Le dernier boucanier

Tess cligna des yeux : le soleil blessait cruellement ses rétines. Elle ferma les paupières et pressa sa main sur son visage, puis sur son front. Seigneur, comme elle avait mal ! Jamais elle n’avait souffert d’une telle migraine. Et ce tangage, qui la ballottait sans cesse, n’était pas fait pour la soulager. Tâtonnant du bout des doigts, elle sentit une surface dure sous ses hanches et son dos. Elle était allongée sur du bois humide. Elle tenta de se redresser, mais le souffle et les forces lui manquèrent.

Epuisée, elle retomba en arrière, et entendit alors un brouhaha de voix. Des gens parlaient auprès d’elle, dans une langue qu’elle ne comprenait pas. L’affolement commençait à la gagner. Où se trouvait-elle ? Qu’est-ce qui l’avait amenée sur ce plancher qui empestait l’iode et le moisi ? Tout à coup, elle se souvint… La plongée. L’étouffement. La chaîne d’or et la médaille… C’était à cause de ce bijou qu’elle n’était pas remontée dans les temps. Et qu’elle s’était noyée.

Enfin, presque : on l’avait sauvée. Mais ce n’était ni Paul ni Mack qui étaient venus à son secours. Elle avait dû dériver et des marins… espagnols, apparemment, l’avaient repêchée ; sans doute des pêcheurs mexicains.

Elle saisissait vaguement le sens des questions qui s’adressaient à elle, sans parvenir à retrouver dans sa mémoire vacillante les mots adéquats pour répondre : sa connaissance de l’espagnol était trop lacunaire pour qu’elle pût réellement s’exprimer dans cette langue. Et puis, elle avait si mal à la gorge.

On l’interrogeait cependant sans relâche pour savoir son nom ainsi que celui du bâtiment dont elle était tombée. Mais ce qui lui semblait prioritaire, à elle, c’était plutôt de découvrir quel bateau l’avait recueillie. Entrouvrant les yeux, elle distingua une haute silhouette debout devant elle. Un homme. Mais un homme au costume étrange : pantalon moulant pris dans de hautes bottes et chemise ample rentrée dans une large ceinture de satin ? Qu’était donc cet accoutrement ? Et ce sabre qui pendait à son côté, retenu à sa taille par un passant de cuir, à quoi rimait-il ? Puis elle crut soudain comprendre : ce bateau devait participer au tournage d’un film sur des pirates. Le reste de l’équipe n’était sans doute pas loin et... Rompant brusquement le flux de ses pensées, l’homme travesti en corsaire venait de se pencher sur elle et de l’arracher au sol d’un bloc en la tirant par le bras. Puis il la plaqua rudement contre le plat-bord. Hagarde, elle se rendit compte qu’elle se trouvait sur un bâtiment de bois, un trois-mâts qui évoquait indéniablement un galion du XVIIe siècle et dont les voiles étaient de toile grossière. Des marins se tenaient à bonne distance de l’homme qui l’avait soulevée. Torses et pieds nus, têtes ceintes de foulards bigarrés, ils portaient eux aussi des collants qui s’arrêtaient à mi-mollets. Bronzés, costauds, ils arboraient des mines patibulaires. Même quand ils riaient, ils semblaient féroces. Elle se mit à trembler. « Allons, songea-t-elle, le metteur en scène allait arriver et mettre de l’ordre dans ses figurants. » Et puis, le Chasseur-des-Mers ne pouvait se trouver très loin. D’un instant à l’autre, son étrave apparaîtrait et il se mettrait à couple du galion pour qu’elle puisse rejoindre son bord…

Accommodant sa vision encore défaillante, elle balaya la mer alentour. Le bateau de Mack n’était visible nulle part.

Et l’homme au sabre continuait à la harceler de questions.

— Je vous en prie, parlez-moi en anglais, lui dit-elle sur un ton plaintif. Vous devez bien en savoir quelques mots, puisque vous venez du Mexique ?

Un lourd silence s’installa sur le pont. Les marins s’entre-regardaient d’un air perplexe. Et l’inconnu en tenue de corsaire dardait sur elle un regard aussi acéré que la lame de son arme.

— Key West. Je veux rentrer à Key West, énonça-t-elle en détachant les syllabes. Et j’aimerais avoir un peu d’eau… Euh… Agua. Por favor.

Sa propre voix l’étonnait tant elle lui semblait rauque, presque masculine. Sans doute l’eau de mer qu’elle avait avalée l’avait-t-elle enrouée. L’homme au sabre la contempla quelques secondes encore puis se pencha au-dessus d’un tonneau et y plongea une louche qu’il avait décrochée de la douelle supérieure. Il revint ensuite se camper devant Tess et lui lança le précieux liquide au visage.