette femme, il n’y avait personne – il lui arrivait parfois de la détester, mais il était prêt à se damner pour elle et à conserver tous ses gâteaux.

Il jeta à la poubelle les pesticides, la mort-aux-rats, remplaça par des vitamines qui leur ressemblaient les comprimés dont Maggie lui avait dit que Nola pouvait faire une overdose. Il élimina toute la corde qu’il trouva. Il y avait tellement de corde partout – ici et là, dans le stock pour fin du monde de Peter. Il la glissa dans un grand sac poubelle qu’il laissa tomber à l’arrière du pick-up lorsqu’il sut que Peter se préparait à aller à la déchetterie. Tant qu’il y était, il y fourra aussi deux paires de bonnes grosses chaussures achetées d’avance que Maggie détestait.

Tout va bien se passer, promit LaRose. Je sais ce qu’il faut faire.

Il le dit d’une voix ferme, alors qu’il ne savait toujours pas précisément quoi faire, à part surveiller Nola. Sam Eagleboy lui avait conseillé de méditer et d’ouvrir son esprit s’il rencontrait une difficulté. LaRose reviendrait au nid d’herbe ce soir-là, une fois Maggie rentrée à la maison. Il se concentrerait sur la question. Même s’il ne pouvait pas les voir, il interrogerait les gens qu’il avait rencontrés dans les bois. Il trouverait ce qui était nécessaire pour régler le problème.

Espèce de vieille baderne à la con, s’écria joyeusement Romeo en se réveillant quelque temps plus tard devant l’interview de Rummy, sans le son, et l’éclat de son désodorisant auto parfum mangue. La rancœur qu’il avait réprimée avant de s’assoupir ne le gênait plus. Landreaux n’aurait peut-être pas dû jouer les arrogants au point de me priver de la tendresse de mon fils Hollis. Et même, amener mon fils à entrer dans l’armée ! Landreaux, c’est lui qui m’a entraîné dans son projet, et il n’aurait pas dû faire comme s’il ne s’en souvenait plus. Landreaux aurait dû partager, et partager équitablement, ce qu’il a réussi à acquérir

Le visage de Maggie se boursoufla. Ses lèvres se pincèrent. Ses yeux dorés virèrent au noir.

Quand elle avait six ans, ses maîtresses s’étaient mises à la traiter de sacré numéro. Mais son numéro fut au point après la mort de son frère. Elle aiguillonnait les autres gamins en se choisissant des amis parmi eux, en repoussant certains qui ne lui plaisaient pas, dressant ainsi les uns contre les autres ceux qui cherchaient à obtenir sa faveur. Si elle ne se montrait pas précisément insolente à l’égard de ses enseignants, il y avait pourtant une pointe de sarcasme dans la politesse recherchée qui était la sienne.

Les vieilles dames avaient peut-être raison : il avait le cerveau dans le cul – et maintenant il était bien nettoyé, car il se surprenait à penser avec une clarté inhabituelle. Avec une curieuse concentration. À réfléchir où il vendrait les comprimés qu’il avait mis de côté et combien il en tirerait, allant même jusqu’à tout compter de tête et décider de ce qu’il ferait de l’argent. Il songea à sa tante, qui l’avait élevé en marge de sa maisonnée, tante Étoile. En dépit de sa méchante farce, il lui achèterait des provisions. Ferait le ménage chez elle pour éviter que ça pue.