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La peau tendue crispée par la mort devient moite tandis que les larmes de Paule se déversent sur le poulet aimé. Elle se laisse tomber sur le lit et pleure encore, comme si, avec Aval, elle avait tout perdu, la ferme des origines, la mère, l'hommage. Aucun débouché ne s'offre pour son cadavre. Un cadavre de poulet ne peut se jeter aux toilettes. Il faudrait dire cette mort à Louis. Lui annoncer: ton fils est mort, reviens ici pour faire le deuil avec moi. Est-ce que Louis pleurerait lui aussi? Elle le revoit lui parler à voix basse, lancer pour lui des balles dans l'appartement, les plumes caressées et les mots de joie, les aventures et son amour paternel. C'est impossible d'annoncer que ce lien s'est brisé. Elle ne s'en sent pas la force.
Afficher en entierThéodore sous le bras, Paule revient à l’intérieur de la ferme. Si elle ne sait plus faire, la mort peut être lente et douloureuse. Elle doit préserver les yeux des autres. Sa main tremble. Théodore n’est pas effrayé. Quand elle le lâche sur le sol du salon, il reste près d’elle pour venir picorer ses chaussures avec tendresse. Il n’est pas coutumier de la violence. Elle aimerait l’implorer de se tenir tranquille, de ne pas être si doux. Elle se figure des scènes : la mère riant avec lui, l’embrassant, sur le bec peut-être, lui racontant une histoire sentimentale à voix basse, d’une voix tendre que Paule ne lui connaît pas, et lui qui s’endort, heureux, fermant son œil valide, s’abandonnant. Leurs repas partagés, peut-être. La mère courant à ses côtés dans le champ, ses vieilles jambes pleines d’arthrite tentant de suivre le rythme des pattes de l’animal.
Afficher en entierMalgré la pluie, elle sort sans manteau. Les gouttes visqueuses s’accrochent à sa peau, perlent sur son nez. Les nez forts ont cette faculté de garder la pluie sur eux. Les poulets courent ; nombreux, en masse compacte, vigoureusement. Leur tête s’incline en rythme mais leurs yeux restent fixes. Le champ s’étend jusqu’aux vignes attenantes, celles des Fresse. La limite est marquée par une clôture barbelée. Ils ne se sont pas montrés à la cérémonie.
Afficher en entierPaule reste seule face au cadavre. Sa cigarette s’est éteinte. La nuit tombe. Au repas suivant, elle refuse la viande. La mère continue à mâcher avidement, muette, des abats, du sang de poule à l’ail.
Afficher en entierPaule pense qu’elle va s’en prendre une. La mère tape souvent sans raison. Mais cette fois, la vieille ne s’approche pas. Le regard rivé sur sa fille, elle attrape un poulet par les pattes, comme au hasard, se baissant à peine pour le ramasser, et lui tord le cou. Paule entend le bruit implacable : « Tchouc ». C’est absurde, se dit-elle à cet instant, de tuer un poulet après un si bon repas, juste avant le café. Puis elle comprend : c’est Charles que la mère tient dans sa main, mort. Paule aime Charles.
Afficher en entierAu milieu du champ Théodore écrase l’herbe, frappe le sol en piétinements concentriques. Lorsqu’il a tracé un rond parfait, il se fige puis recommence : son dos se courbe, sa tête s’incline, il se redresse. Parfois, une pierre interrompt sa route et il dévie sa trajectoire. La pluie ne le gêne pas, il l’accueille comme une variable neutre.
Aujourd’hui Paule doit le tuer. C’est noté dans son agenda. Le dernier jour, elle l’a accordé à la mère. Même sans salive, la vieille était parvenue à articuler toute une phrase : « Il faudrait tuer Théodore. Le borgne. J’aimerais que ce soit toi qui t’en occupes. » Ce n’était pas le moment d’argumenter, Paule avait hoché la tête, docile. Elle avait pensé qu’elle ne le ferait pas. Une fois la mère morte tout ça n’aurait plus d’importance. Elle rejoindrait Louis à la ville. Il la consolerait de son deuil, ils reprendraient leur vie citadine. Au hasard, elle avait choisi la date de la sentence et noté : « Tuer Théodore », puis entre parenthèses : « borgne ». Elle avait oublié. Et puis au jour dit, c’est revenu.
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