Extraits

Lorsqu’il s’agissait de tuer, il avait toujours eu la chance de son côté.

Derrière le mur, l’espace était exigu et inconfortable, une espèce d’alcôve minuscule à l’odeur de moisi qui n’avait pas été occupée par un être humain depuis des années. L’homme tapi à l’intérieur l’avait découverte tout à fait par hasard. Il se demandait d’ailleurs quel motif avait pu inciter quelqu’un à fabriquer une telle cachette. On racontait que l’ancien roi s’en servait pour entrer et sortir des appartements de sa maîtresse. À dire vrai, Bryan Oakes n’avait que faire de l’authenticité de cette version. Il était caché dedans depuis presque une heure. L’attente faisait partie de son métier.

La seule lumière provenait d’une minuscule échancrure qui mesurait à peine trois centimètres de large. Oakes changea légèrement de position pour regarder par ce petit trou. N’importe quel soir désormais.

La princesse suivrait une routine bien précise. Comme la plupart des gens. En échange de quelques baisers et accouplements frénétiques, une soubrette ne s’était pas fait prier pour s’épancher sur les habitudes de sa maîtresse. Il avait toujours pu compter sur son physique pour lui rendre d’excellents services.

La princesse était une beauté et, en d’autres circonstances, il aurait peut-être essayé de la connaître mieux. Mais il était dangereux de se lier avec sa future proie.

Les instructions de Delain étaient extrêmement précises. L’anneau d’or rosé passait en priorité. Il ne devait la tuer qu’en dernier ressort. Les deux solutions lui convenaient. Ses employeurs ne lui avaient pas promis de prime pour le décès de la princesse. Il travaillait en échange d’un forfait fixé à l’avance. Ce mode de paiement lui seyait tout à fait ; ils l’avaient très bien rémunéré.

Matthieu n’eut pas le temps de finir sa phrase, car le prêtre pivota subitement face à l’océan. Il se préparait manifestement à sauter, et il l’aurait fait si la garde d’un couteau n’était pas apparue entre ses omoplates. Il courba le dos et la boîte tomba par terre. Une main tendue vers elle, il tituba sur le côté. Matthieu plongea trop tard pour le rattraper. Sans un bruit, il bascula dans le vide. Fikes se précipita pour regarder par-dessus la corniche. Le corps désarticulé du prêtre gisait sur les rochers en contrebas. — Dieu du ciel ! Qui a lancé ce couteau ? demanda Fikes d’un ton brusque à ses hommes

Il était évident que la petite boîte de bois vernis comptait beaucoup pour le prêtre ; qu’elle comptait même tellement que Matthieu savait qu’il était en train de penser à sauter dans le vide et à mourir pour la protéger. Son expression avait suffi à l’en convaincre. — Mon père, reprit Matthieu, mourir pour ça ne vaut pas le coup. J’ignore ce qui s’est passé au temple et j’en suis vraiment navré, mais je

Le prêtre, qui courait comme un possédé, ne s’arrêta qu’au moment où il parvenait au bord de la falaise. Ils se trouvaient sur la partie la plus escarpée du sommet de la colline, qui chutait vers l’océan d’une bonne soixantaine de mètres. Le fracas des vagues qui s’écrasaient contre les rochers montait jusqu’à eux. Les yeux exorbités, le prêtre balaya les lieux, à la recherche d’un moyen d’évasion. Matthieu prit le temps de reprendre son souffle et leva les mains en un geste d’apaisement

— Il ne manquait plus que ça ! La prochaine fois, nous dépouillerons les femmes et les enfants. C’en est trop. Plutôt être damné que de m’abaisser à un acte pareil. Le regard dans le vide, Matthieu baissa la voix. — Il va falloir qu’on fasse semblant pour les hommes. Il y a des lèche-bottes dans l’équipage. Fikes voulut répliquer quelque chose, mais il n’en fit rien, car un second maître du nom de Pilcher traînait non loin d’eux

— Très bien. Une réponse du navire ? demanda Fikes. — Le capitaine veut que nous fouillions la zone pour… — … la mettre à sac. Oui, je sais, l’interrompit Fikes sans dissimuler son dégoût. Vous avez trouvé des objets de valeur ? — J’ai deux groupes qui s’y emploient actuellement. — Quel sale travail, Lane ! Je ne peux vraiment pas dire que j’éprouve du plaisir à piller une église, même si c’était une des leurs

Une espèce de brouhaha, provenant de l’autre extrémité du plateau, sortit Matthieu de sa rêverie. Il se leva pour voir de quoi il retournait. Elton Fikes s’approchait de lui, accompagné des hommes qui avaient débarqué en sa compagnie. Deux prêtres en soutanes blanches faisaient partie de ce groupe. Matthieu se fraya un chemin parmi les décombres pour se porter à la rencontre de son commandant, prenant soin de ne pas marcher trop vite. Un officier qui se déplaçait avec aisance sans manifester la moindre fébrilité montrait son assurance à ses hommes et donnait le bon exemple aux jeunes deuxième classe

Le Dédale lui avait offert le moyen dont il avait besoin pour sortir de Sennia. Il avait suivi les conseils de frère Thomas et changé son apparence. Une teinture achetée sur le marché Stanley de Barcora lui avait permis de noircir ses cheveux et une autre de foncer son teint. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour modifier la couleur de ses yeux, mais la barbe qu’il avait laissé pousser parachevait sa transformation. Avec son mètre quatre-vingt-dix, il était toujours mince, mais il avait acquis une musculature beaucoup plus solide durant ces quatre années

Ces événements conservaient la même acuité dans son esprit que quatre ans auparavant. Sans son anneau, il aurait pu tout aussi bien être mort, vu le peu de choses positives qu’il avait été capable d’accomplir pour son pays et ses amis. De l’époque où il portait l’anneau, il conservait en lui une espèce de vague écho du pouvoir que ce dernier lui conférait, mais qui n’était rien comparé aux dévastations susceptibles d’être provoquées par Teanna d’Elso, si l’envie lui en prenait. Les derniers espoirs de l’Occident s’étaient évanouis avec la disparition de l’anneau.

Matthieu contemplait la mer. Après presque quatre années passées à se cacher et à ourdir des plans, il ne s’était pas rapproché de son objectif. L’anneau restait introuvable et ses amis, frère Thomas et Gawl d’Atherny, étaient toujours au cachot. Edward Guy, l’usurpateur qui avait subtilisé le trône de Gawl, détenait toujours le pouvoir, et le monde entier croyait que Matthieu Lewin était mort