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Elle avait cessé de geindre, cessé d’avoir peur, cessé de respirer et de vivre, même si son cœur résolument continuait de battre, ses yeux de voir, et son sang de se mélanger à celui de cet homme.

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Elle avait cessé d’être depuis qu’ils avaient pendu Benoît, déjà agonisant, devant ses yeux. Pour l’exemple, avait claironné François de Chazeron. On ne brave pas le seigneur. On ne résiste pas aux droits du seigneur. Benoît s’était laissé mourir tristement, vaincu par l’évidence de sa condition. Résigné dans l’âme, dans les gènes. Il payait. C’était normal.[...]

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Lilvia ne le sait pas, mais elle te voit vieillir à ses côtés. Cela devrait suffire à te rassurer. la camarde nous prend tous un jour, Isa. Il ne faut pas oublier de vivre par peur de mourir ou de perdre ce que l'on aime. C'est stupide et tu n'es pas stupide.

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Ce n’était pas à proprement parler de l’angoisse. Juste une oppression légère qu’il sentait descendre de sa poitrine jusqu’à ses mollets serrés contre les flancs de l’âne. Une de ces sensations qui vous tiennent parfois à la tombée de la nuit, lorsque la lune est ronde et pleine, voilée par intermittence d’une brume noire effilochée par la brise. L’impression que ces tours dont il distinguait la masse noire et imposante sur le roc, juste au bout du chemin, ne parviendraient pas à lui donner refuge.

Alors, pour chasser cet absurde et ridicule frisson, l’abbé Barnabé traça un signe de croix sur son mantel, abaissa son capuchon et posa avec détermination le poing sur le poignard d’argent qu’il portait à la ceinture.

Il se rassura du silence autour de lui, des deux murets dressés à hauteur d’homme sur cette portion de route, qui empêchaient les loups d’attaquer les voyageurs, puis il talonna sa monture fatiguée.

– C’est ici, messire.

François de Chazeron, seigneur de Vollore et de Montguerlhe, glissa de son cheval, l’air bougon. Il n’avait pas desserré les dents depuis que le prévôt l’avait envoyé quérir en sa résidence de Vollore, au matin. Celui-ci, qui réglait pour le compte du seigneur les affaires de justice, n’insista pas et mit pied à terre à son tour. À quelques mètres d’eux, sur le chemin, deux moines s’affairaient en marmonnant, entourés d’une masse grossissante de badauds attirés par l’effrayante découverte.

Le prévôt n’eut pas besoin de faire intervenir la petite troupe de soldats qui les escortait. L’allure impressionnante et arrogante du seigneur de ces lieux les dispersa, la mine rentrée, en prières.

Le supérieur de l’abbaye du Moutier, Guillaume de Montboissier, les accueillit d’un signe de tête auquel François de Chazeron répondit sans plaisir. Les deux hommes étaient en froid depuis que le seigneur avait refusé à l’abbé les fonds nécessaires à la construction d’une nouvelle chapelle, qu’il avait qualifiée d’inutile et de prétentieuse. L’abbé lui en gardait rancune. L’affaire en était là.

Désignant la forme avachie à même la terre battue, le prévôt constata, apitoyé :

– C’est le cinquième...

– Je sais compter, Huc ! coupa sèchement François de Chazeron en écartant du pied le linceul qui masquait pudiquement le cadavre.

– Un loup, de toute évidence, conclut-il.

Huc de la Faye ne discuta pas. Le corps lacéré de coups de griffes, dont le regard vitreux avait gardé l’horreur, parlait de lui-même. Pourtant, il était perplexe. Aucun loup, il en avait la certitude, n’aurait pu franchir les murets érigés en toute hâte depuis la précédente agression, trois mois auparavant.

– Le connaît-on ? interrogea Chazeron.

– C’est un frère exorciste venu de Clermont, répondit Guillaume de Montboissier. Nous lui avions demandé d’enquêter sur ces crimes, mais il n’a, semble-t-il, guère eu plus de chance que son prédécesseur.

François de Chazeron toisa le regard gris de l’abbé du Moutier sans l’infléchir pour autant.

– Vraiment ? ironisa-t-il, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces.

Huc de la Faye s’interposa :

– Vous ne pouvez ignorer la rumeur, messire. Elle s’est nourrie de ces étrangetés, et j’avoue être moi-même perplexe. Pourquoi uniquement des prêtres et chaque fois lorsque la lune est pleine ? J’avais compté sur ces murailles pour museler ces superstitions, elles ne font, par leur inefficacité, que les renforcer.

– Simple coïncidence, trancha François de Chazeron, visiblement agacé.

– Troublantes cependant, vous ne pouvez le nier, renchérit Guillaume.

– Allons, l’abbé, soyons sérieux...

– Regardez cet homme, messire de Chazeron, ordonna Guillaume en tendant le doigt vers le visage bouffi du défunt, regardez et dites-moi si les traits de cet être voué à chasser les démons n’indiquent pas la plus grande des frayeurs, celle d’avoir croisé Satan cette nuit !

François de Chazeron s’attarda non sur le visage qu’on lui désignait avec insistance mais sur le poing fermé du cadavre. Une enjambée lui suffit pour l’atteindre et forcer les doigts à s’ouvrir. Ce qu’il découvrit lui arracha un cri de stupeur. Dans le creux de cette main aux ongles maculés de sang caillé, des poils de loup gris se mélangeaient à de fins et longs cheveux bruns.

Depuis quelques jours, le fond de l’air avait fraîchi sensiblement sans que la forêt qui recouvrait les monts d’Auvergne ait changé de visage. À peine trouvait-on quelques plaques de givre aux cernes des ornières, de Clermont-Ferrand jusqu’à Thiers. Sur les terres duseigneur de Chazeron, décembre s’achevait dans la mollice 1 de cette année 1500, malgré quelques averses subites et froides.

François de Chazeron s’était installé à Montguerlhe, afin d’être au cœur de l’activité déployée par son prévôt. La triste découverte de Huc de la Faye avait assis la superstitieuse rumeur qu’un loup-garou narguait l’Église, en conséquence de quoi il ne pouvait être que Satan lui-même. L’ampleur que prenait cette affaire déplaisait à François.

Orgueilleux, autoritaire et suffisant, ce jeune seigneur de vingt et un ans aspirait davantage à attirer l’attention de ses pairs pour obtenir une charge plus importante, à valoriser ses domaines de Vollore et Montguerlhe, qu’à s’occuper des incertitudes de ses gens.

Pour l’heure, François de Chazeron se rendait avec Huc à la ferme de Fermouly où, deux semaines tout juste après le meurtre de l’abbé Barnabé, une fillette de onze ans avait affirmé avoir vu un loup gris rôder le long des murailles. La ferme se trouvant sur le trajet entre Thiers et Montguerlhe, à peu de distance du lieu de l’agression, le prévôt n’avait voulu écarter aucune hypothèse, même si déjà, à plusieurs reprises, les témoignages spontanés qu’il avait recueillis n’avaient eu d’autre source que l’imagination des manants.

François l’avait accompagné. Cette hypothétique chasse au garou lui permettait au moins de se montrer un peu sur ses terres, ce qu’il avait négligé de faire depuis qu’un nouveau siècle s’annonçait, ouvrant à ses travaux d’alchimiste de passionnantes perspectives. Depuis de longs mois, dans le secret d’une tour du château de Vollore, ses alambics distillaient l’alkaheist, cette pierre philosophale qui changerait le plomb en or et assiérait sa richesse.

Il touchait au but, il le savait, il le sentait. Peu importaient les moyens d’y parvenir. La jouissance qu’il tirait de ses expériences valait tous les sacrifices. Et il ne lui faudrait plus longtemps à présent pour briller à la cour de France.

Or donc, toute cette affaire l’ennuyait, l’éloignait de ses priorités, de son athanor 2 et de ses lubriques satisfactions.

C’est en songeant à ce plaisir frustré qu’il pénétra dans l’enceinte de la ferme de Fermouly où son métayer Armand Leterrier l’attendait. Tandis que le prévôt prenait le témoignage de l’enfant, sa fille cadette au regard d’un bleu métallique, le métayer entreprit de présenter à François les comptes de la ferme.

Tout cela occupa l’esprit du seigneur de Vollore quelque temps ; jusqu’à ce que son œil accroche une silhouette fine et gracieuse qui, de l’autre côté de la fenêtre, dans la cour, distribuait au venant des graisses aux volailles. Un pincement aigu s’immisça dans le creux de ses reins.

– Qui est-ce ? demanda-t-il à brûle-pourpoint au métayer, coupant une phrase emplie de chiffres qu’il ne retint pas.

Armand Leterrier suivit du regard celui de son maître et, fier de son intérêt soudain, répondit sans malice :

– Mon aînée, Isabeau.

– Pardieu mon ami, s’exclama François dont la prunelle s’orna d’un éclair sauvage, elle est bien jolie et délicate. Comment se fait-il que je ne l’aie point vue auparavant ?

– Vous l’avez vue sans doute, messire, mais elle a bigrement changé depuis votre dernière visite. À quinze ans, elle est tout le portrait de sa défunte mère et se comporte comme une vraie dame. Mais elle ne sera bientôt plus de ma maisonnée, puisque je la marie vendredi en quinze au Benoît, le fils du coustelleur 3 de la Grimardie.

– Tu la maries, dis-tu. Sans mon autorisation ?...

Le ton s’était fait sec. Armand se mit à bafouiller en tordant le bonnet qu’il avait posé sur ses genoux au début de l’entretien.

– Que nenni, messire, que nenni ! C’est votre défunt père qui avait béni les fiançailles de ces jouvenceaux voici deux ans et fixé la date des épousailles. J’ignorais qu’il me faudrait votre consentement de surcroît.

– Celui de mon père suffit, s’apaisa François sans pouvoir se détourner des courbes douces d’Isabeau que soulignait une robe d’un sobre vert amande. Mais tu ne voudrais point déplaire à ton seigneur, métayer ?

– Non pour sûr, messire ! Nous ne manquons de rien sur vos terres et je ne saurais me plaindre. Fort au contraire, vous louer me siérait bien, s’empressa Armand, trop heureux d’avoir évité le courroux de Chazeron.

À ces mots, le seigneur de Vollore consentit à détacher son regard de la croisée et le planta dans celui du pauvre hère soudain moins rassuré. Il détacha de sa ceinture une bourse de cuir et fit choir deux pièces d’argent sur la table devant laquelle ils conversaient. Armand roula des yeux ronds tandis qu’elles se stabilisaient entre eux dans un tintement prometteur.

– Tu en feras usage pour ces tourtereaux, mon ami. Prends ! Allons ! Prends, insista François l’œil vicieux.

Armand hésita un instant, puis, incapable de résister, s’empara des écus et s’empourpra.

– Votre Seigneurie est bien bonne pour ces enfants.

– C’est pourquoi je veux être remercié par la gentillesse de ta fille, métayer ! Je l’attendrai au château de Montguerlhe sitôt la cérémonie achevée. J’entends pour ce prix qu’elle soit encore pucelle, cela va sans dire, acheva François, cynique, nullement ému par le visage décomposé d’Armand qui retournait les pièces entre ses doigts comme si elles le brûlaient soudain.

– Oubliez cette enfant, seigneur François, ou de grands malheurs s’abattront sur vos terres, chuchota derrière lui une voix usée.

François de Chazeron se retourna, furieux, et avisa une vieille femme qui, se fondant au noir de l’âtre dans sesvêtements de veuve, n’avait pas attiré son attention lorsqu’il avait pénétré dans la cuisine.

– Qui es-tu pour oser t’élever contre les désirs de ton maître ? gronda François sans aucun respect pour les mains ridées croisées sur un tricot inachevé.

– C’est ma belle-mère, messire, intervint Armand comme pour l’excuser. Il ne faut pas s’inquiéter de ses dires...

– Tais-toi, fils ! Oublies-tu ce que tu me dois ?

L’espace d’une seconde la voix s’était faite grave. Armand tremblait, autant du pouvoir de l’aïeule que du regard noir de son seigneur.

– Je suis Amélie Pigerolles, fille de la Turleteuche, dite la Turleteuche moi-même, prononça l’aïeule comme un défi.

François de Chazeron tiqua. La Turleteuche, cette sorcière que des notables avaient assassinée en 1464, quinze ans avant sa naissance. Si le coupable avait été puni d’un pèlerinage à Saint-Claude auquel il avait apporté un cierge de quatre livres, la malédiction de la malheureuse l’avait rattrapé quelques semaines plus tard. Il était mort le visage boursouflé dans d’atroces souffrances. Plus d’une fois dans son enfance François en avait entendu le récit. Il haïssait les sorcières. Il haïssait ceux qui s’opposaient à lui. Il s’obligea pourtant à radoucir son ton.

– Es-tu sorcière toi aussi ?

– Non point, messire, non point. Seul le surnom m’a été transmis. Mais ne prenez pas à la légère la folie d’une vieille femme...

François éclata d’un rire mauvais. Il lui suffisait de claquer des doigts pour que cette folle termine ses jours dans les flammes. Il se leva et se planta entre eux, fier et rude.

– Je veux le pucelage de cette jouvencelle, métayer, et je l’aurai ! Songe pour les tiens qu’il vaut mieux que ce soit de gré que de force !

Sur ces mots, le seigneur de Vollore sortit d’un pas vif, croisant sans baisser la tête Isabeau qui rentrait en chantonnant et qui s’acquitta d’une révérence.

Isabeau s’écroula en pleurant entre les genoux de sa grand-mère, sans un regard pour son père qui, le nez dans son col, venait de lui ordonner de se soumettre à la volonté de leur seigneur. L’aïeule passa une main fine sur la tresse châtaigne qui ramenait les longs cheveux d’Isabeau sur ses seins hauts et durs.

– Cesse de geindre, fillette, murmura-t-elle, Dieu te sauvera de ce démon.

Isabeau croyait à la fois en Dieu et aux dires de sa grand-mère qui l’avait élevée depuis que sa mère était morte en mettant au monde sa jeune sœur Albérie. Mais elle ne parvenait à chasser de son esprit une crainte qui confinait à l’épouvante.

Dès le lendemain, elle s’en alla trouver Benoît, son promis qu’elle aimait d’amour tendre. Il s’activait à émoudre des couteaux au rouet et fut bien aise d’apercevoir la silhouette d’Isabeau accompagnée de la Mirette, une chienne basse et brune. Lorsqu’il avisa son minois envahi de larmes jusqu’en le vert moussu des yeux, il l’entraîna à l’écart de ses comparses. Là, il reçut son aveu en tremblant. Il resta un moment silencieux, puis, reniflant une rage indomptée, il prit ses mains dans les siennes chaudes et rugueuses. Isabeau se sentit rassérénée, mais cela ne dura pas. Benoît inspira profondément, lutta un instant contre lui-même et lâcha, piteusement.

– Il faut nous soumettre, Isabeau.

Elle voulut se dégager, comme brûlée par ces paroles, mais Benoît resserra son étreinte et, malgré l’extrême pâleur de la jeune fille, poursuivit tristement :

– Tu connais l’usage autant que moi. C’est son droit, Isabeau ; le braver c’est la mort. Le braver, c’est la mort ! répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même.

– Je préfère mourir, alors ! lâcha Isabeau d’une voix blanche. Il est vil et cruel, il me fait horreur, malgré sa prestance !

– Il est le maître, Isabeau. Nous lui appartenons quoi que nous fassions. Nous sommes ses manants. Je te ferai oublier ! Nos enfants te feront oublier !

– Nos enfants, Benoît ?

Isabeau planta son regard désespéré dans celui du coustelleur.

– Comment oublier si je devais porter et nourrir son bâtard ?

– Si tel était le cas, ta grand-mère le ferait partir, cet enfant du démon, siffla Benoît entre ses dents.

Isabeau éclata en sanglots, chercha une nouvelle fois à se dégager, mais Benoît l’attira contre lui.

– Je t’aime, Isabeau. Plus que tout au monde. Mais le braver c’est la mort ! La mort ! répéta-t-il encore.

Depuis son enfance, il n’avait entendu que ces mots, cette phrase essentielle que tout vilain ne devait jamais oublier, cette soumission sans réserve jusqu’au renoncement de sa dignité, de son désir. Et face à elle, il y avait la détresse d’Isabeau, toute la beauté d’Isabeau, toute sa lumière, son rire probablement défunt à jamais, son innocence tollue 4 et, plus que tout, cette confiance qu’il trahissait en la livrant à la perversion de François de Chazeron. Alors, la lèvre gonflée d’avoir mordu sa propre rage, il lâcha dans un souffle :

– Nous fuirons, Isabeau ! Sitôt la bénédiction, nous fuirons. Je te sauverai de lui, mais nous serons perdus.

François de Chazeron éclata en une colère sourde. Il avait attendu Isabeau, s’imaginant avec délectation à quels désirs il allait la soumettre, tant cette damoiselle hantait ses journées maussades. Car, depuis quinze jours, l’enquête sur le garou stagnait. Demain serait la pleine lune, et son prévôt envisageait de tendre un piège à l’animal. François s’était bien gardé de l’en dissuader mais avait prévenu qu’on ne bernait pas Satan et qu’il repartirait pour Vollore quel que soit le dénouement de cette affaire. Or donc, si pour se distraire il participait à des battues avec ses gens d’armes, flambeau au poing, il songeait davantage à la chair tendre d’Isabeau qu’au cuir de loups introuvables.

C’est pourquoi il avait attendu qu’elle vienne s’agenouiller devant lui, sitôt que les cloches de l’église avaient carillonné. Il lui avait concédé le temps de profiter des siens au sortir de l’église devant le banquet que ses écus avaient payé. Mais cela faisait trois heures à présent qu’il avait béni les époux et, au lieu d’Isabeau, c’était Huc de la Faye qui s’était présenté.

– Ils sont introuvables, messire.

– Fais bastonner le père ! Il dira bien où sa fille se cache.

– Il a semblé autant surpris qu’effrayé. D’ailleurs, c’est lui qui est venu me quérir en découvrant que les enfants avaient fui. Je le crois trop lâche pour être dans la manigance.

– Fais-le bastonner tout de même ! gronda François en tapant du poing sur une table qui se trouvait à portée. Et dis-lui que si je ne parviens pas à retrouver son aînée je livrerai sa cadette aux gardes de Montguerlhe. Va ! Et ne t’avise pas de discuter mes ordres. Cette petite peste paiera et si ce n’est elle ce sera quelqu’un des siens !

Huc de la Faye se garda de tout commentaire, mais ce fut sans plaisir qu’il rompit le bâton sur les épaules d’Armand, dans la grande salle du corps de garde.

Il s’était efforcé de retenir ses coups, mais Armand ne se releva pas. Huc fit rapporter le corps à Fermouly et s’inclina respectueusement devant l’aïeule. Elle le fixa sans haine. Peut-être sentit-elle combien il s’écœurait de devoir servir le rejeton indigne des précédents seigneurs de Vollore avec la même dévotion, la même obéissance aveugle.

– Je suis contraint d’emmener Albérie, mais je veillerai à ce qu’aucun mal ne lui soit fait. Vous avez ma parole, murmura-t-il, en se raclant la gorge.

L’aïeule ne répondit rien, ne broncha pas seulement d’un doigt dans le recoin de l’âtre. Elle attendait son heure, l’heure où le monstre de Montguerlhe paierait.

Huc de la Faye prit la main d’Albérie dans la sienne et lui tendit de quoi moucher ses larmes. Un instant l’enfant se rebella, une haine violente dans ses prunelles d’un bleu métallique pour celui qui venait d’assassiner son père ; puis, serrant les dents et rengainant sa rage, elle se laissa conduire vers l’imposante forteresse de pierre.

Ils avaient tout d’abord longé la grand-route pour mettre le plus de distance possible entre François de Chazeron et leur misérable destin. Ils avaient l’un comme l’autre évité de réfléchir, s’enivrant de ce parfum de liberté qui n’était qu’un leurre, nourri depuis deux semaines par la fragile espérance qu’il était possible de lui échapper. Benoît avait dérobé à contrecœur les économies de son père et préparé leurs maigres baluchons, tandis qu’Isabeau donnait le change auprès des siens. Ils espéraient parvenir jusqu’à Lyon et pour ce faire avaient pris les meilleurs ânes de la ferme, qu’ils épuisèrent sur le chemin avant de continuer à travers bois, malgré les loups qui risquaient de les surprendre, malgré les malandrins qui pouvaient les détrousser, malgré leur peur à chaque pas.

Pendant deux heures, ils eurent le sentiment d’être seuls au monde, prisonniers de leur folie et de leur amour, puis Benoît capta le bruit de sabots en nombre. Ils se cachèrent en contrebas de la route et, abandonnant leurs montures, s’enfoncèrent dans les taillis épais. Isabeau ne disait rien, ne se plaignait pas malgré les ronces qui décoiffaient sa tresse et égratignaient ses jambes, malgré les branches rompues qui la faisaient trébucher. Elle allait sans penser, le souffle court, les yeux perdus. Perdus plus encore lorsque les premiers aboiements leur parvinrent aux oreilles.

Ils forcèrent l’allure, passant dans les cours d’eau pour perdre l’odeur que leur sueur excessive renvoyait aux chiens, jusqu’au moment où, éreintée, Isabeau tomba et se mit à pleurer en massant sa cheville. Alors Benoît s’agenouilla auprès d’elle et prit doucement ses lèvres asséchées par la course.

– Sauve-toi, chuchota-t-elle. C’est moi qu’il veut. Il te laissera tranquille.

– Jamais. Le défier c’est mourir, ricana-t-il dans un sanglot retenu.

– Alors ne le laisse pas me prendre, supplia Isabeau tandis que les cris des rabatteurs s’approchaient au milieu des aboiements des chiens.

Benoît déglutit péniblement, chercha dans le regard de son aimée le moindre doute, mais il n’y lut que le reflet de son amour intense et pur.

– Il n’aura aucun de nous vivant, affirma-t-il.

Il se dressa résolument et dégagea le long couteau qu’il avait martelé en songeant à cette dernière extrémité.

– Ferme les yeux, amour, chuchota-t-il.

Isabeau les ferma, mais la mort ne vint pas. Lorsqu’elle les rouvrit au tintement de l’acier sur la pierre, Benoît vacillait sur ses jambes massives, une flèche piquée entre ses omoplates. Isabeau se dressa, hurlant. Derrière Benoît, à quelques mètres, une arbalète à la main, cruel et satisfait, le seigneur de Vollore souriait.

Elle avait cessé de geindre, cessé d’avoir peur, cessé de respirer et de vivre, même si son cœur résolument continuait de battre, ses yeux de voir, et son sang de se mélanger à celui de cet homme.

Elle avait cessé d’être depuis qu’ils avaient pendu Benoît, déjà agonisant, devant ses yeux. Pour l’exemple, avait claironné François de Chazeron. On ne brave pas le seigneur. On ne résiste pas aux droits du seigneur. Benoît s’était laissé mourir tristement, vaincu par l’évidence de sa condition. Résigné dans l’âme, dans les gènes. Il payait. C’était normal.

Mais Isabeau ne parvenait pas à l’admettre. Voilà pourquoi elle était morte en même temps que lui. Elle avait brisé son souffle avec le soubresaut de la corde. Pas de procès, pas de justice. Juste la loi du plus fort. La loi du maître. La loi ignoble de l’orgueil.

Alors, elle avait tout oublié, tout et plus encore. La colère de François, sa perversité, ses yeux fous, ses mains tour à tour douces et brutales, ses ongles carnassiers. Elle n’avait rien senti, rien entendu, rien inspiré. Elle était morte dans le dernier regard de Benoît.

– Vous vouliez un appât pour votre garou ! Qu’on la couvre d’un mantel de moine et la jette sous les tours de Montguerlhe dans la forêt !

Huc de la Faye ravala la colère qui faisait battre son sang depuis qu’il s’était avancé dans la chambre où voilà plus d’une heure que François de Chazeron torturait et violait Isabeau. Comme elle n’avait pas crié, il l’avait cru morte, mais le long des joues blêmes s’épanchaient des larmes silencieuses. Il eut envie de l’emmener loin, de la soigner, tant il se souvenait sans peine de la joyeuse et belle jouvencelle qu’elle avait été avant ce jourd’hui.

Il baissa la tête et se tut. Le braver, c’était la mort. Lui aussi avait compris. Elle méritait de s’endormir à jamais, car il n’imaginait pas que l’on puisse survivre à cela.

S’approchant du lit souillé de sang, il prit le corps nu dans ses bras. Sur le sein gauche d’Isabeau, tuméfié par le fer rougi, le sceau des Chazeron le nargua comme une injure à sa lâcheté. Il se mordit la lèvre pour ne pas crier et sortit de la pièce, pesneux 5 à jamais.

Après avoir ordonné à ses archers plantés au sommet de la tour de guet d’achever Isabeau dès qu’un loup s’approcherait d’elle, il se rendit d’un pas précipité vers les communs où Albérie pleurait dans le giron de Jeanne, l’imposante cuisinière.

Il l’en arracha doucement et parvint à convaincre l’enfant qu’il fallait la mettre hors d’atteinte de la folie du seigneur, tant, au moins, qu’il serait en ces lieux. Au moment de l’emmener à l’abbaye du Moutier, une pensée soudaine arrêta son élan. Et la grand-mère ? Cette Turleteuche que François n’aimait pas ?

Huc de la Faye réprima un juron. Il enleva prestement la fillette et, tandis que François de Chazeron surveillait l’ombre de sa victime du haut de la tour ouest de Montguerlhe, il galopa ventre à terre vers Fermouly pour apaiser ses remords.

Là pourtant, il dut se rendre à l’évidence : aucune trace de l’aïeule, comme si elle avait fini par s’évaporer dans l’angle de l’âtre. En découvrant son tricot à terre, devant la chaise qu’on avait tirée hors du foyer, il crut un instant que François de Chazeron avait devancé son geste, mais il renonça vite à cette idée. Il n’en aurait pas chargé un autre que lui. De plus, il était bien trop occupé à châtier Isabeau pour se préoccuper des siens.

Interrogée, Albérie répliqua d’un sourire méprisant, comme si elle était gardienne d’un secret inviolable. Huc de la Faye n’insista pas. L’aïeule, il en fut convaincu, était en sécurité. Dès lors, il ne songea plus qu’à protéger l’orpheline.

Isabeau n’aurait su dire à quel moment elle avait senti le froid. Ce fut bref et violent à la fois, douloureux, ça oui, infiniment douloureux. Elle leva la tête. Au milieu des nuages noirs qui s’agglutinaient, s’apprêtant à crever sur l’Auvergne, la lune pleine souriait dans son pardon d’albâtre.

Isabeau s’avisa qu’elle se trouvait à plat ventre, dans la boue d’un ruisseau, au-delà de la dernière enceinte du château, sans souvenir autre que les yeux cruels de François au-dessus des siens, tandis qu’il labourait son ventre en grognant.

Ce fut cette douleur-là qui la ramena à la vie. Au même instant, un éclair zébra la nuit furieuse, illuminant une ouverture dans la paroi montagneuse. Et presque aussitôt, l’averse s’abattit sur ses plaies, comme pour nettoyer l’injure. Elle eut encore l’impression d’être cassée, brisée, ravagée de toutes parts, mais peu lui importait.

Tandis que ses doigts accrochaient la boue pour ramper vers l’asile de la grotte entr’aperçue, un seul mot, un seul, apaisa ses blessures.

Vengeance. Vengeance.

Lorsqu’un hurlement sauvage attira son attention, François de Chazeron, que la pluie avait ramené vers l’intérieur de la tour du guet, se précipita pour tenter de forcer l’obscurité de son œil pervers, mais il ne vit rien que la forêt battue par la colère de l’orage.

Il rentra, satisfait néanmoins d’avoir joui de son caprice. Dès demain, il regagnerait Vollore. Il passa une main dégagée sur ses vêtements ruisselants et ouvrit des yeux ronds. Là dans sa paume, parmi les cheveux bruns d’Isabeau, tristes vestiges de sa cruauté, des poils de loup gris le narguaient de leur diabolique présence.

1.

On aurait dit que l’obscurité tout entière était aspirée dans un tourbillon de craquements, de gémissements, de ruissellements et de heurts. Comme s’il fallait qu’il ne reste plus rien d’entier, de solide sur cette terre inondée depuis de longues semaines.

Le vent s’était levé vers vêpres, alors que la nuit accrochait sereinement quelques étoiles sur son mantel. Puis les nuages les avaient couvertes à leur tour, et nul alors n’avait osé braver la colère du Tout-Puissant.

Les loups s’étaient terrés au plus secret de la montagne thiernoise et aucun humain n’avait plus relevé la tête de son chapelet, tremblant jusqu’au creux de ses reins à chaque déchirure.

La tempête avait régné, cette nuit d’octobre 1515. Quelques semaines seulement après la bataille de Marignan qui avait vu la victoire du jeune roi de France, François Ier, sur le duc de Milan.

– Hissez ! Allons, hissez, que diable ! s’emporta Huc de la Faye.

Il cracha dans ses paumes rugueuses et prêta main-forte aux manants et aux bûcherons qui s’arquèrent de toutes leurs forces sur la corde de chanvre épaisse enroulée autour de l’arbre, dans l’espoir de faire enfin bouger le colosse de bois. Ils étaient vingt, les plus costauds du pays, à œuvrer depuis l’aube, dégageant les toits acravantés 6 par des branches ou des troncs entiers, mais celui-ci était d’une autre trempe. Le vieux chêne, plusieurs fois centenaire, s’était abattu sur une des tours du château de Vollore, balayant sans vergogne toitures et charpentes dans un fracas assourdissant. Ébrancher le vénérable avait pris la journée et le château ressemblait à une ruine béante plantée d’un pieu géant. Il fallait désormais redresser le tronc d’une trentaine de mètres pour délivrer la bâtisse.

Huc de la Faye jura entre ses dents et se reprit à l’effort, sous le regard inquiet des gens de la maisonnée qui assistaient en priant à l’effrayante manœuvre.

– Il vient, messire, par Dieu, il bouge ! siffla entre ses dents un hercule dont une veine bleue palpitante barrait la tempe.

– Hissez ! Hissez ! ragea Huc en réponse, le teint rouge et l’œil piqué de sueur.

Lentement, comme un mât de navire décroché enfin de ses haubans, le tronc s’éleva sous la cordée des vingt hommes qui reculaient.

– Voltez ! Voltez ! hurla Huc tandis que d’un même élan les bûcherons déviaient l’ascension du chêne pour l’écarter de la bâtisse.

Ils lâchèrent en même temps et leurs cris se mêlèrent au fracas du bois contre la terre détrempée. Huc de la Faye passa une main meurtrie par les fils de chanvre sur son front moite puis félicita d’une accolade le maître bûcheron.

– Beau travail, Béryl, beau travail !

– Par Dieu, il m’aura fait grand-peine et donné grand-soif, répliqua celui-ci en claquant sa langue dans une bouche épaisse.

– Holà du château, s’écria joyeusement Huc, qu’on porte à boire à nos gens, et vite !

Aussitôt, quelques servantes s’enfuirent en relevant leur jupon pour mieux courir, tandis que les hommes s’activaient encore à détacher les cordages, à débarder le tronc et à le rouler vers d’autres, couchés dans le parc du château.

– Triste spectacle ! grogna Béryl en crachant à ses pieds.

Huc se contenta de hocher la tête.

De la splendeur de Vollore, il ne restait ce matin qu’une bâtisse aux vitres brisées et aux jardins aplatis par les dizaines d’arbres déracinés ou déchiquetés. Il en était de même dans tout le pays. La forêt semblait un monceau de bois arrangé pour la flamme, et de nombreuses bâtisses étaient à reconstruire ; sans parler des gens blessés ou tués qu’on avait transportés à l’abbaye du Moutier, miraculeusement épargnée.

Huc de la Faye s’avança au-devant d’un page qui portait gobelets et pichets sur un plateau, et sans autre manière éleva un broc au-dessus de sa bouche pour régaler de vin sa gorge desséchée. Puis il tendit l’anse de terre cuite à Béryl qui l’avait suivi et regardait, envieux, le breuvage rougeoyant tomber dans un bruit de glotte. Il apaisa sa soif de même, tandis que Huc envoyait le restant du service auprès des bûcherons qui n’avaient pris aucun repos.

– Il me faut faire mon rapport, soupira Huc lorsque son comparse renversa son poignet, la cruche vidée.

– Je vous accompagne. Nous ne serons pas trop de deux, remarqua Béryl avec un sourire contraint.

Huc lui rendit grâce de sa sollicitude d’un œil amusé. Ils se connaissaient depuis si longtemps, ces deux-là, qu’ils savaient tous deux le mauvais caractère de leur maître. Mauvais caractère qui ce matin tournait à l’exécrable, au point qu’il avait refusé de se montrer.

– Allons, compère, lança Huc en allongeant son pas vers la partie saine de la bâtisse.

François de Chazeron tournait et retournait dans l’unique pièce aux fenêtres intactes, mains croisées et serrées dans le dos.

– Cessez de geindre, voulez-vous, vous m’exaspérez ! ragea-t-il en se tournant une fois de plus vers sa jeune épouse Antoinette, terrorisée.

Elle avait cru leur dernière heure arrivée cette nuit et s’était réfugiée avec ses chambrières sous l’immense table qui trônait dans le donjon, hurlant de frayeur, écorchant les oreilles des pages terrés dans la cave et de son époux qui avait bravé les éléments depuis la fenêtre de sa tour, au point d’avoir reçu au visage les éclats de verre des vitres lorsque le chêne avait frôlé son repaire.

Antoinette leva les yeux vers son mari dont la figure s’ornait de stries de sang coagulé, et au lieu de s’apaiser éclata en sanglots convulsifs. François sentit la fureur rougir son visage. Il n’en pouvait plus de ces emportements de femelle. Il se força pourtant à se contrôler.

– Nous sommes saufs, Antoinette, alors par Dieu reprenez-vous ! siffla-t-il entre ses dents. Vous avez un rang à tenir, une maisonnée à discipliner ! Il n’est plus l’heure des lamentations, je vous l’assure !

– Je ne me lamente pas, messire, hoqueta Antoinette, je m’efforce de prier, oh oui, je m’efforce... insista la malheureuse dans un nouveau sanglot.

François fondit sur le fauteuil dans lequel elle se tenait. Il s’agrippa à l’accoudoir et planta son visage au-dessus du sien.

– Alors efforcez-vous en silence ! Vous m’empêchez de réfléchir.

Antoinette cacha son nez dans son mouchoir et hocha la tête, les yeux baignés de larmes. Son époux avait raison, pour sûr, mais c’était plus fort qu’elle.

C’est à cet instant que Huc de la Faye et Béryl pénétrèrent dans la pièce. François se tourna d’un bloc et leur fit face. Ils s’attendaient à sa colère, mais étrangement la vision de ces deux hommes l’apaisa. Il se dirigea vers eux d’un pas ferme.

– Vous tombez à point nommé, se contenta-t-il de dire. Suivez-moi !

Et sans un regard pour sa jolie épouse que cette diversion lui permettait d’abandonner, il sortit de la pièce et dirigea son pas vers son cabinet, son prévôt et Béryl sur ses talons.

– Il faudra plusieurs semaines pour remettre la charpente en état, ensuite nous nous occuperons des murs abîmés et des réparations intérieures, conclut Béryl qui venait d’exposer dans le détail les dégâts du château.

– N’oublions pas que de nombreuses routes sont coupées et qu’il va falloir porter secours à tous. Même en activant les meilleurs maîtres d’œuvre, charpentiers, maçons, couvreurs, menuisiers, j’ai peur que cela ne suffise pas pour respecter les délais que l’hiver nous impose.

Le seigneur de Vollore hocha la tête. Tout cela l’ennuyait, mais il n’avait d’autre solution que de se ranger aux côtés des deux hommes dont, depuis quinze années, il ne pouvait que se louer des services.

Puisque seuls Montguerlhe et l’abbaye du Moutier avaient été épargnés par la tempête, il fallait regrouper les malheureux dans ces endroits. Mais il répugnait à partager son habitat avec la populace. Il se tourna vers Huc :

– Qu’en est-il de Thiers ? demanda-t-il.

– La basilique semble en assez bon état, de même que l’église Saint-Jehan-du-Passet et Saint-Genès, au dire de nos messagers.

– Bien, bien. Qu’on répartisse les plus démunis vers ces lieux d’asile. Ils ne seront pas de trop pour prier. Je me réserve Montguerlhe comme il se doit, avec mes gens.

Huc de la Faye s’attendait à cette décision et avait déjà fait avertir son épouse Albérie de préparer les quartiers du seigneur. Malgré lui, pourtant, il ne put s’empêcher de frémir.

Cela faisait quinze années que François de Chazeron n’avait pas remis les pieds à Montguerlhe, comme pour chasser les brumes sordides de cette nuit d’hiver où il avait livré Isabeau à la colère des loups. On n’avait rien retrouvé d’elle au petit jour, et c’était lui, Huc, qui depuis lors payait pour la faute de son maître en protégeant Albérie selon son serment, au point de lui avoir offert le mariage pour la mettre à l’abri de toute concupiscence. Il s’était pris à l’aimer malgré sa réserve, malgré le regard froid et métallique qu’elle posait sur lui depuis ce jour maudit. Il ne se souvenait pas de l’avoir vue sourire en dehors du moment où il lui avait annoncé qu’il ne forcerait jamais sa couche et qu’elle seule déciderait du fruit de leur hymen. Elle ne s’était jamais offerte, il s’était résigné à son rôle de tuteur dans celui d’époux. Il avait craint seulement que François n’exige son droit de seigneur, mais, à l’inverse de son aînée Isabeau, Albérie avait un faciès quelconque que son regard bleu dur rendait plus sauvage encore. François de Chazeron avait béni leur union sans seulement poser de question. Huc se demandait même parfois s’il se rappelait qui était Albérie. François de Chazeron ne s’intéressait qu’à lui.

– Autre chose, Huc ?

La voix du seigneur le tira de sa rêverie. Il s’ébroua vivement.

– Non, messire. Tout sera fait en ce sens d’ici ce soir.

– Bien ! Activez-vous !

Béryl et Huc s’acquittèrent d’une courbette et s’éloignèrent d’un pas vif vers leurs occupations respectives.

À la tombée du jour, une longue caravane de chariots emplis de malles et d’ustensiles quitta le château seigneurial de Vollore pour la place forte de Montguerlhe, François et son épouse en tête de file avec leurs gens.

Albérie se piqua le doigt avec l’aiguille à repriser et étouffa un juron. À côté d’elle, mollement assise sur une chaise à bras ouvragée, Antoinette de Chazeron brodait, ses pensées égarées dans un songe intérieur.

Pour rien au monde la jeune femme n’aurait voulu briser le silence. Albérie répugnait d’avoir à converser avec la châtelaine, même si elle devait lui reconnaître un côté attachant et sympathique. Elle avait choisi de haïr tout ce qui touchait à François de Chazeron et s’appliquait vertueusement à sa tâche depuis quinze années. Elle cachait ses rires et ses moments secrets de bonheur, n’offrant à tous que cette grimace renforcée par l’implacable ironie de son regard métallique. Ainsi, elle se protégeait de la folie des hommes. D’ailleurs, ils ne l’intéressaient pas. Comme sa grand-mère avant elle, elle s’accordait bien mieux avec les loups qu’avec ses semblables.

– J’attends un enfant.

Albérie ne réagit pas tout de suite à l’intonation timide et fluette d’Antoinette. Ce ne fut que lorsqu’elle répéta, après avoir toussoté, qu’Albérie leva la tête, le cœur battant.

– Vraiment ? se contraignit-elle à répondre.

– Je le crois en tous les cas, ajouta Antoinette en se mordant la lèvre, regrettant soudain sa confidence.

Par moments Albérie lui faisait peur, inexplicablement. Elle s’occupait pourtant bien de l’intendance de Montguerlhe, et nul n’avait à redire de son travail ni de son service depuis une semaine qu’ils résidaient en la forteresse. Antoinette avait tenté à plusieurs reprises de percer sa réserve, mais seule la courtoisie berçait leurs échanges, comme si Albérie se forçait à son contact. Sans parler du fait qu’elle s’éloignait systématiquement dès que François s’annonçait dans la pièce où elle se trouvait.

– Notre seigneur doit être fort aise de cette nouvelle, commenta poliment Albérie en piquant l’aiguille suspendue à ses doigts glacés.

– Il l’ignore encore. Il est tellement marpault 7 par ces derniers événements que je n’ose le lui annoncer.

– C’est prudent en effet.

Le ton était sec, trop sec.

– Vous croyez ?

Une lueur de panique voila le visage d’Antoinette, et Albérie regretta aussitôt ses paroles. Adoucissant son visage d’un sourire compatissant, elle rectifia :

– Vous avez été bien éprouvés tous deux depuis la tempête, peut-être vos malaises sont-ils le contrecoup de tout ce remue-ménage, de cette inquiétude légitime et du souci que vous vous faites pour ces malheureux sous vos fenêtres. À mon sens, mieux vaut patienter un peu.

Antoinette la scruta un instant puis hocha la tête. Elle n’avait pas songé à cela.

– Vous avez raison bien sûr. Il est sage d’attendre avant d’affirmer... J’aimerais tant lui donner un fils...

Albérie retint son agacement. Elle refusait d’entendre les gémissements de cette femme. Si sa grossesse devait avorter, elle n’aurait à s’en prendre qu’à son époux, à sa cruauté, à son orgueil, à sa suffisance. La malédiction était sur lui, et elle ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher qu’elle s’accomplisse.

Depuis longtemps les siens attendaient leur vengeance, en mémoire de leur père que François avait fait assassiner, en mémoire de leur famille détruite, contrainte de vivre en recluse, dans le secret.

Albérie déglutit péniblement tant la colère à présent battait ses tempes. Non, Antoinette n’était pas responsable de la tragédie, elle ignorait même ce qui s’était passé, mariée depuis trois mois seulement. On avait rayé leur nom des registres de Fermouly, on avait enterré son père dans la boue des mémoires pour la grandeur du seigneur de Vollore. Alors, comme les siens, François mourrait sans héritier. Et Antoinette serait délivrée tout comme la contrée.

Albérie estima que l’instant était propice à l’échappatoire. Sa fuite passerait pour de la pudeur. Elle posa son ouvrage sur le tabouret à ses côtés et sortit de la pièce, le cœur plus sourd que jamais.

L’espace d’un instant, elle eut envie de fuir loin, très loin de ces murailles qui l’étouffaient, de ses tâches coutumières d’intendante auprès de Huc, du respect que son nom et son titre lui avaient offert au milieu de la garnison et dans le pays. Elle dut s’appuyer de tout son poids contre le mur après avoir refermé la lourde porte. Elle renversa la tête en arrière et planta ses doigts dans les joints creusés, le souffle court. À vingt-six ans, elle se sentait vieille déjà. Si lasse.

Non, la colère n’était pas la seule cause, comprit-elle. La lune serait pleine cette nuit.

Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle connaissait bien cette insidieuse douleur dans ses membres, cette haine bestiale qui l’envahissait peu à peu au fil des heures, jusqu’à la soif de sang dans sa bouche. Alors cela commencerait vraiment, par son ventre d’abord, qui se couvrirait de poils, puis ses pieds et ses mains. Ensuite elle aurait mal, mal à hurler tandis que son corps tout entier se vrillerait, s’étirerait, se modifierait jusqu’à n’avoir plus rien d’humain, sans pour autant lui faire oublier qui elle était et pourquoi.

Albérie enfonça plus avant ses ongles dans la pierre et se rasséréna. Ainsi transformée en louve, elle rejoindrait les siens. Et c’était tout ce qui importait.

Huc de la Faye s’accouda à la croisée à meneaux de la tour carrée, l’œil triste. Le jour déclinait lentement sur Montguerlhe, faisant rougeoyer le point d’eau près duquel paissaient paisiblement les moutons et les vaches. Trop occupé ces dernières semaines à aider Béryl et ses hommes, il en avait presque oublié ce qui l’attendait cette nuit, comme chaque nuit de pleine lune depuis treize ans, depuis qu’il avait découvert le terrible secret de Montguerlhe, et accepté de se taire.

Cette fâcheuse nuit de septembre 1500, après avoir confié Albérie à l’abbé du Moutier, Huc était revenu à Montguerlhe dans l’espoir insensé que, l’orage ayant éloigné les loups, Isabeau aurait survécu. Il s’était précipité sous la pluie battante après s’être avisé que les archers avaient déserté leur poste et François barré sa porte. Mais d’Isabeau, il ne restait au pied des remparts qu’un mantel couvert de sang. Huc avait fouillé les buissons alentour une bonne heure encore puis s’était résigné. François de Chazeron n’avait rien montré au petit matin qui puisse laisser supposer un quelconque remords. Prétextant qu’on l’attendait à Vollore, il fit plier ses affaires et refusa d’en apprendre davantage, ajoutant qu’il n’admettrait plus aucun exorciste dans les environs.

Quelques semaines plus tard, il faisait don à l’abbé du Moutier d’une somme importante pour sa nouvelle chapelle, en mémoire, affirma-t-il, de ceux qui avaient péri des griffes de la bête.

Avec l’arrivée du nouveau siècle, François de Chazeron s’isola dans un mutisme sordide, se désintéressant plus que jamais de ses terres et de ses gens. Il passait son temps enfermé, ne sortant que pour se rendre à Clermont ou à la cour du roi où sa famille avait eu longtemps ses entrées. Nul ne savait ce qu’il concevait dans sa tour ni pourquoi d’étranges fumées nauséabondes piquaient le nez parfois au petit jour. Il recevait quelquefois d’étranges personnages qui voilaient leur identité sous un capuchon large et ne s’attardaient pas plus d’une huitaine.

Huc avait renoncé à lui rendre des comptes et administrait la contrée autant qu’il le pouvait avec l’aide de l’abbé Guillaume de Montboissier. Deux ou trois fois l’an des enfants disparaissaient, sans que l’on parvienne à en retrouvertrace. L’abbé du Moutier alléguait que les montagnes thiernoises étaient traîtresses pour ceux qui s’aventuraient dans leurs forêts, devenant une proie facile pour les loups, qu’il ne fallait pas chercher d’autres explications, et que fréquemment par le passé des faits de ce genre s’étaient produits. Mais Huc n’était pas convaincu. Des rumeurs circulaient parmi les paysans. Des rumeurs prétendant que François faisait commerce avec le diable et qu’il lui offrait leurs enfants en sacrifice. Le prévôt avait du mal à croire à ces superstitions de manants, et cependant quelque chose d’indéfinissable le mettait mal à l’aise chaque fois que son regard effleurait la haute muraille de la tour de Vollore, cette tour fermée à clé dans laquelle son seigneur se terrait.

Il avait fini par rire de ses peurs immatures et ne plus s’occuper que d’Albérie. La contrée était la plupart du temps paisible et le quotidien s’y déroulait sans faillir, au point d’avoir fait oublier la légende du garou.

Et puis ces odieux crimes avaient recommencé. Trois années tout juste après le drame, sur le chemin qui menait à Montguerlhe, une nuit de pleine lune, le lendemain de la mort de Guillaume de Montboissier. Puis la lune suivante, au point que Huc n’avait pu fermer l’œil celle d’après. Albérie venait d’avoir quatorze ans. Huc lui avait offert un bracelet d’argent tressé pour lui montrer son attachement, assorti d’une belle part de tarte aux noisettes. Elle l’avait étrangement jaugé, comme si, derrière sa froide apparence, c’était une autre qui s’enflammait. Elle avait plissé les paupières puis l’avait remercié sobrement avant de tourner les talons, le plantant là, à mi-chemin entre le désir de lui montrer sa tendresse et celui de s’effacer.

Il n’aurait su dire si elle lui avait seulement pardonné ses coups sur l’échine de son père, alors même que lui se les reprochait encore. Il ne comprenait pas davantage qu’hier pourquoi Armand Leterrier y avait succombé. C’était un homme massif et robuste que les travaux pénibles n’effrayaient pas, et lui-même avait retenu son bras autant qu’il pouvait. Comment expliquer à Albérie qu’il n’avait pas voulu la mort de son père, mais seulement obéir à son seigneur de peur d’être châtié à son tour ? Il n’avait pas trouvé les mots. Il avait renoncé, se disant que le temps ferait son œuvre et qu’alors peut-être, s’il l’entourait d’amour, elle parviendrait à oublier. Mais l’enfant n’avait pas oublié. Elle s’était murée dans le silence, s’acquittant des tâches qu’on lui confiait en cuisine, se montrant peu en salle commune où les gardes la taquinaient gentiment pour ne pas risquer de lui déplaire à lui, leur prévôt. Elle n’avait pas revu François de Chazeron, pas demandé si l’on avait retrouvé Isabeau ou sa grand-mère. Seul son regard parlait lorsqu’il croisait le sien, et Huc détournait la tête car, à ce pourquoi permanent, il n’aurait pu répondre que par sa propre colère, son propre ressentiment envers son maître.

Alors, pour la protéger elle aussi de la prétendue bête, il avait décidé d’en finir avec la rumeur qui s’amplifiait alentour, de découvrir la vérité. Il s’était glissé au-dehors, couvert d’un mantel sombre qui le confondait avec l’ombre des nuages sur la forteresse. Il s’était avancé à pas lents, arbalète au poing, rasant les arbres au bord du chemin par lequel arrivaient les voyageurs en route vers Clermont, là où précisément par deux fois le loup avait frappé.

Il n’avait pas eu à attendre longtemps. L’animal avait surgi de nulle part, lui avait-il semblé, pour se planter face à lui, les crocs sortis et la bouche écumante.

Sans hésiter Huc avait bandé son arbalète vers le pelage gris pour mettre fin à la terreur, persuadé que l’animal allait bondir sur lui. Et puis il avait baissé son bras, suffoqué. Là, à quelques pas, une silhouette avait jailli, baignée de clarté lunaire, voûtée et ridée, et s’était avancée vers l’animal qui avait reculé devant l’arme en geignant.

Lorsque bête et humain se furent rejoints, Huc reconnut la face ridée de la Turleteuche ébauchant un rictus de compassion dans sa direction, tandis qu’obstinément il fixait le regard bleu métallique du loup. Puis l’obscurité s’abattit sur cette image et un roulement de tonnerre déchira le silence. Lorsque la lune réapparut entre deux nuages, le chemin était désert et Huc haletait, la gorge sèche et les jambes flageolantes.

Il était resté un long moment à fixer le mouvement des frênes et des châtaigniers que le vent de l’orage approchant faisait onduler des cimes aux troncs, comme pour se bercer après un long cauchemar. Puis, au contact des premières gouttes, il s’était engagé sur le chemin, à découvert cette fois, et était rentré, morne et froid, sans un mot pour la sentinelle qui s’était déclarée bien aise de le savoir vivant.

Il avait gravi les escaliers pour se planter devant la chambre d’Albérie, oscillant d’un pied sur l’autre. Avait-il envie de vérifier ce qu’il avait imaginé avec horreur ? Lorsqu’il fut certain de sa réponse, il poussa la porte épaisse, sûr de la trouver ouverte, et se laissa choir sur le lit, la tête entre ses mains. La pièce était vide, et dans la nuit, au travers des fenêtres ouvertes sur l’orage, un loup hurlait à la mort.

Albérie avait surgi d’un passage à l’intérieur de la cheminée alors que le petit jour dorait le miroir de la coiffeuse face à la fenêtre. Huc n’avait pas dormi. La jouvencelle lui était apparue le visage défait et les yeux cernés. Il s’était mordu la lèvre en se souvenant de ces deux autres matins où il l’avait vue de même. Cette fois cependant, ses yeux rougis indiquaient bien davantage que de la fatigue. Albérie avait pleuré. Alors Huc s’était levé à son approche et spontanément lui avait ouvert ses bras. Elle avait hésité un instant puis s’y était jetée dans un long sanglot.

Ensuite, elle lui avait parlé. Pour la première fois en trois ans, elle avait raconté la triste histoire des siens. L’aïeule, cette sorcière surnommée la Turleteuche que les bourgeois avaient tuée, pratiquait en secret certaines coutumes païennes au moment du solstice d’été, qui consistaient à s’accoupler avec un loup. Sa grand-mère, née de cette union contre nature, avait reçu le pouvoir d’être femme et louve à la fois, et de transmettre à sa descendance le meilleur de ces deux êtres. C’est ainsi qu’avait vécu Amélie Pigerolles, apaisant à chaque pleine lune sa soif de sang sur des chevreuils ou des moutons. Et puis il y avait eu ces crimes qu’on avait imputés au garou gris, et l’erreur qu’elle avait faite, elle, l’enfant de Fermouly, petite fille ignorante de cette malédiction, en attirant vers sa famille la haine de François de Chazeron après avoir aperçu l’animal. C’était elle, Albérie, qui avait causé la perte des siens. Elle avait vécu avec cette culpabilité jusqu’à ces derniers mois où sa grand-mère, qu’elle avait crue morte, s’était montrée à elle au détour d’un sentier, alors qu’elle allait relever des pièges à grives. La Turleteuche l’avait conduite au cœur de la montagne auprès de sa sœur Isabeau qu’elle avait soignée patiemment après le drame, et de l’enfant qu’elle avait mis au monde au milieu des loups le 24 septembre 1501. La Turleteuche lui avait alors confié qu’elle s’éteignait et que c’était elle, Albérie, qui détenait désormais son pouvoir. Isabeau n’avait reçu en héritage qu’une touffe de poils gris sur la nuque, à la base des cheveux, et ne pouvait se transformer, mais elle, Albérie, était de sa race, elle le savait depuis sa naissance, et avec la puberté cela n’allait pas tarder à se manifester. Après s’être réjouie de retrouver sa sœur, sa grand-mère et même cette enfant sauvage, sa nièce Loraline, endormie entre les pattes d’un loup nommé Cythar, Albérie avait été terrorisée, mais la Turleteuche l’avait guidée. Les trois premières fois, elle aurait besoin de sang humain, ensuite la soif s’apaiserait et elle pourrait se contenter d’animaux nobles ou de moutons. Elle n’avait rien à craindre. Désormais, elle avait une famille. Albérie avait fini par se rassurer, malgré cette étrange lueur dans le regard d’Isabeau, cette lueur entre la haine et la folie. Ensuite la Turleteuche lui avait enseigné le secret du souterrain depuis cette pièce jusqu’à la forêt proche.

Huc avait écouté sans broncher, le sang glacé et les poils hérissés sur ses bras qui encerclaient les épaules de son épouse. Elle s’était assise près de lui sur le lit recouvert de peaux de lapin, et l’odeur forte du cuir tanné lui avait renvoyé un instant la vision de cette louve aux babines retroussées.

Comme si elle avait pu lire dans ses pensées, Albérie s’était tournée vers lui et avait planté un regard gêné dans le sien.

– C’est ton odeur, avait-elle dit, ton odeur qui m’a arrêtée. Alors quelque chose de plus fort que l’instinct m’a éloignée. Cette nuit, je suis devenue la Turleteuche à mon tour, gagnant ce surnom de femme-loup que mon aïeule s’était trouvé.

Il y avait eu un silence durant lequel une foule de questions avaient envahi Huc. Il n’en avait posé aucune. Puis la petite voix s’était faite tremblante :

– Tue-moi, avait-elle dit, mais ne livre pas les miens au seigneur de Vollore...

Alors il avait senti son cœur lui faire mal, il lui avait empoigné le visage entre ses larges paumes et, sûr de son fait jusque dans l’âme, avait grommelé avant de l’embrasser sur le front :

– Jamais ! Jamais ! Ma vie durant !

– Messire Huc ?

Huc sursauta. Tout à ses souvenirs, il n’avait pas entendu frapper à la porte, ni la servante toussoter derrière lui.

– Messire Huc ? insista-t-elle tandis qu’il ébrouait sa mémoire et cherchait un sourire.

– C’est messire François. Il vous fait mander partout et semble fort en colère de ne point vous voir à lui, récita-t-elle.

Curieusement, Huc s’en réjouit et partit d’un rire nerveux en emboîtant le pas à la damoiselle. François de Chazeron était de retour à Montguerlhe et quelque chose laissait présumer au prévôt que l’heure des comptes avait sonné.

2.

Antoinette de Chazeron tournait et retournait ses mains blanches l’une dans l’autre pour les réchauffer, sans parvenir toutefois à garder la moindre chaleur dans ses veines. Elle s’était portée au-devant des miséreux, secondant Huc de La Faye et le nouvel abbé du Moutier, Antoine de Colonges, dans la distribution des pains qu’elle avait fait préparer en nombre. Elle s’acquittait de son mieux de cette tâche depuis que, subjuguée par la beauté froide de François de Chazeron, elle s’était attendrie à le laisser demander sa main. Il s’était montré plein d’empressement et de tact durant sa cour, semblant peu intéressé par la parentèle de son père avec le duc de Bourbon et moins encore par sa fortune, tout entier au plaisir de sa compagnie. Antoinette était une jouvencelle de dix-sept ans, et le bonheur la transportait d’être l’épouse de ce fier seigneur.

Il ne lui avait fallu que quelques mois pour déchanter. Le pays thiernois était sinistre, bien loin du faste de Paris. Elle se souvenait de ses troubadours, ses foires, ses saltimbanques, et ses poètes maudits jetant sur la cité un voile d’impertinence par des pamphlets qui tour à tour amusaient et agaçaient la Cour.

Vollore était triste. Elle aurait bien organisé quelques festivités, mais ses proches s’étaient éloignés aux prémices d’un hiver qui emprisonnait le pays thiernois au cœur des volcans d’Auvergne. Son seul moment de bonheur avait été les retrouvailles avec sa mère et ses sœurs, lorsque, lasse des interminables séjours de François dans le donjon dont il lui interdisait l’entrée, elle leur avait rendu visite.

Sitôt revenue pourtant, son époux lui avait interdit de s’absenter à nouveau. Autoritaire et prétentieux, il tenait à ce que les siens l’imaginent satisfaite de son sort. Un soir qu’ils se trouvaient au lit après un bref hymen, Antoinette, se plaignant de son peu d’intérêt, avait vu ses dernières illusions s’envoler.

– Je vous ai épousée, ma dame, pour deux raisons, avait lâché Chazeron. La première pour vos charmes qui donnent à mon tempérament une chance d’asseoir ma lignée, la seconde pour votre fortune et vos relations. Je n’ai à ce jour épuisé ni l’une ni l’autre de vos vertus. Vous comprendrez que je ne puisse vous rendre aux vôtres. Nous n’en parlerons donc plus.

Et il l’avait plantée là, plus seule et désespérée qu’elle ne l’avait jamais été. Depuis, pour s’occuper, elle se perdait en prières et en offices auprès des pauvres, comme ce jourd’hui, alors que le givre collait à sa capuche d’hermine et que ses bottines de cuir écrasaient la gelée blanche sous ses pieds fins.

Elle ne parvenait pas à détourner ses prunelles du dos massif de Huc de la Faye, tandis qu’il se penchait au-dessus des vieillards et des enfants avec une attention et une générosité non feintes, ni à se sentir coupable du désir qui avait grandi en elle depuis qu’ils s’étaient réfugiés à Montguerlhe. À plusieurs reprises, elle s’était interrogée sur le curieux mariage du prévôt. Bien qu’âgé – Huc avait quarante-trois ans –, il avait belle allure avec son visage aux traits réguliers et à la bouche pulpeuse qu’auréolait une abondante chevelure déjà grisonnante. Il ne manquait pas de jouvencelles aux minois rieurs dans le pays, et cependant il avait épousé Albérie, dont elle ne parvenait décidément pas à comprendre l’humeur et qui l’effrayait parfois de manière irraisonnée.

Antoinette la douce, la soumise, la tendre. Ces qualificatifs lui collaient à l’épiderme. Que n’aurait-elle pas donné cependant depuis quelques jours pour se fondre parmi ces miséreux réfugiés dans l’abbaye du Moutier et voir Huc de la Faye s’inquiéter d’elle, de ses tourments et des sentiments qu’elle ne se retenait plus d’éprouver.

Toute à ses pensées adultères, Antoinette laissa échapper un profond soupir qui fit se tourner vers elle le sourire content de Huc, tandis qu’il s’excusait :

– Le froid est vif ce matin. J’irai seul les jours prochains.

– Non !

Elle avait répondu si vite qu’elle se reprit en adoucissant sa voix.

– Non, je tiens à cette tâche, croyez-moi. Je me lamentais sur le triste sort de nos gens, non sur le mien. François m’informe peu du suivi des travaux, comme du reste d’ailleurs, ne put-elle s’empêcher d’ajouter amèrement, et je m’inquiète de savoir quand ces gens retrouveront leur maison.

Huc embrassa sur le front une fillette malingre à laquelle il venait de donner une pomme, puis se releva et entraîna Antoinette dans le jardin dévasté de l’abbaye, laissant derrière lui la cinquantaine de malheureux que les prières ne parvenaient pas plus à réchauffer que les abondantes couvertures.

Lorsqu’ils furent à l’écart du bâtiment, près d’un gros châtaignier aux racines arrachées, il lui fit face gravement :

– L’hiver est à nos portes, ma dame. Béryl intervient partout, dirigeant tous les hommes valides dans les travaux les plus urgents, mais je crains fort que cela soit insuffisant. La vérité, c’est que votre époux concentre sur Vollore la majeure partie de ces vaillants, tant il désespère d’être privé de ses occupations coutumières à Montguerlhe. J’ai peur que beaucoup d’entre eux – il désigna le parvis de la chapelle – ne passent pas l’hiver, dans ces conditions sommaires. Quant à allumer un feu dans la chapelle, il ne faut hélas pas y songer. L’abbé Antoine de Colonges fait de son mieux, mais la règle de son ordre est stricte et il ne peut sans déroger donner plus de confort à ces malheureux quand ses frères sont logés à la même enseigne.

– Mais il s’agit de femmes, d’enfants et de vieillards, s’indigna-t-elle, les yeux embués.

– Il s’agit des plus faibles, Antoinette, répondit Huc d’une voix à peine audible en prenant entre les siennes les douces mains gantées qui tremblaient de colère et de compassion, et de cette impitoyable loi naturelle qui sauvera les plus robustes et donnera aux autres le salut et la paix.

Elle le regarda à travers ses larmes. Pourquoi brusquement eut-elle le sentiment qu’il ne parlait plus de ces réfugiés mais d’elle-même, de sa vie désagrégée, sinistrement inutile ? Oubliant son rang, Antoinette de Chazeron se réfugia contre le pourpoint de cuir épais sous le mantel de laine. Huc jeta un regard alentour pour se garantir de toute indiscrétion puis enserra tendrement la jeune femme dans ses bras, s’enivrant malgré lui de sa silhouette désarmée et fragile, quand il n’apaisait ses désirs charnels qu’en des pratiques solitaires depuis qu’il avait épousé Albérie. Conscient qu’il ne pourrait masquer plus avant son trouble, le prévôt repoussa doucement le corps chaud et éclaircit sa voix dans un toussotement.

– Reprenez-vous, je vous en conjure, ma dame, murmura-t-il ensuite en souriant. Ces gens ne doivent pas se laisser aller au désespoir qui creuserait leur tombe bien plus sûrement que les frimas. C’est dans notre force et notre espoir qu’ils puisent les leurs. Ils ont gardé la foi, ne la perdez pas vous-même. Tenez !

Il lui tendit un mouchoir de toile propre, brodé à ses initiales, qu’il venait d’extirper de sa chemise.

Antoinette s’en saisit en baissant les yeux, coupable autant de sa faiblesse que du plaisir qu’elle avait éprouvé à sentir Huc frémir à son contact. Elle essuya délicatement ses paupières puis se moucha en se détournant pour qu’il ne puisse remarquer le feu de ses joues.

– Si vous voulez forcer la nature et donner une chance à ces malheureux, insista péniblement la voix grave dans son dos, infléchissez les ordres de votre époux à propos des réparations de Vollore. Deux semaines suffiraient, si Béryl pouvait disposer de toute sa main-d’œuvre.

Antoinette eut un spasme amer. Elle se tourna vers lui, un rictus désenchanté aux lèvres :

– Infléchir François ? Mais qui croyez-vous donc que je sois pour imposer ma volonté à mon époux ? Même la dernière des servantes aurait plus de talent que moi pour ce faire. Ce que le seigneur de Vollore veut, il l’obtient, mon ami, et il tient bien davantage à ce qu’il cache en son donjon qu’à ma misérable existence.

Huc réprima un frisson de colère. Il voyait encore le visage d’Isabeau renversé et hagard sur le lit du maître tandis que, implacable, ce dernier lui ordonnait de la sacrifier aux loups. François de Chazeron n’avait pas changé au long de ces quinze années, quand son ressentiment à lui n’avait fait que grandir.

– Vous le haïssez, n’est-ce pas ?

Huc comprit à cette question combien l’expression de son regard avait dû être éloquente. Il étudia une fraction de seconde celui d’Antoinette, mais n’y trouva qu’un éclair de plaisir. Alors il hocha la tête.

– Moi aussi, je crois, ajouta-t-elle en baissant le ton.

Elle soupira profondément.

– Rentrons, voulez-vous ? lui lança-t-elle par-dessus l’épaule, d’une voix lasse.

Huc se contenta de lui emboîter le pas.

– J’attends un enfant !

Antoinette s’était préparée à un commentaire glacé, mais son annonce tomba dans le silence. François de Chazeron ne leva pas seulement le nez de son livre.

« Encore un traité d’alchimie ! » songea-t-elle, amère, en dirigeant son regard vers les flammes de l’âtre pour dissimuler celles de sa colère.

Pour quelle raison puisait-elle en elle, ce soir, toutes les audaces ? Peut-être était-ce ce sentiment, pour la première fois de son existence, d’avoir été véritablement comprise par quelqu’un au point, l’espace d’un instant, d’avoir partagé le même émoi.

Elle avait croisé Albérie en rentrant et ne s’était nullement sentie coupable à son égard, elle l’avait même toisée en lui réclamant un lait chaud, simplement parce qu’il lui avait semblé que Huc était mal à l’aise. Antoinette s’était aussitôt imaginé qu’il éprouvait pour elle bien davantage qu’un désir passager et cela l’avait brusquement rendue sûre d’elle. Albérie n’avait manifesté aucun sentiment, comme à son habitude, comme si rien ni personne ne l’intéressait.

« C’est elle que François aurait dû épouser, se prit à songer Antoinette. Elle est aussi fermée, insensible et égoïste que mon époux ! »

Sur ce constat, elle se laissa aller dans un fauteuil face à François. Il n’avait pas besoin d’elle. Huc si ! Alors elle insista, pour aller jusqu’au bout de sa velléité de rébellion.

– Je vous ai parlé, mon mari !

– Et je vous ai entendue. Bonsoir ! ajouta-t-il pour clore la discussion sans seulement lui jeter un regard.

Antoinette prit une profonde inspiration et, passant outre, poursuivit d’un ton égal.

– Je ne veux pas perdre cet enfant.

– Bien.

Le ton était poli, mais Antoinette perçut une pointe d’agacement.

« Sa lecture doit être importante », comprit-elle. Qu’importe ! Ce qu’elle avait à lui dire aussi. Elle rassembla tout son courage et s’obligea à conserver une voix ferme :

– J’ai demandé à Albérie de me préparer une autre chambre.

Il y eut un nouveau silence. Puis François redressa la tête et elle s’aperçut qu’un bûcher plus ardent encore rougeoyait dans ses yeux. Elle détourna la tête. Elle tremblait.

– Pardon ? demanda-t-il.

– L’apothicaire du Moutier m’a déconseillé toute étreinte durant ma grossesse, il prétend que cela peut entraîner des fausses couches, et je vous l’ai dit, je refuse de courir ce risque, bredouilla Antoinette, le cœur battant si fort qu’elle se demanda si François avait pu l’entendre dans ce vacarme.

– Et s’il me plaît à moi de vous prendre ?

« Non ! rugit en elle une petite voix. Non, je t’interdis de lui céder encore, affronte-le ! Affronte-le », insista la voix qui soudainement eut les accents du prévôt. Retrouvant tout son courage, Antoinette fit face à son époux et le toisa, comme elle avait toisé Albérie tout à l’heure.

– Vous attendrez, messire ! Vous attendrez que j’aie mis votre fils au monde.

Puis adoucissant son ton devant la colère qu’elle voyait monter en lui, elle implora en glissant à ses genoux :

– Je me suis toujours inclinée devant vos désirs. Pas une fois, François, je n’ai tenu tête à vos humeurs, à vos exigences, à vos décisions, essayant d’être à vos côtés la meilleure et la plus dévouée des épouses. Aujourd’hui mes nerfs sont mis à rude épreuve. Ces enfants transis de froid que j’approche chaque jour me font cruellement éprouver le besoin d’être mère. Je me sens si démunie, si fragile ! Vous vouliez une descendance en m’épousant, François, laissez-moi vous la donner. Je vous en prie. Épargnez-moi vos désirs jusqu’au terme, et je saurai me montrer plus aimante que jamais.

Dans le silence qui suivit, le souffle irrégulier de son époux était assourdissant. Il était furieux contre elle, elle le savait, et cependant, refuser sa demande, c’était aller à l’encontre du sens même des raisons de leurs épousailles. Il fallait une descendance au seigneur de Chazeron, et François n’était pas assez stupide pour ne pas se rendre à cette évidence. « Sale orgueil de coq », rumina-t-elle en lui offrant un regard éperdu de tendresse.

– Retirez-vous dans votre chambre, ordonna-t-il enfin, vous ne m’inspirerez guère de désir lorsque vous vous trouverez grosse et que je devrai subir vos malaises et geignements. Je n’aurais pas osé vous rejeter de ma couche mais, puisque vous me le suggérez, j’aurais mauvaise grâce à vous le refuser. Bien évidemment, vous vous doutez qu’une de vos suivantes vous y remplacera, ajouta-t-il, cynique.

– Je saurai m’en accommoder, messire. Vous êtes le maître en cette demeure, conclut-elle obséquieusement, pour dissimuler à la fois le plaisir de sa victoire et le peu d’estime qu’elle lui accordait désormais.

Elle se releva et, parée de son plus gracieux sourire, sortit de la chambre de François pour s’enfermer dans la sienne.

Albérie referma soigneusement la porte derrière elle, comme chaque fois qu’elle découvrait Huc assis sur son lit, à l’attendre. Il avait allumé la flambée dans la cheminée face à sa couche, et la pièce, petite et sobre, se trouvait baignée d’une chaleur douce et lumineuse. Au-dehors des murailles de Montguerlhe un vent vif venu du nord gelait les rigoles où subsistait une eau résiduelle.

Demain, dès l’aube, un givre épais envelopperait les longs doigts des branches encore meurtries par la tempête, donnant à ce paysage de deuil l’allure d’un somptueux ballet d’étoiles. Albérie aimait le silence qui drapait l’azur, durant ces périodes hivernales. Relâchant un peu la tension de ces dernières semaines, depuis qu’elle subissait la présence de François dans ses murs, elle sourit doucement et s’approcha de son époux avec bienveillance.

Huc lui tendit la main et elle vint s’asseoir comme à l’accoutumée à ses côtés, pour nicher son front sur son épaule. Ils restèrent ainsi un moment, bercés par le crépitement du feu qui auréolait les murs d’ombres dansantes. Huc se sentait bien. Il avait eu envie de sa présence, de leur complicité, après avoir tenu Antoinette de Chazeron dans ses bras, sans véritablement ressentir de culpabilité à l’égard du désir qu’il avait éprouvé. L’affection qu’il portait à Albérie était tout autre, quelque chose d’intangible que le poids du secret rendait plus unique encore.

– Je t’aime, Albérie, murmura-t-il spontanément, ému malgré lui par la douceur de l’instant qu’ils volaient au regard des autres, sans espérer toutefois d’autre écho à son aveu que le silence.

Albérie ne s’étendait jamais sur ses sentiments, mais il savait qu’elle l’aimait aussi, malgré tout.

– J’ai besoin de ton aide, Huc.

C’était la première fois. Huc tourna vers elle un visage empreint de surprise. Albérie souriait encore, d’un sourire triste et tendre à la fois. Inhabituel. Huc en ressentit une impression de malaise, malgré le plaisir qu’il éprouvait à cette prière.

– Tout ce que tu voudras, s’entendit-il répondre avec sincérité.

Il avait tant fait pour elle qu’elle n’avait jamais demandé. Pourtant, la nouvelle le poignarda :

– Isabeau est morte !

La voix d’Albérie s’était brisée. Huc déglutit péniblement. Une seule fois en quinze ans, il avait revu Isabeau. Il s’en était allé dans les bois pour tenter de retrouver un de ses chiens qui n’avait pas reparu après une battue au sanglier. Des manants lui avaient affirmé avoir entendu un animal aboyer, non loin de l’endroit où il avait perdu sa trace. C’était le meilleur de ses limiers. Il n’avait pas voulu le laisser à la merci des loups. Brusquement, il avait entendu un rire de femme trop avant dans la forêt pour être de quelque ribaude. Attachant son cheval à un arbre, il s’était approché, en prenant garde, le cœur battant. Au pied de la falaise, une source formait un abreuvoir naturel que la rivière emportait en grossissant vers les terres cultivées. Isabeau s’y baignait avec une enfant rieuse aux longs cheveux noisette et au visage si fin, si puissamment conforme à ses souvenirs, qu’il en avait été bouleversé. Si l’enfant de sept ou huit ans était le portrait de la femme-enfant violée par François de Chazeron, Isabeau quant à elle paraissait une autre, sans âge, le visage durci et les seins violacés, le corps alourdi, usé par les privations. Sur la berge, à quelques mètres d’elles, deux loups veillaient, paisiblement couchés. Huc s’était fait tout petit pendant quelques instants, contemplant leurs jeux et leurs rires, puis, craignant que le vent ne finisse par porter son odeur au-devant des bêtes, il s’était éloigné, le cœur gros. Albérie avait toujours refusé qu’il revoie Isabeau, même après que l’aïeule fut morte en emportant avec elle cette interdiction. Isabeau s’était coupée du monde, persuadée que tous ignoraient qu’elle avait survécu et qu’elle avait donné naissance à l’enfant de Chazeron.

« Elle ne sait pas que tu sais, avait annoncé Albérie gravement, le jour où il avait demandé à lui rendre visite. Ne transgresse jamais son interdit. Isabeau n’est plus celle que tu as connue, Huc. » Huc avait accepté ce choix, sans discuter. Il n’avait jamais raconté à Albérie cette image de bonheur fugace entr’aperçue, car ce jour-là il avait compris combien elle avait raison. Isabeau n’avait plus besoin des hommes.

Et pourtant l’idée de sa mort lui faisait mal, tout comme pendant de longues années lui avait fait mal l’idée de sa survie.

– Quand est-ce arrivé ? se contenta-t-il de répondre, oscillant entre la rage de l’injustice et le réel chagrin qui pesait soudain sur ses épaules.

– Il y a trois jours, au dire de Loraline.

– Juste avant la pleine lune, déglutit Huc. Oh, mon dieu ! Albérie, tu...

Mais Albérie l’empêcha de terminer sa phrase en apposant un doigt glacé sur ses lèvres. Son regard métallique s’ornait de mélancolie.

– J’ai attendu que l’aube me délivre de cette apparence que j’exècre, ensuite j’ai aidé ma nièce à la mettre en terre, au côté de notre grand-mère. C’était un cérémonial étrange. J’ai dû me cacher dans les bois pour que Loraline ne puisse voir la transformation, ainsi que je l’avais promis à ma sœur. C’était la première fois que ce fut aussi douloureux, mais à présent tout va bien pour ma nièce comme pour moi. Je ne veux pas que tu t’inquiètes, Huc de la Faye.

– Pourquoi ne m’as-tu rien dit lorsque tu es revenue de la grotte avant-hier ?

– J’avais besoin de réfléchir et toi de te remettre, comme chaque fois que tu me sais... différente, termina-t-elle en cherchant le mot qui les blesserait le moins tous deux.

Elle savait bien ce qu’il ressentait. Elle-même se faisait horreur en songeant au monstre qui cohabitait avec ce corps de femme à l’intérieur d’elle. Huc se forçait à l’approcher, à la toucher, à l’embrasser chaque lendemain de pleine lune pour qu’elle ne sente pas combien il détestait cette partie d’elle, mais elle était convaincue qu’elle lui répugnait en ces instants autant qu’elle-même se haïssait.

– Je t’ai acceptée telle que tu es, Albérie. Telle que tu es maintenant et à chaque pleine lune. Je voudrais que tu puisses t’en convaincre. Je le voudrais vraiment, murmura Huc en soutenant le regard bleu jusqu’à ce qu’elle le dévie.

Il semblait si sincère, comme chaque fois, qu’elle eut un instant envie de le croire, mais comment pouvait-il l’aimer autant quand elle ne s’aimerait jamais ?

– Pardonne-moi, ne sut-elle que répondre.

Huc s’emporta malgré lui. Il se redressa et marcha à grandes enjambées pour apaiser ses sentiments blessés, jusqu’au feu qu’il aiguillonna.

– C’est ce que tu dis chaque fois, Albérie. Chaque fois ! Je n’ai ni peur ni peine de ce que tu es et je t’aime ainsi. T’ai-je jamais montré de l’aversion ou de la haine ou même de l’indifférence ? N’ai-je pas mérité ta confiance, au contraire ? Je ne t’ai jamais rien demandé ! Je n’ai jamais rien exigé ! Par mon acceptation, je t’appartiens plus que nul autre à son aimée. Alors que dois-je faire ? Que dois-je faire, dis-moi, pour que tu cesses de me demander pardon d’exister ?

Dans le silence qui retomba sur son éclat, Huc s’attarda au pied des flammes, appuyant ses mains larges sur le manteau de la cheminée. Puis il s’avisa qu’Albérie pleurait, silencieusement, pour ne pas le déranger. Alors il oublia ce qu’il venait de dire, parce que Isabeau était morte et qu’Albérie avait besoin de lui. Il traversa la pièce sans réfléchir et, la soulevant dans ses bras, l’emporta devant la fenêtre qu’il ouvrit d’une main vive tandis que son épouse se cachait au creux de son pourpoint de cuir. Il la laissa pleurer, en aspirant violemment le vent glacé qui entrait à pleines volées dans la pièce, devant les flammes revigorées par cet appel d’air, serrant contre la chaleur de son ventre ce corps fragile. Puis il pensa qu’elle allait prendre froid malgré son sang à lui qui bouillonnait. Il repoussa la croisée et s’en alla choir dans un fauteuil, tenant toujours la jeune femme contre lui, telle une enfant. Il la berça doucement et posa les questions qui lui brûlaient le cœur :

– Comment est-ce arrivé ? Qu’attends-tu de moi ?

Albérie ne répondit pas tout de suite. Il était si doux avec elle, si prévenant. Que n’aurait-elle donné pour être humaine ! Humaine seulement. Elle chercha à nouveau ses mots pour ne pas trop en révéler. Elle ne voulait pas le mêler à ce qui allait advenir. Elle devait le protéger comme il l’avait protégée jusqu’à aujourd’hui. Il y avait tant de choses qu’il ignorait encore. Elle se mordit les lèvres amèrement. Si seulement François de Chazeron avait laissé les siens en paix ! Elle ne serait pas obligée de mentir, de tricher avec le seul homme qu’elle aimerait jamais. Elle assura sa voix :

– Une mauvaise chute en revenant vers la grotte. De nombreux arbres se sont agglutinés près de l’accès, emmêlant des pierres et des branches lorsque la tempête les a couchés. Je lui avais recommandé d’être prudente, mais, avec la pluie et le gel, l’endroit était devenu extrêmement dangereux. Elle a agonisé quelques jours avant de s’éteindre. Je n’aurais pas pu la sauver, Huc, même si je m’étais précipitée. Et je ne le pouvais ces jours derniers avec le seigneur de Vollore dans nos murs.

Huc secoua sa belle tête en silence. Quel gâchis, songea-t-il, tandis qu’Albérie poursuivait.

– Bien qu’une messe ait été dite pour elle il y a quinze ans, alors qu’on la croyait perdue, elle est morte sans prêtre à ses côtés, sans confession ni pardon de l’Église. Isabeau était une fervente catholique, Huc, et a élevé sa fille en ce sens, même si elle n’a pas été baptisée. Je voudrais qu’elle repose en paix.

Huc se tourna vers elle avec tendresse et la prit doucement par les épaules.

– Tu as raison, il faut ramener cette enfant chez nous !

– Non !

Albérie hurla presque.

Non, il n’avait rien compris ! Elle se radoucit, mais son expression se fit rude :

– Non, Loraline n’est plus une enfant, Huc, elle a quinze ans et ressemble à s’y méprendre à l’Isabeau que François de Chazeron a connue. Si par malheur il apprenait qu’elle existe, Dieu seul sait ce qu’il adviendrait. Loraline est née au milieu des loups, a grandi avec eux et connaît leur langage. Elle serait brûlée vive, comme une sorcière, comme mon aïeule. Non, Loraline est à sa place, je veillerai sur elle, n’aie crainte. L’abbé Antoine de Colonges avait rencontré Isabeau lorsque grand-mère est morte. J’ai obtenu de lui qu’il sermonne Loraline. J’ai peur qu’elle ne tente quelque action pour venger la mémoire de sa mère. De fait, la présence de Chazeron, ici, à Montguerlhe, la rend hargneuse. Je ne veux pas que l’histoire se répète, Huc. J’ai eu bien trop de mal moi-même à l’oublier. Il m’a fallu treize ans pour apprendre à t’aimer. Pour faire taire en moi la haine et toute idée de vengeance. Aide-moi. Écarte Chazeron de Montguerlhe quelques jours. Le temps pour Antoine de Colonges d’apaiser la peine et la colère de Loraline. Aide-moi !

Huc se rembrunit. L’abbé du Moutier savait ! Il avait rencontré Isabeau alors qu’on lui avait interdit à lui de la revoir ! Cette seule idée le bouleversait, même si une petite voix à l’intérieur de lui murmurait que l’abbé n’avait été appelé qu’à servir sa fonction, rien d’autre. Il se rasséréna. Non, il n’avait pas été trahi et ne pouvait se sentir mis à l’écart. Il avait été le seul à véritablement partager le sort de ces malheureuses, à souffrir de leur croix et à tenter d’adoucir leur châtiment par l’amour qu’il éprouvait pour Albérie.

– M’aideras-tu ? insista la voix d’Albérie qui se rendait bien compte que son aveu l’avait contrarié.

Huc hocha la tête.

– Ce ne sera pas facile. Quelle raison invoquer ? Le seigneur de Chazeron se désintéresse des siens et plus encore de ses gens !

Albérie n’attendait que cela, depuis la tempête, depuis que François de Chazeron était revenu à Montguerlhe et qu’Antoinette portait son enfant.

Avec Isabeau, elles n’avaient cessé de ruminer leur vengeance. C’était devenu soudain si facile, si évident. Chazeron allait payer. Avant de mourir, il souffrirait, harcelé par la peur, sans pouvoir imaginer s’en soulager.

Le cœur brusquement empli d’un sauvage désir de sang, Albérie coula son profond regard métallique dans celui de son époux et lui exposa ses arguments.

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C'était son trésor, le mieux gardé au monde, et lorsque la solitude lui pesait, elle se disait qu'avec cette richesse elle mettrait le monde à ses pieds, dès qu'elle pourrait regagner la surface.

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Ce n’était pas à proprement parler de l’angoisse. Juste une oppression légère qu’il sentait descendre de sa poitrine jusqu’à ses mollets serrés contre les flancs de l’âne. Une de ces sensations qui vous tiennent parfois à la tombée de la nuit, lorsque la lune est ronde et pleine, voilée par intermittence d’une brume noire effilochée par la brise. L’impression que ces tours dont il distinguait la masse noire et imposante sur le roc, juste au bout du chemin, ne parviendraient pas à lui donner refuge.

Alors, pour chasser cet absurde et ridicule frisson, l’abbé Barnabé traça un signe de croix sur son mantel, abaissa son capuchon et posa avec détermination le poing sur le poignard d’argent qu’il portait à la ceinture.

Il se rassura du silence autour de lui, des deux murets dressés à hauteur d’homme sur cette portion de route, qui empêchaient les loups d’attaquer les voyageurs, puis il talonna sa monture fatiguée.

– C’est ici, messire.

François de Chazeron, seigneur de Vollore et de Montguerlhe, glissa de son cheval, l’air bougon. Il n’avait pas desserré les dents depuis que le prévôt l’avait envoyé quérir en sa résidence de Vollore, au matin. Celui-ci, qui réglait pour le compte du seigneur les affaires de justice, n’insista pas et mit pied à terre à son tour. À quelques mètres d’eux, sur le chemin, deux moines s’affairaient en marmonnant, entourés d’une masse grossissante de badauds attirés par l’effrayante découverte.

Le prévôt n’eut pas besoin de faire intervenir la petite troupe de soldats qui les escortait. L’allure impressionnante et arrogante du seigneur de ces lieux les dispersa, la mine rentrée, en prières.

Le supérieur de l’abbaye du Moutier, Guillaume de Montboissier, les accueillit d’un signe de tête auquel François de Chazeron répondit sans plaisir. Les deux hommes étaient en froid depuis que le seigneur avait refusé à l’abbé les fonds nécessaires à la construction d’une nouvelle chapelle, qu’il avait qualifiée d’inutile et de prétentieuse. L’abbé lui en gardait rancune. L’affaire en était là.

Désignant la forme avachie à même la terre battue, le prévôt constata, apitoyé :

– C’est le cinquième...

– Je sais compter, Huc ! coupa sèchement François de Chazeron en écartant du pied le linceul qui masquait pudiquement le cadavre.

– Un loup, de toute évidence, conclut-il.

Huc de la Faye ne discuta pas. Le corps lacéré de coups de griffes, dont le regard vitreux avait gardé l’horreur, parlait de lui-même. Pourtant, il était perplexe. Aucun loup, il en avait la certitude, n’aurait pu franchir les murets érigés en toute hâte depuis la précédente agression, trois mois auparavant.

– Le connaît-on ? interrogea Chazeron.

– C’est un frère exorciste venu de Clermont, répondit Guillaume de Montboissier. Nous lui avions demandé d’enquêter sur ces crimes, mais il n’a, semble-t-il, guère eu plus de chance que son prédécesseur.

François de Chazeron toisa le regard gris de l’abbé du Moutier sans l’infléchir pour autant.

– Vraiment ? ironisa-t-il, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces.

Huc de la Faye s’interposa :

– Vous ne pouvez ignorer la rumeur, messire. Elle s’est nourrie de ces étrangetés, et j’avoue être moi-même perplexe. Pourquoi uniquement des prêtres et chaque fois lorsque la lune est pleine ? J’avais compté sur ces murailles pour museler ces superstitions, elles ne font, par leur inefficacité, que les renforcer.

– Simple coïncidence, trancha François de Chazeron, visiblement agacé.

– Troublantes cependant, vous ne pouvez le nier, renchérit Guillaume.

– Allons, l’abbé, soyons sérieux...

– Regardez cet homme, messire de Chazeron, ordonna Guillaume en tendant le doigt vers le visage bouffi du défunt, regardez et dites-moi si les traits de cet être voué à chasser les démons n’indiquent pas la plus grande des frayeurs, celle d’avoir croisé Satan cette nuit !

François de Chazeron s’attarda non sur le visage qu’on lui désignait avec insistance mais sur le poing fermé du cadavre. Une enjambée lui suffit pour l’atteindre et forcer les doigts à s’ouvrir. Ce qu’il découvrit lui arracha un cri de stupeur. Dans le creux de cette main aux ongles maculés de sang caillé, des poils de loup gris se mélangeaient à de fins et longs cheveux bruns.

Depuis quelques jours, le fond de l’air avait fraîchi sensiblement sans que la forêt qui recouvrait les monts d’Auvergne ait changé de visage. À peine trouvait-on quelques plaques de givre aux cernes des ornières, de Clermont-Ferrand jusqu’à Thiers. Sur les terres duseigneur de Chazeron, décembre s’achevait dans la mollice 1 de cette année 1500, malgré quelques averses subites et froides.

François de Chazeron s’était installé à Montguerlhe, afin d’être au cœur de l’activité déployée par son prévôt. La triste découverte de Huc de la Faye avait assis la superstitieuse rumeur qu’un loup-garou narguait l’Église, en conséquence de quoi il ne pouvait être que Satan lui-même. L’ampleur que prenait cette affaire déplaisait à François.

Orgueilleux, autoritaire et suffisant, ce jeune seigneur de vingt et un ans aspirait davantage à attirer l’attention de ses pairs pour obtenir une charge plus importante, à valoriser ses domaines de Vollore et Montguerlhe, qu’à s’occuper des incertitudes de ses gens.

Pour l’heure, François de Chazeron se rendait avec Huc à la ferme de Fermouly où, deux semaines tout juste après le meurtre de l’abbé Barnabé, une fillette de onze ans avait affirmé avoir vu un loup gris rôder le long des murailles. La ferme se trouvant sur le trajet entre Thiers et Montguerlhe, à peu de distance du lieu de l’agression, le prévôt n’avait voulu écarter aucune hypothèse, même si déjà, à plusieurs reprises, les témoignages spontanés qu’il avait recueillis n’avaient eu d’autre source que l’imagination des manants.

François l’avait accompagné. Cette hypothétique chasse au garou lui permettait au moins de se montrer un peu sur ses terres, ce qu’il avait négligé de faire depuis qu’un nouveau siècle s’annonçait, ouvrant à ses travaux d’alchimiste de passionnantes perspectives. Depuis de longs mois, dans le secret d’une tour du château de Vollore, ses alambics distillaient l’alkaheist, cette pierre philosophale qui changerait le plomb en or et assiérait sa richesse.

Il touchait au but, il le savait, il le sentait. Peu importaient les moyens d’y parvenir. La jouissance qu’il tirait de ses expériences valait tous les sacrifices. Et il ne lui faudrait plus longtemps à présent pour briller à la cour de France.

Or donc, toute cette affaire l’ennuyait, l’éloignait de ses priorités, de son athanor 2 et de ses lubriques satisfactions.

C’est en songeant à ce plaisir frustré qu’il pénétra dans l’enceinte de la ferme de Fermouly où son métayer Armand Leterrier l’attendait. Tandis que le prévôt prenait le témoignage de l’enfant, sa fille cadette au regard d’un bleu métallique, le métayer entreprit de présenter à François les comptes de la ferme.

Tout cela occupa l’esprit du seigneur de Vollore quelque temps ; jusqu’à ce que son œil accroche une silhouette fine et gracieuse qui, de l’autre côté de la fenêtre, dans la cour, distribuait au venant des graisses aux volailles. Un pincement aigu s’immisça dans le creux de ses reins.

– Qui est-ce ? demanda-t-il à brûle-pourpoint au métayer, coupant une phrase emplie de chiffres qu’il ne retint pas.

Armand Leterrier suivit du regard celui de son maître et, fier de son intérêt soudain, répondit sans malice :

– Mon aînée, Isabeau.

– Pardieu mon ami, s’exclama François dont la prunelle s’orna d’un éclair sauvage, elle est bien jolie et délicate. Comment se fait-il que je ne l’aie point vue auparavant ?

– Vous l’avez vue sans doute, messire, mais elle a bigrement changé depuis votre dernière visite. À quinze ans, elle est tout le portrait de sa défunte mère et se comporte comme une vraie dame. Mais elle ne sera bientôt plus de ma maisonnée, puisque je la marie vendredi en quinze au Benoît, le fils du coustelleur 3 de la Grimardie.

– Tu la maries, dis-tu. Sans mon autorisation ?...

Le ton s’était fait sec. Armand se mit à bafouiller en tordant le bonnet qu’il avait posé sur ses genoux au début de l’entretien.

– Que nenni, messire, que nenni ! C’est votre défunt père qui avait béni les fiançailles de ces jouvenceaux voici deux ans et fixé la date des épousailles. J’ignorais qu’il me faudrait votre consentement de surcroît.

– Celui de mon père suffit, s’apaisa François sans pouvoir se détourner des courbes douces d’Isabeau que soulignait une robe d’un sobre vert amande. Mais tu ne voudrais point déplaire à ton seigneur, métayer ?

– Non pour sûr, messire ! Nous ne manquons de rien sur vos terres et je ne saurais me plaindre. Fort au contraire, vous louer me siérait bien, s’empressa Armand, trop heureux d’avoir évité le courroux de Chazeron.

À ces mots, le seigneur de Vollore consentit à détacher son regard de la croisée et le planta dans celui du pauvre hère soudain moins rassuré. Il détacha de sa ceinture une bourse de cuir et fit choir deux pièces d’argent sur la table devant laquelle ils conversaient. Armand roula des yeux ronds tandis qu’elles se stabilisaient entre eux dans un tintement prometteur.

– Tu en feras usage pour ces tourtereaux, mon ami. Prends ! Allons ! Prends, insista François l’œil vicieux.

Armand hésita un instant, puis, incapable de résister, s’empara des écus et s’empourpra.

– Votre Seigneurie est bien bonne pour ces enfants.

– C’est pourquoi je veux être remercié par la gentillesse de ta fille, métayer ! Je l’attendrai au château de Montguerlhe sitôt la cérémonie achevée. J’entends pour ce prix qu’elle soit encore pucelle, cela va sans dire, acheva François, cynique, nullement ému par le visage décomposé d’Armand qui retournait les pièces entre ses doigts comme si elles le brûlaient soudain.

– Oubliez cette enfant, seigneur François, ou de grands malheurs s’abattront sur vos terres, chuchota derrière lui une voix usée.

François de Chazeron se retourna, furieux, et avisa une vieille femme qui, se fondant au noir de l’âtre dans sesvêtements de veuve, n’avait pas attiré son attention lorsqu’il avait pénétré dans la cuisine.

– Qui es-tu pour oser t’élever contre les désirs de ton maître ? gronda François sans aucun respect pour les mains ridées croisées sur un tricot inachevé.

– C’est ma belle-mère, messire, intervint Armand comme pour l’excuser. Il ne faut pas s’inquiéter de ses dires...

– Tais-toi, fils ! Oublies-tu ce que tu me dois ?

L’espace d’une seconde la voix s’était faite grave. Armand tremblait, autant du pouvoir de l’aïeule que du regard noir de son seigneur.

– Je suis Amélie Pigerolles, fille de la Turleteuche, dite la Turleteuche moi-même, prononça l’aïeule comme un défi.

François de Chazeron tiqua. La Turleteuche, cette sorcière que des notables avaient assassinée en 1464, quinze ans avant sa naissance. Si le coupable avait été puni d’un pèlerinage à Saint-Claude auquel il avait apporté un cierge de quatre livres, la malédiction de la malheureuse l’avait rattrapé quelques semaines plus tard. Il était mort le visage boursouflé dans d’atroces souffrances. Plus d’une fois dans son enfance François en avait entendu le récit. Il haïssait les sorcières. Il haïssait ceux qui s’opposaient à lui. Il s’obligea pourtant à radoucir son ton.

– Es-tu sorcière toi aussi ?

– Non point, messire, non point. Seul le surnom m’a été transmis. Mais ne prenez pas à la légère la folie d’une vieille femme...

François éclata d’un rire mauvais. Il lui suffisait de claquer des doigts pour que cette folle termine ses jours dans les flammes. Il se leva et se planta entre eux, fier et rude.

– Je veux le pucelage de cette jouvencelle, métayer, et je l’aurai ! Songe pour les tiens qu’il vaut mieux que ce soit de gré que de force !

Sur ces mots, le seigneur de Vollore sortit d’un pas vif, croisant sans baisser la tête Isabeau qui rentrait en chantonnant et qui s’acquitta d’une révérence.

Isabeau s’écroula en pleurant entre les genoux de sa grand-mère, sans un regard pour son père qui, le nez dans son col, venait de lui ordonner de se soumettre à la volonté de leur seigneur. L’aïeule passa une main fine sur la tresse châtaigne qui ramenait les longs cheveux d’Isabeau sur ses seins hauts et durs.

– Cesse de geindre, fillette, murmura-t-elle, Dieu te sauvera de ce démon.

Isabeau croyait à la fois en Dieu et aux dires de sa grand-mère qui l’avait élevée depuis que sa mère était morte en mettant au monde sa jeune sœur Albérie. Mais elle ne parvenait à chasser de son esprit une crainte qui confinait à l’épouvante.

Dès le lendemain, elle s’en alla trouver Benoît, son promis qu’elle aimait d’amour tendre. Il s’activait à émoudre des couteaux au rouet et fut bien aise d’apercevoir la silhouette d’Isabeau accompagnée de la Mirette, une chienne basse et brune. Lorsqu’il avisa son minois envahi de larmes jusqu’en le vert moussu des yeux, il l’entraîna à l’écart de ses comparses. Là, il reçut son aveu en tremblant. Il resta un moment silencieux, puis, reniflant une rage indomptée, il prit ses mains dans les siennes chaudes et rugueuses. Isabeau se sentit rassérénée, mais cela ne dura pas. Benoît inspira profondément, lutta un instant contre lui-même et lâcha, piteusement.

– Il faut nous soumettre, Isabeau.

Elle voulut se dégager, comme brûlée par ces paroles, mais Benoît resserra son étreinte et, malgré l’extrême pâleur de la jeune fille, poursuivit tristement :

– Tu connais l’usage autant que moi. C’est son droit, Isabeau ; le braver c’est la mort. Le braver, c’est la mort ! répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même.

– Je préfère mourir, alors ! lâcha Isabeau d’une voix blanche. Il est vil et cruel, il me fait horreur, malgré sa prestance !

– Il est le maître, Isabeau. Nous lui appartenons quoi que nous fassions. Nous sommes ses manants. Je te ferai oublier ! Nos enfants te feront oublier !

– Nos enfants, Benoît ?

Isabeau planta son regard désespéré dans celui du coustelleur.

– Comment oublier si je devais porter et nourrir son bâtard ?

– Si tel était le cas, ta grand-mère le ferait partir, cet enfant du démon, siffla Benoît entre ses dents.

Isabeau éclata en sanglots, chercha une nouvelle fois à se dégager, mais Benoît l’attira contre lui.

– Je t’aime, Isabeau. Plus que tout au monde. Mais le braver c’est la mort ! La mort ! répéta-t-il encore.

Depuis son enfance, il n’avait entendu que ces mots, cette phrase essentielle que tout vilain ne devait jamais oublier, cette soumission sans réserve jusqu’au renoncement de sa dignité, de son désir. Et face à elle, il y avait la détresse d’Isabeau, toute la beauté d’Isabeau, toute sa lumière, son rire probablement défunt à jamais, son innocence tollue 4 et, plus que tout, cette confiance qu’il trahissait en la livrant à la perversion de François de Chazeron. Alors, la lèvre gonflée d’avoir mordu sa propre rage, il lâcha dans un souffle :

– Nous fuirons, Isabeau ! Sitôt la bénédiction, nous fuirons. Je te sauverai de lui, mais nous serons perdus.

François de Chazeron éclata en une colère sourde. Il avait attendu Isabeau, s’imaginant avec délectation à quels désirs il allait la soumettre, tant cette damoiselle hantait ses journées maussades. Car, depuis quinze jours, l’enquête sur le garou stagnait. Demain serait la pleine lune, et son prévôt envisageait de tendre un piège à l’animal. François s’était bien gardé de l’en dissuader mais avait prévenu qu’on ne bernait pas Satan et qu’il repartirait pour Vollore quel que soit le dénouement de cette affaire. Or donc, si pour se distraire il participait à des battues avec ses gens d’armes, flambeau au poing, il songeait davantage à la chair tendre d’Isabeau qu’au cuir de loups introuvables.

C’est pourquoi il avait attendu qu’elle vienne s’agenouiller devant lui, sitôt que les cloches de l’église avaient carillonné. Il lui avait concédé le temps de profiter des siens au sortir de l’église devant le banquet que ses écus avaient payé. Mais cela faisait trois heures à présent qu’il avait béni les époux et, au lieu d’Isabeau, c’était Huc de la Faye qui s’était présenté.

– Ils sont introuvables, messire.

– Fais bastonner le père ! Il dira bien où sa fille se cache.

– Il a semblé autant surpris qu’effrayé. D’ailleurs, c’est lui qui est venu me quérir en découvrant que les enfants avaient fui. Je le crois trop lâche pour être dans la manigance.

– Fais-le bastonner tout de même ! gronda François en tapant du poing sur une table qui se trouvait à portée. Et dis-lui que si je ne parviens pas à retrouver son aînée je livrerai sa cadette aux gardes de Montguerlhe. Va ! Et ne t’avise pas de discuter mes ordres. Cette petite peste paiera et si ce n’est elle ce sera quelqu’un des siens !

Huc de la Faye se garda de tout commentaire, mais ce fut sans plaisir qu’il rompit le bâton sur les épaules d’Armand, dans la grande salle du corps de garde.

Il s’était efforcé de retenir ses coups, mais Armand ne se releva pas. Huc fit rapporter le corps à Fermouly et s’inclina respectueusement devant l’aïeule. Elle le fixa sans haine. Peut-être sentit-elle combien il s’écœurait de devoir servir le rejeton indigne des précédents seigneurs de Vollore avec la même dévotion, la même obéissance aveugle.

– Je suis contraint d’emmener Albérie, mais je veillerai à ce qu’aucun mal ne lui soit fait. Vous avez ma parole, murmura-t-il, en se raclant la gorge.

L’aïeule ne répondit rien, ne broncha pas seulement d’un doigt dans le recoin de l’âtre. Elle attendait son heure, l’heure où le monstre de Montguerlhe paierait.

Huc de la Faye prit la main d’Albérie dans la sienne et lui tendit de quoi moucher ses larmes. Un instant l’enfant se rebella, une haine violente dans ses prunelles d’un bleu métallique pour celui qui venait d’assassiner son père ; puis, serrant les dents et rengainant sa rage, elle se laissa conduire vers l’imposante forteresse de pierre.

Ils avaient tout d’abord longé la grand-route pour mettre le plus de distance possible entre François de Chazeron et leur misérable destin. Ils avaient l’un comme l’autre évité de réfléchir, s’enivrant de ce parfum de liberté qui n’était qu’un leurre, nourri depuis deux semaines par la fragile espérance qu’il était possible de lui échapper. Benoît avait dérobé à contrecœur les économies de son père et préparé leurs maigres baluchons, tandis qu’Isabeau donnait le change auprès des siens. Ils espéraient parvenir jusqu’à Lyon et pour ce faire avaient pris les meilleurs ânes de la ferme, qu’ils épuisèrent sur le chemin avant de continuer à travers bois, malgré les loups qui risquaient de les surprendre, malgré les malandrins qui pouvaient les détrousser, malgré leur peur à chaque pas.

Pendant deux heures, ils eurent le sentiment d’être seuls au monde, prisonniers de leur folie et de leur amour, puis Benoît capta le bruit de sabots en nombre. Ils se cachèrent en contrebas de la route et, abandonnant leurs montures, s’enfoncèrent dans les taillis épais. Isabeau ne disait rien, ne se plaignait pas malgré les ronces qui décoiffaient sa tresse et égratignaient ses jambes, malgré les branches rompues qui la faisaient trébucher. Elle allait sans penser, le souffle court, les yeux perdus. Perdus plus encore lorsque les premiers aboiements leur parvinrent aux oreilles.

Ils forcèrent l’allure, passant dans les cours d’eau pour perdre l’odeur que leur sueur excessive renvoyait aux chiens, jusqu’au moment où, éreintée, Isabeau tomba et se mit à pleurer en massant sa cheville. Alors Benoît s’agenouilla auprès d’elle et prit doucement ses lèvres asséchées par la course.

– Sauve-toi, chuchota-t-elle. C’est moi qu’il veut. Il te laissera tranquille.

– Jamais. Le défier c’est mourir, ricana-t-il dans un sanglot retenu.

– Alors ne le laisse pas me prendre, supplia Isabeau tandis que les cris des rabatteurs s’approchaient au milieu des aboiements des chiens.

Benoît déglutit péniblement, chercha dans le regard de son aimée le moindre doute, mais il n’y lut que le reflet de son amour intense et pur.

– Il n’aura aucun de nous vivant, affirma-t-il.

Il se dressa résolument et dégagea le long couteau qu’il avait martelé en songeant à cette dernière extrémité.

– Ferme les yeux, amour, chuchota-t-il.

Isabeau les ferma, mais la mort ne vint pas. Lorsqu’elle les rouvrit au tintement de l’acier sur la pierre, Benoît vacillait sur ses jambes massives, une flèche piquée entre ses omoplates. Isabeau se dressa, hurlant. Derrière Benoît, à quelques mètres, une arbalète à la main, cruel et satisfait, le seigneur de Vollore souriait.

Elle avait cessé de geindre, cessé d’avoir peur, cessé de respirer et de vivre, même si son cœur résolument continuait de battre, ses yeux de voir, et son sang de se mélanger à celui de cet homme.

Elle avait cessé d’être depuis qu’ils avaient pendu Benoît, déjà agonisant, devant ses yeux. Pour l’exemple, avait claironné François de Chazeron. On ne brave pas le seigneur. On ne résiste pas aux droits du seigneur. Benoît s’était laissé mourir tristement, vaincu par l’évidence de sa condition. Résigné dans l’âme, dans les gènes. Il payait. C’était normal.

Mais Isabeau ne parvenait pas à l’admettre. Voilà pourquoi elle était morte en même temps que lui. Elle avait brisé son souffle avec le soubresaut de la corde. Pas de procès, pas de justice. Juste la loi du plus fort. La loi du maître. La loi ignoble de l’orgueil.

Alors, elle avait tout oublié, tout et plus encore. La colère de François, sa perversité, ses yeux fous, ses mains tour à tour douces et brutales, ses ongles carnassiers. Elle n’avait rien senti, rien entendu, rien inspiré. Elle était morte dans le dernier regard de Benoît.

– Vous vouliez un appât pour votre garou ! Qu’on la couvre d’un mantel de moine et la jette sous les tours de Montguerlhe dans la forêt !

Huc de la Faye ravala la colère qui faisait battre son sang depuis qu’il s’était avancé dans la chambre où voilà plus d’une heure que François de Chazeron torturait et violait Isabeau. Comme elle n’avait pas crié, il l’avait cru morte, mais le long des joues blêmes s’épanchaient des larmes silencieuses. Il eut envie de l’emmener loin, de la soigner, tant il se souvenait sans peine de la joyeuse et belle jouvencelle qu’elle avait été avant ce jourd’hui.

Il baissa la tête et se tut. Le braver, c’était la mort. Lui aussi avait compris. Elle méritait de s’endormir à jamais, car il n’imaginait pas que l’on puisse survivre à cela.

S’approchant du lit souillé de sang, il prit le corps nu dans ses bras. Sur le sein gauche d’Isabeau, tuméfié par le fer rougi, le sceau des Chazeron le nargua comme une injure à sa lâcheté. Il se mordit la lèvre pour ne pas crier et sortit de la pièce, pesneux 5 à jamais.

Après avoir ordonné à ses archers plantés au sommet de la tour de guet d’achever Isabeau dès qu’un loup s’approcherait d’elle, il se rendit d’un pas précipité vers les communs où Albérie pleurait dans le giron de Jeanne, l’imposante cuisinière.

Il l’en arracha doucement et parvint à convaincre l’enfant qu’il fallait la mettre hors d’atteinte de la folie du seigneur, tant, au moins, qu’il serait en ces lieux. Au moment de l’emmener à l’abbaye du Moutier, une pensée soudaine arrêta son élan. Et la grand-mère ? Cette Turleteuche que François n’aimait pas ?

Huc de la Faye réprima un juron. Il enleva prestement la fillette et, tandis que François de Chazeron surveillait l’ombre de sa victime du haut de la tour ouest de Montguerlhe, il galopa ventre à terre vers Fermouly pour apaiser ses remords.

Là pourtant, il dut se rendre à l’évidence : aucune trace de l’aïeule, comme si elle avait fini par s’évaporer dans l’angle de l’âtre. En découvrant son tricot à terre, devant la chaise qu’on avait tirée hors du foyer, il crut un instant que François de Chazeron avait devancé son geste, mais il renonça vite à cette idée. Il n’en aurait pas chargé un autre que lui. De plus, il était bien trop occupé à châtier Isabeau pour se préoccuper des siens.

Interrogée, Albérie répliqua d’un sourire méprisant, comme si elle était gardienne d’un secret inviolable. Huc de la Faye n’insista pas. L’aïeule, il en fut convaincu, était en sécurité. Dès lors, il ne songea plus qu’à protéger l’orpheline.

Isabeau n’aurait su dire à quel moment elle avait senti le froid. Ce fut bref et violent à la fois, douloureux, ça oui, infiniment douloureux. Elle leva la tête. Au milieu des nuages noirs qui s’agglutinaient, s’apprêtant à crever sur l’Auvergne, la lune pleine souriait dans son pardon d’albâtre.

Isabeau s’avisa qu’elle se trouvait à plat ventre, dans la boue d’un ruisseau, au-delà de la dernière enceinte du château, sans souvenir autre que les yeux cruels de François au-dessus des siens, tandis qu’il labourait son ventre en grognant.

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Ce n’était pas à proprement parler de l’angoisse. Juste une oppression légère qu’il sentait descendre de sa poitrine jusqu’à ses mollets serrés contre les flancs de l’âne. Une de ces sensations qui vous tiennent parfois à la tombée de la nuit, lorsque la lune est ronde et pleine, voilée par intermittence d’une brume noire effilochée par la brise. L’impression que ces tours dont il distinguait la masse noire et imposante sur le roc, juste au bout du chemin, ne parviendraient pas à lui donner refuge.

Alors, pour chasser cet absurde et ridicule frisson, l’abbé Barnabé traça un signe de croix sur son mantel, abaissa son capuchon et posa avec détermination le poing sur le poignard d’argent qu’il portait à la ceinture.

Il se rassura du silence autour de lui, des deux murets dressés à hauteur d’homme sur cette portion de route, qui empêchaient les loups d’attaquer les voyageurs, puis il talonna sa monture fatiguée.

– C’est ici, messire.

François de Chazeron, seigneur de Vollore et de Montguerlhe, glissa de son cheval, l’air bougon. Il n’avait pas desserré les dents depuis que le prévôt l’avait envoyé quérir en sa résidence de Vollore, au matin. Celui-ci, qui réglait pour le compte du seigneur les affaires de justice, n’insista pas et mit pied à terre à son tour. À quelques mètres d’eux, sur le chemin, deux moines s’affairaient en marmonnant, entourés d’une masse grossissante de badauds attirés par l’effrayante découverte.

Le prévôt n’eut pas besoin de faire intervenir la petite troupe de soldats qui les escortait. L’allure impressionnante et arrogante du seigneur de ces lieux les dispersa, la mine rentrée, en prières.

Le supérieur de l’abbaye du Moutier, Guillaume de Montboissier, les accueillit d’un signe de tête auquel François de Chazeron répondit sans plaisir. Les deux hommes étaient en froid depuis que le seigneur avait refusé à l’abbé les fonds nécessaires à la construction d’une nouvelle chapelle, qu’il avait qualifiée d’inutile et de prétentieuse. L’abbé lui en gardait rancune. L’affaire en était là.

Désignant la forme avachie à même la terre battue, le prévôt constata, apitoyé :

– C’est le cinquième...

– Je sais compter, Huc ! coupa sèchement François de Chazeron en écartant du pied le linceul qui masquait pudiquement le cadavre.

– Un loup, de toute évidence, conclut-il.

Huc de la Faye ne discuta pas. Le corps lacéré de coups de griffes, dont le regard vitreux avait gardé l’horreur, parlait de lui-même. Pourtant, il était perplexe. Aucun loup, il en avait la certitude, n’aurait pu franchir les murets érigés en toute hâte depuis la précédente agression, trois mois auparavant.

– Le connaît-on ? interrogea Chazeron.

– C’est un frère exorciste venu de Clermont, répondit Guillaume de Montboissier. Nous lui avions demandé d’enquêter sur ces crimes, mais il n’a, semble-t-il, guère eu plus de chance que son prédécesseur.

François de Chazeron toisa le regard gris de l’abbé du Moutier sans l’infléchir pour autant.

– Vraiment ? ironisa-t-il, un sourire léger flottant sur ses lèvres minces.

Huc de la Faye s’interposa :

– Vous ne pouvez ignorer la rumeur, messire. Elle s’est nourrie de ces étrangetés, et j’avoue être moi-même perplexe. Pourquoi uniquement des prêtres et chaque fois lorsque la lune est pleine ? J’avais compté sur ces murailles pour museler ces superstitions, elles ne font, par leur inefficacité, que les renforcer.

– Simple coïncidence, trancha François de Chazeron, visiblement agacé.

– Troublantes cependant, vous ne pouvez le nier, renchérit Guillaume.

– Allons, l’abbé, soyons sérieux...

– Regardez cet homme, messire de Chazeron, ordonna Guillaume en tendant le doigt vers le visage bouffi du défunt, regardez et dites-moi si les traits de cet être voué à chasser les démons n’indiquent pas la plus grande des frayeurs, celle d’avoir croisé Satan cette nuit !

François de Chazeron s’attarda non sur le visage qu’on lui désignait avec insistance mais sur le poing fermé du cadavre. Une enjambée lui suffit pour l’atteindre et forcer les doigts à s’ouvrir. Ce qu’il découvrit lui arracha un cri de stupeur. Dans le creux de cette main aux ongles maculés de sang caillé, des poils de loup gris se mélangeaient à de fins et longs cheveux bruns.

Depuis quelques jours, le fond de l’air avait fraîchi sensiblement sans que la forêt qui recouvrait les monts d’Auvergne ait changé de visage. À peine trouvait-on quelques plaques de givre aux cernes des ornières, de Clermont-Ferrand jusqu’à Thiers. Sur les terres duseigneur de Chazeron, décembre s’achevait dans la mollice 1 de cette année 1500, malgré quelques averses subites et froides.

François de Chazeron s’était installé à Montguerlhe, afin d’être au cœur de l’activité déployée par son prévôt. La triste découverte de Huc de la Faye avait assis la superstitieuse rumeur qu’un loup-garou narguait l’Église, en conséquence de quoi il ne pouvait être que Satan lui-même. L’ampleur que prenait cette affaire déplaisait à François.

Orgueilleux, autoritaire et suffisant, ce jeune seigneur de vingt et un ans aspirait davantage à attirer l’attention de ses pairs pour obtenir une charge plus importante, à valoriser ses domaines de Vollore et Montguerlhe, qu’à s’occuper des incertitudes de ses gens.

Pour l’heure, François de Chazeron se rendait avec Huc à la ferme de Fermouly où, deux semaines tout juste après le meurtre de l’abbé Barnabé, une fillette de onze ans avait affirmé avoir vu un loup gris rôder le long des murailles. La ferme se trouvant sur le trajet entre Thiers et Montguerlhe, à peu de distance du lieu de l’agression, le prévôt n’avait voulu écarter aucune hypothèse, même si déjà, à plusieurs reprises, les témoignages spontanés qu’il avait recueillis n’avaient eu d’autre source que l’imagination des manants.

François l’avait accompagné. Cette hypothétique chasse au garou lui permettait au moins de se montrer un peu sur ses terres, ce qu’il avait négligé de faire depuis qu’un nouveau siècle s’annonçait, ouvrant à ses travaux d’alchimiste de passionnantes perspectives. Depuis de longs mois, dans le secret d’une tour du château de Vollore, ses alambics distillaient l’alkaheist, cette pierre philosophale qui changerait le plomb en or et assiérait sa richesse.

Il touchait au but, il le savait, il le sentait. Peu importaient les moyens d’y parvenir. La jouissance qu’il tirait de ses expériences valait tous les sacrifices. Et il ne lui faudrait plus longtemps à présent pour briller à la cour de France.

Or donc, toute cette affaire l’ennuyait, l’éloignait de ses priorités, de son athanor 2 et de ses lubriques satisfactions.

C’est en songeant à ce plaisir frustré qu’il pénétra dans l’enceinte de la ferme de Fermouly où son métayer Armand Leterrier l’attendait. Tandis que le prévôt prenait le témoignage de l’enfant, sa fille cadette au regard d’un bleu métallique, le métayer entreprit de présenter à François les comptes de la ferme.

Tout cela occupa l’esprit du seigneur de Vollore quelque temps ; jusqu’à ce que son œil accroche une silhouette fine et gracieuse qui, de l’autre côté de la fenêtre, dans la cour, distribuait au venant des graisses aux volailles. Un pincement aigu s’immisça dans le creux de ses reins.

– Qui est-ce ? demanda-t-il à brûle-pourpoint au métayer, coupant une phrase emplie de chiffres qu’il ne retint pas.

Armand Leterrier suivit du regard celui de son maître et, fier de son intérêt soudain, répondit sans malice :

– Mon aînée, Isabeau.

– Pardieu mon ami, s’exclama François dont la prunelle s’orna d’un éclair sauvage, elle est bien jolie et délicate. Comment se fait-il que je ne l’aie point vue auparavant ?

– Vous l’avez vue sans doute, messire, mais elle a bigrement changé depuis votre dernière visite. À quinze ans, elle est tout le portrait de sa défunte mère et se comporte comme une vraie dame. Mais elle ne sera bientôt plus de ma maisonnée, puisque je la marie vendredi en quinze au Benoît, le fils du coustelleur 3 de la Grimardie.

– Tu la maries, dis-tu. Sans mon autorisation ?...

Le ton s’était fait sec. Armand se mit à bafouiller en tordant le bonnet qu’il avait posé sur ses genoux au début de l’entretien.

– Que nenni, messire, que nenni ! C’est votre défunt père qui avait béni les fiançailles de ces jouvenceaux voici deux ans et fixé la date des épousailles. J’ignorais qu’il me faudrait votre consentement de surcroît.

– Celui de mon père suffit, s’apaisa François sans pouvoir se détourner des courbes douces d’Isabeau que soulignait une robe d’un sobre vert amande. Mais tu ne voudrais point déplaire à ton seigneur, métayer ?

– Non pour sûr, messire ! Nous ne manquons de rien sur vos terres et je ne saurais me plaindre. Fort au contraire, vous louer me siérait bien, s’empressa Armand, trop heureux d’avoir évité le courroux de Chazeron.

À ces mots, le seigneur de Vollore consentit à détacher son regard de la croisée et le planta dans celui du pauvre hère soudain moins rassuré. Il détacha de sa ceinture une bourse de cuir et fit choir deux pièces d’argent sur la table devant laquelle ils conversaient. Armand roula des yeux ronds tandis qu’elles se stabilisaient entre eux dans un tintement prometteur.

– Tu en feras usage pour ces tourtereaux, mon ami. Prends ! Allons ! Prends, insista François l’œil vicieux.

Armand hésita un instant, puis, incapable de résister, s’empara des écus et s’empourpra.

– Votre Seigneurie est bien bonne pour ces enfants.

– C’est pourquoi je veux être remercié par la gentillesse de ta fille, métayer ! Je l’attendrai au château de Montguerlhe sitôt la cérémonie achevée. J’entends pour ce prix qu’elle soit encore pucelle, cela va sans dire, acheva François, cynique, nullement ému par le visage décomposé d’Armand qui retournait les pièces entre ses doigts comme si elles le brûlaient soudain.

– Oubliez cette enfant, seigneur François, ou de grands malheurs s’abattront sur vos terres, chuchota derrière lui une voix usée.

François de Chazeron se retourna, furieux, et avisa une vieille femme qui, se fondant au noir de l’âtre dans sesvêtements de veuve, n’avait pas attiré son attention lorsqu’il avait pénétré dans la cuisine.

– Qui es-tu pour oser t’élever contre les désirs de ton maître ? gronda François sans aucun respect pour les mains ridées croisées sur un tricot inachevé.

– C’est ma belle-mère, messire, intervint Armand comme pour l’excuser. Il ne faut pas s’inquiéter de ses dires...

– Tais-toi, fils ! Oublies-tu ce que tu me dois ?

L’espace d’une seconde la voix s’était faite grave. Armand tremblait, autant du pouvoir de l’aïeule que du regard noir de son seigneur.

– Je suis Amélie Pigerolles, fille de la Turleteuche, dite la Turleteuche moi-même, prononça l’aïeule comme un défi.

François de Chazeron tiqua. La Turleteuche, cette sorcière que des notables avaient assassinée en 1464, quinze ans avant sa naissance. Si le coupable avait été puni d’un pèlerinage à Saint-Claude auquel il avait apporté un cierge de quatre livres, la malédiction de la malheureuse l’avait rattrapé quelques semaines plus tard. Il était mort le visage boursouflé dans d’atroces souffrances. Plus d’une fois dans son enfance François en avait entendu le récit. Il haïssait les sorcières. Il haïssait ceux qui s’opposaient à lui. Il s’obligea pourtant à radoucir son ton.

– Es-tu sorcière toi aussi ?

– Non point, messire, non point. Seul le surnom m’a été transmis. Mais ne prenez pas à la légère la folie d’une vieille femme...

François éclata d’un rire mauvais. Il lui suffisait de claquer des doigts pour que cette folle termine ses jours dans les flammes. Il se leva et se planta entre eux, fier et rude.

– Je veux le pucelage de cette jouvencelle, métayer, et je l’aurai ! Songe pour les tiens qu’il vaut mieux que ce soit de gré que de force !

Sur ces mots, le seigneur de Vollore sortit d’un pas vif, croisant sans baisser la tête Isabeau qui rentrait en chantonnant et qui s’acquitta d’une révérence.

Isabeau s’écroula en pleurant entre les genoux de sa grand-mère, sans un regard pour son père qui, le nez dans son col, venait de lui ordonner de se soumettre à la volonté de leur seigneur. L’aïeule passa une main fine sur la tresse châtaigne qui ramenait les longs cheveux d’Isabeau sur ses seins hauts et durs.

– Cesse de geindre, fillette, murmura-t-elle, Dieu te sauvera de ce démon.

Isabeau croyait à la fois en Dieu et aux dires de sa grand-mère qui l’avait élevée depuis que sa mère était morte en mettant au monde sa jeune sœur Albérie. Mais elle ne parvenait à chasser de son esprit une crainte qui confinait à l’épouvante.

Dès le lendemain, elle s’en alla trouver Benoît, son promis qu’elle aimait d’amour tendre. Il s’activait à émoudre des couteaux au rouet et fut bien aise d’apercevoir la silhouette d’Isabeau accompagnée de la Mirette, une chienne basse et brune. Lorsqu’il avisa son minois envahi de larmes jusqu’en le vert moussu des yeux, il l’entraîna à l’écart de ses comparses. Là, il reçut son aveu en tremblant. Il resta un moment silencieux, puis, reniflant une rage indomptée, il prit ses mains dans les siennes chaudes et rugueuses. Isabeau se sentit rassérénée, mais cela ne dura pas. Benoît inspira profondément, lutta un instant contre lui-même et lâcha, piteusement.

– Il faut nous soumettre, Isabeau.

Elle voulut se dégager, comme brûlée par ces paroles, mais Benoît resserra son étreinte et, malgré l’extrême pâleur de la jeune fille, poursuivit tristement :

– Tu connais l’usage autant que moi. C’est son droit, Isabeau ; le braver c’est la mort. Le braver, c’est la mort ! répéta-t-il comme pour se convaincre lui-même.

– Je préfère mourir, alors ! lâcha Isabeau d’une voix blanche. Il est vil et cruel, il me fait horreur, malgré sa prestance !

– Il est le maître, Isabeau. Nous lui appartenons quoi que nous fassions. Nous sommes ses manants. Je te ferai oublier ! Nos enfants te feront oublier !

– Nos enfants, Benoît ?

Isabeau planta son regard désespéré dans celui du coustelleur.

– Comment oublier si je devais porter et nourrir son bâtard ?

– Si tel était le cas, ta grand-mère le ferait partir, cet enfant du démon, siffla Benoît entre ses dents.

Isabeau éclata en sanglots, chercha une nouvelle fois à se dégager, mais Benoît l’attira contre lui.

– Je t’aime, Isabeau. Plus que tout au monde. Mais le braver c’est la mort ! La mort ! répéta-t-il encore.

Depuis son enfance, il n’avait entendu que ces mots, cette phrase essentielle que tout vilain ne devait jamais oublier, cette soumission sans réserve jusqu’au renoncement de sa dignité, de son désir. Et face à elle, il y avait la détresse d’Isabeau, toute la beauté d’Isabeau, toute sa lumière, son rire probablement défunt à jamais, son innocence tollue 4 et, plus que tout, cette confiance qu’il trahissait en la livrant à la perversion de François de Chazeron. Alors, la lèvre gonflée d’avoir mordu sa propre rage, il lâcha dans un souffle :

– Nous fuirons, Isabeau ! Sitôt la bénédiction, nous fuirons. Je te sauverai de lui, mais nous serons perdus.

François de Chazeron éclata en une colère sourde. Il avait attendu Isabeau, s’imaginant avec délectation à quels désirs il allait la soumettre, tant cette damoiselle hantait ses journées maussades. Car, depuis quinze jours, l’enquête sur le garou stagnait. Demain serait la pleine lune, et son prévôt envisageait de tendre un piège à l’animal. François s’était bien gardé de l’en dissuader mais avait prévenu qu’on ne bernait pas Satan et qu’il repartirait pour Vollore quel que soit le dénouement de cette affaire. Or donc, si pour se distraire il participait à des battues avec ses gens d’armes, flambeau au poing, il songeait davantage à la chair tendre d’Isabeau qu’au cuir de loups introuvables.

C’est pourquoi il avait attendu qu’elle vienne s’agenouiller devant lui, sitôt que les cloches de l’église avaient carillonné. Il lui avait concédé le temps de profiter des siens au sortir de l’église devant le banquet que ses écus avaient payé. Mais cela faisait trois heures à présent qu’il avait béni les époux et, au lieu d’Isabeau, c’était Huc de la Faye qui s’était présenté.

– Ils sont introuvables, messire.

– Fais bastonner le père ! Il dira bien où sa fille se cache.

– Il a semblé autant surpris qu’effrayé. D’ailleurs, c’est lui qui est venu me quérir en découvrant que les enfants avaient fui. Je le crois trop lâche pour être dans la manigance.

– Fais-le bastonner tout de même ! gronda François en tapant du poing sur une table qui se trouvait à portée. Et dis-lui que si je ne parviens pas à retrouver son aînée je livrerai sa cadette aux gardes de Montguerlhe. Va ! Et ne t’avise pas de discuter mes ordres. Cette petite peste paiera et si ce n’est elle ce sera quelqu’un des siens !

Huc de la Faye se garda de tout commentaire, mais ce fut sans plaisir qu’il rompit le bâton sur les épaules d’Armand, dans la grande salle du corps de garde.

Il s’était efforcé de retenir ses coups, mais Armand ne se releva pas. Huc fit rapporter le corps à Fermouly et s’inclina respectueusement devant l’aïeule. Elle le fixa sans haine. Peut-être sentit-elle combien il s’écœurait de devoir servir le rejeton indigne des précédents seigneurs de Vollore avec la même dévotion, la même obéissance aveugle.

– Je suis contraint d’emmener Albérie, mais je veillerai à ce qu’aucun mal ne lui soit fait. Vous avez ma parole, murmura-t-il, en se raclant la gorge.

L’aïeule ne répondit rien, ne broncha pas seulement d’un doigt dans le recoin de l’âtre. Elle attendait son heure, l’heure où le monstre de Montguerlhe paierait.

Huc de la Faye prit la main d’Albérie dans la sienne et lui tendit de quoi moucher ses larmes. Un instant l’enfant se rebella, une haine violente dans ses prunelles d’un bleu métallique pour celui qui venait d’assassiner son père ; puis, serrant les dents et rengainant sa rage, elle se laissa conduire vers l’imposante forteresse de pierre.

Ils avaient tout d’abord longé la grand-route pour mettre le plus de distance possible entre François de Chazeron et leur misérable destin. Ils avaient l’un comme l’autre évité de réfléchir, s’enivrant de ce parfum de liberté qui n’était qu’un leurre, nourri depuis deux semaines par la fragile espérance qu’il était possible de lui échapper. Benoît avait dérobé à contrecœur les économies de son père et préparé leurs maigres baluchons, tandis qu’Isabeau donnait le change auprès des siens. Ils espéraient parvenir jusqu’à Lyon et pour ce faire avaient pris les meilleurs ânes de la ferme, qu’ils épuisèrent sur le chemin avant de continuer à travers bois, malgré les loups qui risquaient de les surprendre, malgré les malandrins qui pouvaient les détrousser, malgré leur peur à chaque pas.

Pendant deux heures, ils eurent le sentiment d’être seuls au monde, prisonniers de leur folie et de leur amour, puis Benoît capta le bruit de sabots en nombre. Ils se cachèrent en contrebas de la route et, abandonnant leurs montures, s’enfoncèrent dans les taillis épais. Isabeau ne disait rien, ne se plaignait pas malgré les ronces qui décoiffaient sa tresse et égratignaient ses jambes, malgré les branches rompues qui la faisaient trébucher. Elle allait sans penser, le souffle court, les yeux perdus. Perdus plus encore lorsque les premiers aboiements leur parvinrent aux oreilles.

Ils forcèrent l’allure, passant dans les cours d’eau pour perdre l’odeur que leur sueur excessive renvoyait aux chiens, jusqu’au moment où, éreintée, Isabeau tomba et se mit à pleurer en massant sa cheville. Alors Benoît s’agenouilla auprès d’elle et prit doucement ses lèvres asséchées par la course.

– Sauve-toi, chuchota-t-elle. C’est moi qu’il veut. Il te laissera tranquille.

– Jamais. Le défier c’est mourir, ricana-t-il dans un sanglot retenu.

– Alors ne le laisse pas me prendre, supplia Isabeau tandis que les cris des rabatteurs s’approchaient au milieu des aboiements des chiens.

Benoît déglutit péniblement, chercha dans le regard de son aimée le moindre doute, mais il n’y lut que le reflet de son amour intense et pur.

– Il n’aura aucun de nous vivant, affirma-t-il.

Il se dressa résolument et dégagea le long couteau qu’il avait martelé en songeant à cette dernière extrémité.

– Ferme les yeux, amour, chuchota-t-il.

Isabeau les ferma, mais la mort ne vint pas. Lorsqu’elle les rouvrit au tintement de l’acier sur la pierre, Benoît vacillait sur ses jambes massives, une flèche piquée entre ses omoplates. Isabeau se dressa, hurlant. Derrière Benoît, à quelques mètres, une arbalète à la main, cruel et satisfait, le seigneur de Vollore souriait.

Elle avait cessé de geindre, cessé d’avoir peur, cessé de respirer et de vivre, même si son cœur résolument continuait de battre, ses yeux de voir, et son sang de se mélanger à celui de cet homme.

Elle avait cessé d’être depuis qu’ils avaient pendu Benoît, déjà agonisant, devant ses yeux. Pour l’exemple, avait claironné François de Chazeron. On ne brave pas le seigneur. On ne résiste pas aux droits du seigneur. Benoît s’était laissé mourir tristement, vaincu par l’évidence de sa condition. Résigné dans l’âme, dans les gènes. Il payait. C’était normal.

Mais Isabeau ne parvenait pas à l’admettre. Voilà pourquoi elle était morte en même temps que lui. Elle avait brisé son souffle avec le soubresaut de la corde. Pas de procès, pas de justice. Juste la loi du plus fort. La loi du maître. La loi ignoble de l’orgueil.

Alors, elle avait tout oublié, tout et plus encore. La colère de François, sa perversité, ses yeux fous, ses mains tour à tour douces et brutales, ses ongles carnassiers. Elle n’avait rien senti, rien entendu, rien inspiré. Elle était morte dans le dernier regard de Benoît.

– Vous vouliez un appât pour votre garou ! Qu’on la couvre d’un mantel de moine et la jette sous les tours de Montguerlhe dans la forêt !

Huc de la Faye ravala la colère qui faisait battre son sang depuis qu’il s’était avancé dans la chambre où voilà plus d’une heure que François de Chazeron torturait et violait Isabeau. Comme elle n’avait pas crié, il l’avait cru morte, mais le long des joues blêmes s’épanchaient des larmes silencieuses. Il eut envie de l’emmener loin, de la soigner, tant il se souvenait sans peine de la joyeuse et belle jouvencelle qu’elle avait été avant ce jourd’hui.

Il baissa la tête et se tut. Le braver, c’était la mort. Lui aussi avait compris. Elle méritait de s’endormir à jamais, car il n’imaginait pas que l’on puisse survivre à cela.

S’approchant du lit souillé de sang, il prit le corps nu dans ses bras. Sur le sein gauche d’Isabeau, tuméfié par le fer rougi, le sceau des Chazeron le nargua comme une injure à sa lâcheté. Il se mordit la lèvre pour ne pas crier et sortit de la pièce, pesneux 5 à jamais.

Après avoir ordonné à ses archers plantés au sommet de la tour de guet d’achever Isabeau dès qu’un loup s’approcherait d’elle, il se rendit d’un pas précipité vers les communs où Albérie pleurait dans le giron de Jeanne, l’imposante cuisinière.

Il l’en arracha doucement et parvint à convaincre l’enfant qu’il fallait la mettre hors d’atteinte de la folie du seigneur, tant, au moins, qu’il serait en ces lieux. Au moment de l’emmener à l’abbaye du Moutier, une pensée soudaine arrêta son élan. Et la grand-mère ? Cette Turleteuche que François n’aimait pas ?

Huc de la Faye réprima un juron. Il enleva prestement la fillette et, tandis que François de Chazeron surveillait l’ombre de sa victime du haut de la tour ouest de Montguerlhe, il galopa ventre à terre vers Fermouly pour apaiser ses remords.

Là pourtant, il dut se rendre à l’évidence : aucune trace de l’aïeule, comme si elle avait fini par s’évaporer dans l’angle de l’âtre. En découvrant son tricot à terre, devant la chaise qu’on avait tirée hors du foyer, il crut un instant que François de Chazeron avait devancé son geste, mais il renonça vite à cette idée. Il n’en aurait pas chargé un autre que lui. De plus, il était bien trop occupé à châtier Isabeau pour se préoccuper des siens.

Interrogée, Albérie répliqua d’un sourire méprisant, comme si elle était gardienne d’un secret inviolable. Huc de la Faye n’insista pas. L’aïeule, il en fut convaincu, était en sécurité. Dès lors, il ne songea plus qu’à protéger l’orpheline.

Isabeau n’aurait su dire à quel moment elle avait senti le froid. Ce fut bref et violent à la fois, douloureux, ça oui, infiniment douloureux. Elle leva la tête. Au milieu des nuages noirs qui s’agglutinaient, s’apprêtant à crever sur l’Auvergne, la lune pleine souriait dans son pardon d’albâtre.

Isabeau s’avisa qu’elle se trouvait à plat ventre, dans la boue d’un ruisseau, au-delà de la dernière enceinte du château, sans souvenir autre que les yeux cruels de François au-dessus des siens, tandis qu’il labourait son ventre en grognant.

Ce fut cette douleur-là qui la ramena à la vie. Au même instant, un éclair zébra la nuit furieuse, illuminant une ouverture dans la paroi montagneuse. Et presque aussitôt, l’averse s’abattit sur ses plaies, comme pour nettoyer l’injure. Elle eut encore l’impression d’être cassée, brisée, ravagée de toutes parts, mais peu lui importait.

Tandis que ses doigts accrochaient la boue pour ramper vers l’asile de la grotte entr’aperçue, un seul mot, un seul, apaisa ses blessures.

Vengeance. Vengeance.

Lorsqu’un hurlement sauvage attira son attention, François de Chazeron, que la pluie avait ramené vers l’intérieur de la tour du guet, se précipita pour tenter de forcer l’obscurité de son œil pervers, mais il ne vit rien que la forêt battue par la colère de l’orage.

Il rentra, satisfait néanmoins d’avoir joui de son caprice. Dès demain, il regagnerait Vollore. Il passa une main dégagée sur ses vêtements ruisselants et ouvrit des yeux ronds. Là dans sa paume, parmi les cheveux bruns d’Isabeau, tristes vestiges de sa cruauté, des poils de loup gris le narguaient de leur diabolique présence.

1.

On aurait dit que l’obscurité tout entière était aspirée dans un tourbillon de craquements, de gémissements, de ruissellements et de heurts. Comme s’il fallait qu’il ne reste plus rien d’entier, de solide sur cette terre inondée depuis de longues semaines.

Le vent s’était levé vers vêpres, alors que la nuit accrochait sereinement quelques étoiles sur son mantel. Puis les nuages les avaient couvertes à leur tour, et nul alors n’avait osé braver la colère du Tout-Puissant.

Les loups s’étaient terrés au plus secret de la montagne thiernoise et aucun humain n’avait plus relevé la tête de son chapelet, tremblant jusqu’au creux de ses reins à chaque déchirure.

La tempête avait régné, cette nuit d’octobre 1515. Quelques semaines seulement après la bataille de Marignan qui avait vu la victoire du jeune roi de France, François Ier, sur le duc de Milan.

– Hissez ! Allons, hissez, que diable ! s’emporta Huc de la Faye.

Il cracha dans ses paumes rugueuses et prêta main-forte aux manants et aux bûcherons qui s’arquèrent de toutes leurs forces sur la corde de chanvre épaisse enroulée autour de l’arbre, dans l’espoir de faire enfin bouger le colosse de bois. Ils étaient vingt, les plus costauds du pays, à œuvrer depuis l’aube, dégageant les toits acravantés 6 par des branches ou des troncs entiers, mais celui-ci était d’une autre trempe. Le vieux chêne, plusieurs fois centenaire, s’était abattu sur une des tours du château de Vollore, balayant sans vergogne toitures et charpentes dans un fracas assourdissant. Ébrancher le vénérable avait pris la journée et le château ressemblait à une ruine béante plantée d’un pieu géant. Il fallait désormais redresser le tronc d’une trentaine de mètres pour délivrer la bâtisse.

Huc de la Faye jura entre ses dents et se reprit à l’effort, sous le regard inquiet des gens de la maisonnée qui assistaient en priant à l’effrayante manœuvre.

– Il vient, messire, par Dieu, il bouge ! siffla entre ses dents un hercule dont une veine bleue palpitante barrait la tempe.

– Hissez ! Hissez ! ragea Huc en réponse, le teint rouge et l’œil piqué de sueur.

Lentement, comme un mât de navire décroché enfin de ses haubans, le tronc s’éleva sous la cordée des vingt hommes qui reculaient.

– Voltez ! Voltez ! hurla Huc tandis que d’un même élan les bûcherons déviaient l’ascension du chêne pour l’écarter de la bâtisse.

Ils lâchèrent en même temps et leurs cris se mêlèrent au fracas du bois contre la terre détrempée. Huc de la Faye passa une main meurtrie par les fils de chanvre sur son front moite puis félicita d’une accolade le maître bûcheron.

– Beau travail, Béryl, beau travail !

– Par Dieu, il m’aura fait grand-peine et donné grand-soif, répliqua celui-ci en claquant sa langue dans une bouche épaisse.

– Holà du château, s’écria joyeusement Huc, qu’on porte à boire à nos gens, et vite !

Aussitôt, quelques servantes s’enfuirent en relevant leur jupon pour mieux courir, tandis que les hommes s’activaient encore à détacher les cordages, à débarder le tronc et à le rouler vers d’autres, couchés dans le parc du château.

– Triste spectacle ! grogna Béryl en crachant à ses pieds.

Huc se contenta de hocher la tête.

De la splendeur de Vollore, il ne restait ce matin qu’une bâtisse aux vitres brisées et aux jardins aplatis par les dizaines d’arbres déracinés ou déchiquetés. Il en était de même dans tout le pays. La forêt semblait un monceau de bois arrangé pour la flamme, et de nombreuses bâtisses étaient à reconstruire ; sans parler des gens blessés ou tués qu’on avait transportés à l’abbaye du Moutier, miraculeusement épargnée.

Huc de la Faye s’avança au-devant d’un page qui portait gobelets et pichets sur un plateau, et sans autre manière éleva un broc au-dessus de sa bouche pour régaler de vin sa gorge desséchée. Puis il tendit l’anse de terre cuite à Béryl qui l’avait suivi et regardait, envieux, le breuvage rougeoyant tomber dans un bruit de glotte. Il apaisa sa soif de même, tandis que Huc envoyait le restant du service auprès des bûcherons qui n’avaient pris aucun repos.

– Il me faut faire mon rapport, soupira Huc lorsque son comparse renversa son poignet, la cruche vidée.

– Je vous accompagne. Nous ne serons pas trop de deux, remarqua Béryl avec un sourire contraint.

Huc lui rendit grâce de sa sollicitude d’un œil amusé. Ils se connaissaient depuis si longtemps, ces deux-là, qu’ils savaient tous deux le mauvais caractère de leur maître. Mauvais caractère qui ce matin tournait à l’exécrable, au point qu’il avait refusé de se montrer.

– Allons, compère, lança Huc en allongeant son pas vers la partie saine de la bâtisse.

François de Chazeron tournait et retournait dans l’unique pièce aux fenêtres intactes, mains croisées et serrées dans le dos.

– Cessez de geindre, voulez-vous, vous m’exaspérez ! ragea-t-il en se tournant une fois de plus vers sa jeune épouse Antoinette, terrorisée.

Elle avait cru leur dernière heure arrivée cette nuit et s’était réfugiée avec ses chambrières sous l’immense table qui trônait dans le donjon, hurlant de frayeur, écorchant les oreilles des pages terrés dans la cave et de son époux qui avait bravé les éléments depuis la fenêtre de sa tour, au point d’avoir reçu au visage les éclats de verre des vitres lorsque le chêne avait frôlé son repaire.

Antoinette leva les yeux vers son mari dont la figure s’ornait de stries de sang coagulé, et au lieu de s’apaiser éclata en sanglots convulsifs. François sentit la fureur rougir son visage. Il n’en pouvait plus de ces emportements de femelle. Il se força pourtant à se contrôler.

– Nous sommes saufs, Antoinette, alors par Dieu reprenez-vous ! siffla-t-il entre ses dents. Vous avez un rang à tenir, une maisonnée à discipliner ! Il n’est plus l’heure des lamentations, je vous l’assure !

– Je ne me lamente pas, messire, hoqueta Antoinette, je m’efforce de prier, oh oui, je m’efforce... insista la malheureuse dans un nouveau sanglot.

François fondit sur le fauteuil dans lequel elle se tenait. Il s’agrippa à l’accoudoir et planta son visage au-dessus du sien.

– Alors efforcez-vous en silence ! Vous m’empêchez de réfléchir.

Antoinette cacha son nez dans son mouchoir et hocha la tête, les yeux baignés de larmes. Son époux avait raison, pour sûr, mais c’était plus fort qu’elle.

C’est à cet instant que Huc de la Faye et Béryl pénétrèrent dans la pièce. François se tourna d’un bloc et leur fit face. Ils s’attendaient à sa colère, mais étrangement la vision de ces deux hommes l’apaisa. Il se dirigea vers eux d’un pas ferme.

– Vous tombez à point nommé, se contenta-t-il de dire. Suivez-moi !

Et sans un regard pour sa jolie épouse que cette diversion lui permettait d’abandonner, il sortit de la pièce et dirigea son pas vers son cabinet, son prévôt et Béryl sur ses talons.

– Il faudra plusieurs semaines pour remettre la charpente en état, ensuite nous nous occuperons des murs abîmés et des réparations intérieures, conclut Béryl qui venait d’exposer dans le détail les dégâts du château.

– N’oublions pas que de nombreuses routes sont coupées et qu’il va falloir porter secours à tous. Même en activant les meilleurs maîtres d’œuvre, charpentiers, maçons, couvreurs, menuisiers, j’ai peur que cela ne suffise pas pour respecter les délais que l’hiver nous impose.

Le seigneur de Vollore hocha la tête. Tout cela l’ennuyait, mais il n’avait d’autre solution que de se ranger aux côtés des deux hommes dont, depuis quinze années, il ne pouvait que se louer des services.

Puisque seuls Montguerlhe et l’abbaye du Moutier avaient été épargnés par la tempête, il fallait regrouper les malheureux dans ces endroits. Mais il répugnait à partager son habitat avec la populace. Il se tourna vers Huc :

– Qu’en est-il de Thiers ? demanda-t-il.

– La basilique semble en assez bon état, de même que l’église Saint-Jehan-du-Passet et Saint-Genès, au dire de nos messagers.

– Bien, bien. Qu’on répartisse les plus démunis vers ces lieux d’asile. Ils ne seront pas de trop pour prier. Je me réserve Montguerlhe comme il se doit, avec mes gens.

Huc de la Faye s’attendait à cette décision et avait déjà fait avertir son épouse Albérie de préparer les quartiers du seigneur. Malgré lui, pourtant, il ne put s’empêcher de frémir.

Cela faisait quinze années que François de Chazeron n’avait pas remis les pieds à Montguerlhe, comme pour chasser les brumes sordides de cette nuit d’hiver où il avait livré Isabeau à la colère des loups. On n’avait rien retrouvé d’elle au petit jour, et c’était lui, Huc, qui depuis lors payait pour la faute de son maître en protégeant Albérie selon son serment, au point de lui avoir offert le mariage pour la mettre à l’abri de toute concupiscence. Il s’était pris à l’aimer malgré sa réserve, malgré le regard froid et métallique qu’elle posait sur lui depuis ce jour maudit. Il ne se souvenait pas de l’avoir vue sourire en dehors du moment où il lui avait annoncé qu’il ne forcerait jamais sa couche et qu’elle seule déciderait du fruit de leur hymen. Elle ne s’était jamais offerte, il s’était résigné à son rôle de tuteur dans celui d’époux. Il avait craint seulement que François n’exige son droit de seigneur, mais, à l’inverse de son aînée Isabeau, Albérie avait un faciès quelconque que son regard bleu dur rendait plus sauvage encore. François de Chazeron avait béni leur union sans seulement poser de question. Huc se demandait même parfois s’il se rappelait qui était Albérie. François de Chazeron ne s’intéressait qu’à lui.

– Autre chose, Huc ?

La voix du seigneur le tira de sa rêverie. Il s’ébroua vivement.

– Non, messire. Tout sera fait en ce sens d’ici ce soir.

– Bien ! Activez-vous !

Béryl et Huc s’acquittèrent d’une courbette et s’éloignèrent d’un pas vif vers leurs occupations respectives.

À la tombée du jour, une longue caravane de chariots emplis de malles et d’ustensiles quitta le château seigneurial de Vollore pour la place forte de Montguerlhe, François et son épouse en tête de file avec leurs gens.

Albérie se piqua le doigt avec l’aiguille à repriser et étouffa un juron. À côté d’elle, mollement assise sur une chaise à bras ouvragée, Antoinette de Chazeron brodait, ses pensées égarées dans un songe intérieur.

Pour rien au monde la jeune femme n’aurait voulu briser le silence. Albérie répugnait d’avoir à converser avec la châtelaine, même si elle devait lui reconnaître un côté attachant et sympathique. Elle avait choisi de haïr tout ce qui touchait à François de Chazeron et s’appliquait vertueusement à sa tâche depuis quinze années. Elle cachait ses rires et ses moments secrets de bonheur, n’offrant à tous que cette grimace renforcée par l’implacable ironie de son regard métallique. Ainsi, elle se protégeait de la folie des hommes. D’ailleurs, ils ne l’intéressaient pas. Comme sa grand-mère avant elle, elle s’accordait bien mieux avec les loups qu’avec ses semblables.

– J’attends un enfant.

Albérie ne réagit pas tout de suite à l’intonation timide et fluette d’Antoinette. Ce ne fut que lorsqu’elle répéta, après avoir toussoté, qu’Albérie leva la tête, le cœur battant.

– Vraiment ? se contraignit-elle à répondre.

– Je le crois en tous les cas, ajouta Antoinette en se mordant la lèvre, regrettant soudain sa confidence.

Par moments Albérie lui faisait peur, inexplicablement. Elle s’occupait pourtant bien de l’intendance de Montguerlhe, et nul n’avait à redire de son travail ni de son service depuis une semaine qu’ils résidaient en la forteresse. Antoinette avait tenté à plusieurs reprises de percer sa réserve, mais seule la courtoisie berçait leurs échanges, comme si Albérie se forçait à son contact. Sans parler du fait qu’elle s’éloignait systématiquement dès que François s’annonçait dans la pièce où elle se trouvait.

– Notre seigneur doit être fort aise de cette nouvelle, commenta poliment Albérie en piquant l’aiguille suspendue à ses doigts glacés.

– Il l’ignore encore. Il est tellement marpault 7 par ces derniers événements que je n’ose le lui annoncer.

– C’est prudent en effet.

Le ton était sec, trop sec.

– Vous croyez ?

Une lueur de panique voila le visage d’Antoinette, et Albérie regretta aussitôt ses paroles. Adoucissant son visage d’un sourire compatissant, elle rectifia :

– Vous avez été bien éprouvés tous deux depuis la tempête, peut-être vos malaises sont-ils le contrecoup de tout ce remue-ménage, de cette inquiétude légitime et du souci que vous vous faites pour ces malheureux sous vos fenêtres. À mon sens, mieux vaut patienter un peu.

Antoinette la scruta un instant puis hocha la tête. Elle n’avait pas songé à cela.

– Vous avez raison bien sûr. Il est sage d’attendre avant d’affirmer... J’aimerais tant lui donner un fils...

Albérie retint son agacement. Elle refusait d’entendre les gémissements de cette femme. Si sa grossesse devait avorter, elle n’aurait à s’en prendre qu’à son époux, à sa cruauté, à son orgueil, à sa suffisance. La malédiction était sur lui, et elle ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher qu’elle s’accomplisse.

Depuis longtemps les siens attendaient leur vengeance, en mémoire de leur père que François avait fait assassiner, en mémoire de leur famille détruite, contrainte de vivre en recluse, dans le secret.

Albérie déglutit péniblement tant la colère à présent battait ses tempes. Non, Antoinette n’était pas responsable de la tragédie, elle ignorait même ce qui s’était passé, mariée depuis trois mois seulement. On avait rayé leur nom des registres de Fermouly, on avait enterré son père dans la boue des mémoires pour la grandeur du seigneur de Vollore. Alors, comme les siens, François mourrait sans héritier. Et Antoinette serait délivrée tout comme la contrée.

Albérie estima que l’instant était propice à l’échappatoire. Sa fuite passerait pour de la pudeur. Elle posa son ouvrage sur le tabouret à ses côtés et sortit de la pièce, le cœur plus sourd que jamais.

L’espace d’un instant, elle eut envie de fuir loin, très loin de ces murailles qui l’étouffaient, de ses tâches coutumières d’intendante auprès de Huc, du respect que son nom et son titre lui avaient offert au milieu de la garnison et dans le pays. Elle dut s’appuyer de tout son poids contre le mur après avoir refermé la lourde porte. Elle renversa la tête en arrière et planta ses doigts dans les joints creusés, le souffle court. À vingt-six ans, elle se sentait vieille déjà. Si lasse.

Non, la colère n’était pas la seule cause, comprit-elle. La lune serait pleine cette nuit.

Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle connaissait bien cette insidieuse douleur dans ses membres, cette haine bestiale qui l’envahissait peu à peu au fil des heures, jusqu’à la soif de sang dans sa bouche. Alors cela commencerait vraiment, par son ventre d’abord, qui se couvrirait de poils, puis ses pieds et ses mains. Ensuite elle aurait mal, mal à hurler tandis que son corps tout entier se vrillerait, s’étirerait, se modifierait jusqu’à n’avoir plus rien d’humain, sans pour autant lui faire oublier qui elle était et pourquoi.

Albérie enfonça plus avant ses ongles dans la pierre et se rasséréna. Ainsi transformée en louve, elle rejoindrait les siens. Et c’était tout ce qui importait.

Huc de la Faye s’accouda à la croisée à meneaux de la tour carrée, l’œil triste. Le jour déclinait lentement sur Montguerlhe, faisant rougeoyer le point d’eau près duquel paissaient paisiblement les moutons et les vaches. Trop occupé ces dernières semaines à aider Béryl et ses hommes, il en avait presque oublié ce qui l’attendait cette nuit, comme chaque nuit de pleine lune depuis treize ans, depuis qu’il avait découvert le terrible secret de Montguerlhe, et accepté de se taire.

Cette fâcheuse nuit de septembre 1500, après avoir confié Albérie à l’abbé du Moutier, Huc était revenu à Montguerlhe dans l’espoir insensé que, l’orage ayant éloigné les loups, Isabeau aurait survécu. Il s’était précipité sous la pluie battante après s’être avisé que les archers avaient déserté leur poste et François barré sa porte. Mais d’Isabeau, il ne restait au pied des remparts qu’un mantel couvert de sang. Huc avait fouillé les buissons alentour une bonne heure encore puis s’était résigné. François de Chazeron n’avait rien montré au petit matin qui puisse laisser supposer un quelconque remords. Prétextant qu’on l’attendait à Vollore, il fit plier ses affaires et refusa d’en apprendre davantage, ajoutant qu’il n’admettrait plus aucun exorciste dans les environs.

Quelques semaines plus tard, il faisait don à l’abbé du Moutier d’une somme importante pour sa nouvelle chapelle, en mémoire, affirma-t-il, de ceux qui avaient péri des griffes de la bête.

Avec l’arrivée du nouveau siècle, François de Chazeron s’isola dans un mutisme sordide, se désintéressant plus que jamais de ses terres et de ses gens. Il passait son temps enfermé, ne sortant que pour se rendre à Clermont ou à la cour du roi où sa famille avait eu longtemps ses entrées. Nul ne savait ce qu’il concevait dans sa tour ni pourquoi d’étranges fumées nauséabondes piquaient le nez parfois au petit jour. Il recevait quelquefois d’étranges personnages qui voilaient leur identité sous un capuchon large et ne s’attardaient pas plus d’une huitaine.

Huc avait renoncé à lui rendre des comptes et administrait la contrée autant qu’il le pouvait avec l’aide de l’abbé Guillaume de Montboissier. Deux ou trois fois l’an des enfants disparaissaient, sans que l’on parvienne à en retrouvertrace. L’abbé du Moutier alléguait que les montagnes thiernoises étaient traîtresses pour ceux qui s’aventuraient dans leurs forêts, devenant une proie facile pour les loups, qu’il ne fallait pas chercher d’autres explications, et que fréquemment par le passé des faits de ce genre s’étaient produits. Mais Huc n’était pas convaincu. Des rumeurs circulaient parmi les paysans. Des rumeurs prétendant que François faisait commerce avec le diable et qu’il lui offrait leurs enfants en sacrifice. Le prévôt avait du mal à croire à ces superstitions de manants, et cependant quelque chose d’indéfinissable le mettait mal à l’aise chaque fois que son regard effleurait la haute muraille de la tour de Vollore, cette tour fermée à clé dans laquelle son seigneur se terrait.

Il avait fini par rire de ses peurs immatures et ne plus s’occuper que d’Albérie. La contrée était la plupart du temps paisible et le quotidien s’y déroulait sans faillir, au point d’avoir fait oublier la légende du garou.

Et puis ces odieux crimes avaient recommencé. Trois années tout juste après le drame, sur le chemin qui menait à Montguerlhe, une nuit de pleine lune, le lendemain de la mort de Guillaume de Montboissier. Puis la lune suivante, au point que Huc n’avait pu fermer l’œil celle d’après. Albérie venait d’avoir quatorze ans. Huc lui avait offert un bracelet d’argent tressé pour lui montrer son attachement, assorti d’une belle part de tarte aux noisettes. Elle l’avait étrangement jaugé, comme si, derrière sa froide apparence, c’était une autre qui s’enflammait. Elle avait plissé les paupières puis l’avait remercié sobrement avant de tourner les talons, le plantant là, à mi-chemin entre le désir de lui montrer sa tendresse et celui de s’effacer.

Il n’aurait su dire si elle lui avait seulement pardonné ses coups sur l’échine de son père, alors même que lui se les reprochait encore. Il ne comprenait pas davantage qu’hier pourquoi Armand Leterrier y avait succombé. C’était un homme massif et robuste que les travaux pénibles n’effrayaient pas, et lui-même avait retenu son bras autant qu’il pouvait. Comment expliquer à Albérie qu’il n’avait pas voulu la mort de son père, mais seulement obéir à son seigneur de peur d’être châtié à son tour ? Il n’avait pas trouvé les mots. Il avait renoncé, se disant que le temps ferait son œuvre et qu’alors peut-être, s’il l’entourait d’amour, elle parviendrait à oublier. Mais l’enfant n’avait pas oublié. Elle s’était murée dans le silence, s’acquittant des tâches qu’on lui confiait en cuisine, se montrant peu en salle commune où les gardes la taquinaient gentiment pour ne pas risquer de lui déplaire à lui, leur prévôt. Elle n’avait pas revu François de Chazeron, pas demandé si l’on avait retrouvé Isabeau ou sa grand-mère. Seul son regard parlait lorsqu’il croisait le sien, et Huc détournait la tête car, à ce pourquoi permanent, il n’aurait pu répondre que par sa propre colère, son propre ressentiment envers son maître.

Alors, pour la protéger elle aussi de la prétendue bête, il avait décidé d’en finir avec la rumeur qui s’amplifiait alentour, de découvrir la vérité. Il s’était glissé au-dehors, couvert d’un mantel sombre qui le confondait avec l’ombre des nuages sur la forteresse. Il s’était avancé à pas lents, arbalète au poing, rasant les arbres au bord du chemin par lequel arrivaient les voyageurs en route vers Clermont, là où précisément par deux fois le loup avait frappé.

Il n’avait pas eu à attendre longtemps. L’animal avait surgi de nulle part, lui avait-il semblé, pour se planter face à lui, les crocs sortis et la bouche écumante.

Sans hésiter Huc avait bandé son arbalète vers le pelage gris pour mettre fin à la terreur, persuadé que l’animal allait bondir sur lui. Et puis il avait baissé son bras, suffoqué. Là, à quelques pas, une silhouette avait jailli, baignée de clarté lunaire, voûtée et ridée, et s’était avancée vers l’animal qui avait reculé devant l’arme en geignant.

Lorsque bête et humain se furent rejoints, Huc reconnut la face ridée de la Turleteuche ébauchant un rictus de compassion dans sa direction, tandis qu’obstinément il fixait le regard bleu métallique du loup. Puis l’obscurité s’abattit sur cette image et un roulement de tonnerre déchira le silence. Lorsque la lune réapparut entre deux nuages, le chemin était désert et Huc haletait, la gorge sèche et les jambes flageolantes.

Il était resté un long moment à fixer le mouvement des frênes et des châtaigniers que le vent de l’orage approchant faisait onduler des cimes aux troncs, comme pour se bercer après un long cauchemar. Puis, au contact des premières gouttes, il s’était engagé sur le chemin, à découvert cette fois, et était rentré, morne et froid, sans un mot pour la sentinelle qui s’était déclarée bien aise de le savoir vivant.

Il avait gravi les escaliers pour se planter devant la chambre d’Albérie, oscillant d’un pied sur l’autre. Avait-il envie de vérifier ce qu’il avait imaginé avec horreur ? Lorsqu’il fut certain de sa réponse, il poussa la porte épaisse, sûr de la trouver ouverte, et se laissa choir sur le lit, la tête entre ses mains. La pièce était vide, et dans la nuit, au travers des fenêtres ouvertes sur l’orage, un loup hurlait à la mort.

Albérie avait surgi d’un passage à l’intérieur de la cheminée alors que le petit jour dorait le miroir de la coiffeuse face à la fenêtre. Huc n’avait pas dormi. La jouvencelle lui était apparue le visage défait et les yeux cernés. Il s’était mordu la lèvre en se souvenant de ces deux autres matins où il l’avait vue de même. Cette fois cependant, ses yeux rougis indiquaient bien davantage que de la fatigue. Albérie avait pleuré. Alors Huc s’était levé à son approche et spontanément lui avait ouvert ses bras. Elle avait hésité un instant puis s’y était jetée dans un long sanglot.

Ensuite, elle lui avait parlé. Pour la première fois en trois ans, elle avait raconté la triste histoire des siens. L’aïeule, cette sorcière surnommée la Turleteuche que les bourgeois avaient tuée, pratiquait en secret certaines coutumes païennes au moment du solstice d’été, qui consistaient à s’accoupler avec un loup. Sa grand-mère, née de cette union contre nature, avait reçu le pouvoir d’être femme et louve à la fois, et de transmettre à sa descendance le meilleur de ces deux êtres. C’est ainsi qu’avait vécu Amélie Pigerolles, apaisant à chaque pleine lune sa soif de sang sur des chevreuils ou des moutons. Et puis il y avait eu ces crimes qu’on avait imputés au garou gris, et l’erreur qu’elle avait faite, elle, l’enfant de Fermouly, petite fille ignorante de cette malédiction, en attirant vers sa famille la haine de François de Chazeron après avoir aperçu l’animal. C’était elle, Albérie, qui avait causé la perte des siens. Elle avait vécu avec cette culpabilité jusqu’à ces derniers mois où sa grand-mère, qu’elle avait crue morte, s’était montrée à elle au détour d’un sentier, alors qu’elle allait relever des pièges à grives. La Turleteuche l’avait conduite au cœur de la montagne auprès de sa sœur Isabeau qu’elle avait soignée patiemment après le drame, et de l’enfant qu’elle avait mis au monde au milieu des loups le 24 septembre 1501. La Turleteuche lui avait alors confié qu’elle s’éteignait et que c’était elle, Albérie, qui détenait désormais son pouvoir. Isabeau n’avait reçu en héritage qu’une touffe de poils gris sur la nuque, à la base des cheveux, et ne pouvait se transformer, mais elle, Albérie, était de sa race, elle le savait depuis sa naissance, et avec la puberté cela n’allait pas tarder à se manifester. Après s’être réjouie de retrouver sa sœur, sa grand-mère et même cette enfant sauvage, sa nièce Loraline, endormie entre les pattes d’un loup nommé Cythar, Albérie avait été terrorisée, mais la Turleteuche l’avait guidée. Les trois premières fois, elle aurait besoin de sang humain, ensuite la soif s’apaiserait et elle pourrait se contenter d’animaux nobles ou de moutons. Elle n’avait rien à craindre. Désormais, elle avait une famille. Albérie avait fini par se rassurer, malgré cette étrange lueur dans le regard d’Isabeau, cette lueur entre la haine et la folie. Ensuite la Turleteuche lui avait enseigné le secret du souterrain depuis cette pièce jusqu’à la forêt proche.

Huc avait écouté sans broncher, le sang glacé et les poils hérissés sur ses bras qui encerclaient les épaules de son épouse. Elle s’était assise près de lui sur le lit recouvert de peaux de lapin, et l’odeur forte du cuir tanné lui avait renvoyé un instant la vision de cette louve aux babines retroussées.

Comme si elle avait pu lire dans ses pensées, Albérie s’était tournée vers lui et avait planté un regard gêné dans le sien.

– C’est ton odeur, avait-elle dit, ton odeur qui m’a arrêtée. Alors quelque chose de plus fort que l’instinct m’a éloignée. Cette nuit, je suis devenue la Turleteuche à mon tour, gagnant ce surnom de femme-loup que mon aïeule s’était trouvé.

Il y avait eu un silence durant lequel une foule de questions avaient envahi Huc. Il n’en avait posé aucune. Puis la petite voix s’était faite tremblante :

– Tue-moi, avait-elle dit, mais ne livre pas les miens au seigneur de Vollore...

Alors il avait senti son cœur lui faire mal, il lui avait empoigné le visage entre ses larges paumes et, sûr de son fait jusque dans l’âme, avait grommelé avant de l’embrasser sur le front :

– Jamais ! Jamais ! Ma vie durant !

– Messire Huc ?

Huc sursauta. Tout à ses souvenirs, il n’avait pas entendu frapper à la porte, ni la servante toussoter derrière lui.

– Messire Huc ? insista-t-elle tandis qu’il ébrouait sa mémoire et cherchait un sourire.

– C’est messire François. Il vous fait mander partout et semble fort en colère de ne point vous voir à lui, récita-t-elle.

Curieusement, Huc s’en réjouit et partit d’un rire nerveux en emboîtant le pas à la damoiselle. François de Chazeron était de retour à Montguerlhe et quelque chose laissait présumer au prévôt que l’heure des comptes avait sonné.

2.

Antoinette de Chazeron tournait et retournait ses mains blanches l’une dans l’autre pour les réchauffer, sans parvenir toutefois à garder la moindre chaleur dans ses veines. Elle s’était portée au-devant des miséreux, secondant Huc de La Faye et le nouvel abbé du Moutier, Antoine de Colonges, dans la distribution des pains qu’elle avait fait préparer en nombre. Elle s’acquittait de son mieux de cette tâche depuis que, subjuguée par la beauté froide de François de Chazeron, elle s’était attendrie à le laisser demander sa main. Il s’était montré plein d’empressement et de tact durant sa cour, semblant peu intéressé par la parentèle de son père avec le duc de Bourbon et moins encore par sa fortune, tout entier au plaisir de sa compagnie. Antoinette était une jouvencelle de dix-sept ans, et le bonheur la transportait d’être l’épouse de ce fier seigneur.

Il ne lui avait fallu que quelques mois pour déchanter. Le pays thiernois était sinistre, bien loin du faste de Paris. Elle se souvenait de ses troubadours, ses foires, ses saltimbanques, et ses poètes maudits jetant sur la cité un voile d’impertinence par des pamphlets qui tour à tour amusaient et agaçaient la Cour.

Vollore était triste. Elle aurait bien organisé quelques festivités, mais ses proches s’étaient éloignés aux prémices d’un hiver qui emprisonnait le pays thiernois au cœur des volcans d’Auvergne. Son seul moment de bonheur avait été les retrouvailles avec sa mère et ses sœurs, lorsque, lasse des interminables séjours de François dans le donjon dont il lui interdisait l’entrée, elle leur avait rendu visite.

Sitôt revenue pourtant, son époux lui avait interdit de s’absenter à nouveau. Autoritaire et prétentieux, il tenait à ce que les siens l’imaginent satisfaite de son sort. Un soir qu’ils se trouvaient au lit après un bref hymen, Antoinette, se plaignant de son peu d’intérêt, avait vu ses dernières illusions s’envoler.

– Je vous ai épousée, ma dame, pour deux raisons, avait lâché Chazeron. La première pour vos charmes qui donnent à mon tempérament une chance d’asseoir ma lignée, la seconde pour votre fortune et vos relations. Je n’ai à ce jour épuisé ni l’une ni l’autre de vos vertus. Vous comprendrez que je ne puisse vous rendre aux vôtres. Nous n’en parlerons donc plus.

Et il l’avait plantée là, plus seule et désespérée qu’elle ne l’avait jamais été. Depuis, pour s’occuper, elle se perdait en prières et en offices auprès des pauvres, comme ce jourd’hui, alors que le givre collait à sa capuche d’hermine et que ses bottines de cuir écrasaient la gelée blanche sous ses pieds fins.

Elle ne parvenait pas à détourner ses prunelles du dos massif de Huc de la Faye, tandis qu’il se penchait au-dessus des vieillards et des enfants avec une attention et une générosité non feintes, ni à se sentir coupable du désir qui avait grandi en elle depuis qu’ils s’étaient réfugiés à Montguerlhe. À plusieurs reprises, elle s’était interrogée sur le curieux mariage du prévôt. Bien qu’âgé – Huc avait quarante-trois ans –, il avait belle allure avec son visage aux traits réguliers et à la bouche pulpeuse qu’auréolait une abondante chevelure déjà grisonnante. Il ne manquait pas de jouvencelles aux minois rieurs dans le pays, et cependant il avait épousé Albérie, dont elle ne parvenait décidément pas à comprendre l’humeur et qui l’effrayait parfois de manière irraisonnée.

Antoinette la douce, la soumise, la tendre. Ces qualificatifs lui collaient à l’épiderme. Que n’aurait-elle pas donné cependant depuis quelques jours pour se fondre parmi ces miséreux réfugiés dans l’abbaye du Moutier et voir Huc de la Faye s’inquiéter d’elle, de ses tourments et des sentiments qu’elle ne se retenait plus d’éprouver.

Toute à ses pensées adultères, Antoinette laissa échapper un profond soupir qui fit se tourner vers elle le sourire content de Huc, tandis qu’il s’excusait :

– Le froid est vif ce matin. J’irai seul les jours prochains.

– Non !

Elle avait répondu si vite qu’elle se reprit en adoucissant sa voix.

– Non, je tiens à cette tâche, croyez-moi. Je me lamentais sur le triste sort de nos gens, non sur le mien. François m’informe peu du suivi des travaux, comme du reste d’ailleurs, ne put-elle s’empêcher d’ajouter amèrement, et je m’inquiète de savoir quand ces gens retrouveront leur maison.

Huc embrassa sur le front une fillette malingre à laquelle il venait de donner une pomme, puis se releva et entraîna Antoinette dans le jardin dévasté de l’abbaye, laissant derrière lui la cinquantaine de malheureux que les prières ne parvenaient pas plus à réchauffer que les abondantes couvertures.

Lorsqu’ils furent à l’écart du bâtiment, près d’un gros châtaignier aux racines arrachées, il lui fit face gravement :

– L’hiver est à nos portes, ma dame. Béryl intervient partout, dirigeant tous les hommes valides dans les travaux les plus urgents, mais je crains fort que cela soit insuffisant. La vérité, c’est que votre époux concentre sur Vollore la majeure partie de ces vaillants, tant il désespère d’être privé de ses occupations coutumières à Montguerlhe. J’ai peur que beaucoup d’entre eux – il désigna le parvis de la chapelle – ne passent pas l’hiver, dans ces conditions sommaires. Quant à allumer un feu dans la chapelle, il ne faut hélas pas y songer. L’abbé Antoine de Colonges fait de son mieux, mais la règle de son ordre est stricte et il ne peut sans déroger donner plus de confort à ces malheureux quand ses frères sont logés à la même enseigne.

– Mais il s’agit de femmes, d’enfants et de vieillards, s’indigna-t-elle, les yeux embués.

– Il s’agit des plus faibles, Antoinette, répondit Huc d’une voix à peine audible en prenant entre les siennes les douces mains gantées qui tremblaient de colère et de compassion, et de cette impitoyable loi naturelle qui sauvera les plus robustes et donnera aux autres le salut et la paix.

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Lorsque Croquemitaine fut autorisé à entrer dans la chambre, longtemps dévastée par les cris, il pleurait. Et Isabeau ressentit douloureusement combien lui avait manqué ce bonheur d'un père prenant pour la première fois son enfant dans ses bras.

Elle les quitta dans la matinée, en promettant de venir dès le lendemain pour le baptême du petiot dont elle était la marraine. Ce jourd'hui, elle avait à faire. Cette naissance avait mis fin à ses derniers doutes, à ses dernières peurs. Il était encore temps pour elle de recommencer. Tout,. Y compris sa maternité.

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Cette fille avait la beauté et le parfum interdit du diable. Se pouvait-il qu'elle en fût le châtiment ?

Isabeau sortit de la boutique le cœur lourd. La fin de la journée avait été morose, même si ses compagnes avaient développé des trésors d'imagination pour la distraire de son tourment.

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Cela l'avait rendu fou. Voilà plus de quinze ans qu'il tentait de percer le fabuleux secret des alchimistes. Quinze ans qu'il appartenait à divers sociétés secrètes dont le seul but était le Grand Oeuvre, et non seulement quelqu'un avait violé son sanctuaire, mais l'intrus avait réussi là où tos avaient échoué. Il avait eu besoin de réponses. Il s'était précipité en fureur sur Clothilde puis s'était retourné contre Bertrandeau. S'il les avait incapables de réaliser la transformation, il fallait que quelqu'un de la maisonnée se soit rendu complice du forfait en ouvrant la porte. Tout avait basculé lorsque Bertrandeau lui avait objecté qu'il était seul à détenir la clé de la pièce.

Il était remonté sur-le-champ pour vérifier ce qu'il savait déjà. La porte n'avait pas été forcée. Il avait bien songé à la fenêtre, mais elle était trop haute et toujours barrée de l'intérieur. Pour accroître son dilemme, il n'avait relevé aucune trace devant la croisée. Si quelqu'un était entré par là, la boue autour de la tour aurait laissé des empreintes visibles. Il n'y avait rien. Il s'était mis à fouiller méthodiquement la pièce dans l'espoir d'un indice quelconque. C'est alors qu'il avait compris que son journal avait été lu. Il consignait sur parchemin depuis quinze années chacun de ses expériences, ses résultats, ses erreurs, ses appréciations. Ainsi, il progressait lentement mais sûrement. Les parchemins étaient ouverts l'un dans l'autre, formant une pile impressionnante de feuilles qu'on avait consciencieusement empêchées de s'enrouler en déposant aux quatre coins un lourd bougeoir muni d'une chandelle de cire.

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