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J’habite avec ma mère et Amalia dans un immeuble de quatre étages, cité de la Voie-Verte.
À La Plata, je n’avais pas imaginé les choses comme ça. Pas plus pour Le Blanc-Mesnil — et sa Voie que quelqu’un, un jour, a vue toute verte — que pour Amalia.
Amalia est petite et assez grosse, avec des cheveux rares qui arrivent toutefois à boucler, des cheveux d’une couleur indéchiffrable. Elle dit qu’elle a presque le même âge que ma mère mais elle a l’air plus vieille, bien plus vieille même. Il lui manque une dent, une des canines du haut, je crois. Ses dents du bas n’ont pas l’air d’être au complet, non plus. Ma mère vit avec elle car c’est toujours plus simple de payer un loyer quand on est deux, même au Blanc-Mesnil, au fond de la Voie-Verte. Elles étaient ensemble à l’université, toutes les deux faisaient des études d’histoire. Alors quand elles se sont retrouvées par hasard, à Paris, après les disparitions, la peur et les morts, elles se sont naturellement serré les coudes.
Je comprends, oui, mais je n’avais vraiment pas imaginé les choses comme ça.
Afficher en entierUn jour, j’ai fini par rejoindre ma mère en France. Seulement, je ne suis pas allée vivre à Paris, comme on me l’avait tant dit, juste à côté.
Enfin, même dit comme ça, ce n’est pas tout à fait vrai.
On ne peut pas dire que Le Blanc-Mesnil se trouve à côté de Paris, en réalité c’est un peu plus loin. Parfois, j’ai même l’impression que c’est beaucoup plus loin.
C’est pourtant ce que j’ai raconté à ma copine Julieta dans la lettre que je lui ai envoyée, à peine arrivée. Comme tu peux le voir sur mon adresse, je n’habite pas à Paris mais juste à côté. J’ai écrit ça pour faire simple, d’abord, mais aussi parce que Paris, c’est la destination qui était prévue pour moi depuis longtemps, celle à laquelle je m’étais si longuement préparée. Si je lui avais écrit que pour arriver à Paris depuis Le Blanc-Mesnil il faut traverser Drancy, Bobigny et Pantin, je sais bien qu’elle aurait été drôlement déçue et qu’elle serait allée raconter à Ana, à Verónica et aux autres qu’en réalité je n’habite pas du tout à Paris. J’imagine qu’elle aurait même dit qu’avant de partir on m’avait raconté des histoires, que je m’étais fait avoir. Et puis, de toute façon, dire que je vis à côté de Paris, ce n’est pas vraiment faux, on peut dire que c’est presque vrai.
Afficher en entierQuand j’étais encore à La Plata, j’allais voir mon père en prison tous les quinze jours, un jeudi sur deux — là-bas, le jeudi est le jour prévu pour les visites, on n’a pas le choix. Elles ont lieu l’après-midi et durent en réalité assez peu de temps, mais même si la prison se trouve aussi à La Plata et que ces visites ont lieu à heure fixe, ça prend toute la journée. C’est qu’avant la visite, il faut faire la queue devant la prison. Puis c’est la fouille devant une dame qui demeure silencieuse tandis que celles qui sont sous sa surveillance se déshabillent, comme nous l’avons si souvent fait ensemble, côte à côte, ma grand-mère et moi. Si la dame en question garde le silence, c’est parce qu’elle suppose que celles qui passent dans sa cabine savent depuis longtemps déjà ce qu’elles ont à faire avant d’être palpées. Et elle a bien raison. De leur côté, les hommes sont soumis au même traitement par des gardiens qui demeurent tout aussi silencieux, je suppose. Puis vient une autre file d’attente, à l’intérieur de la prison, cette fois, avant qu’on n’emprunte un couloir et qu’on se range les uns derrière les autres, par familles et toujours en silence, dans une autre file, devant une grande grille. À cet endroit, il arrive que quelqu’un vous palpe encore, même si on a déjà eu droit à une fouille minutieuse quand on était en petite culotte devant la dame — mais cette deuxième fois, la fouille est bien plus rapide, elle dure à peine quelques instants. C’est comme un réflexe qu’ils ont là-bas, ils palpent juste pour voir. Puis il y a cette autre grille qu’il faut encore franchir et enfin une porte. Pour passer cette dernière étape, comme toutes les autres, il faut toujours que les hommes à mitraillette le veuillent bien, ce qui peut parfois prendre beaucoup de temps. C’est pour cela que, lorsque j’étais encore à La Plata et que j’allais voir mon père en prison, j’étais souvent absente à l’école — toujours le jeudi. Pourtant, personne ne me posait de questions, pas plus ma maîtresse que mes camarades de classe. Un jeudi sur deux, je disparaissais, voilà tout.
Afficher en entierLe point de départ de mon voyage se trouve quelque part sous mon nez.
J’étais encore en Argentine quand je me suis mise en route. Je ne sais plus si c’est mon grand-père qui m’a annoncé que j’allais bientôt prendre des cours de français — peut-être est-ce ma grand-mère ou encore l’une de mes tantes. Le fait est qu’un adulte m’a dit que j’allais bientôt commencer et qu’il faudrait même que j’avance vite si je ne voulais pas être complètement perdue à mon arrivée à Paris. Mon départ était proche et je devais m’y préparer. Dans deux ou trois mois, tu vas rejoindre ta mère.
À La Plata, j’ai d’abord appris à répondre en français à des questions simples — comment t’appelles-tu ? quel est ton âge ? — puis à poser à mon tour ces mêmes questions à des camarades imaginaires. En prenant bien soin, à chaque fois, de faire des variations à partir des nouveaux mots que j’avais acquis. C’est une des premières choses que m’a conseillées Noémie, mon professeur de français.
— Je suis sûre que tu peux poser la même question autrement, réfléchis un peu, me disait-elle en espagnol.
— Mmmm… toi aussi, tu as huit ans ?
— Très bien !
Afficher en entierUn jour, j'ai fini par rejoindre ma mère en France. Seulement, je ne suis pas allée vivre à Paris, comme on me l'avait tant dit, juste à côté.
Enfin, même dit comme ça, ce n'est pas tout à fait vrai.
On ne peut pas dire que Le Blanc-Mesnil se trouve à côté de Paris, en réalité c'est un peu plus loin. Parfois, j'ai même l'impression que c'est beaucoup plus loin.
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