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Le jour de mes douze ans, mon père, qui en général ne m’adressait pas la parole, m’a annoncé qu’il m’avait promise à un lointain cousin et, que le mariage serait célébré le jour de mes seize ans. Il a conclu en précisant quand attendant cette date je devais apprendre mon futur travail d’épouse et de mère et que pour rester pure, je devrais dorénavant me voiler et ne plus sortir sans ma mère.
Afficher en entierJe marche le long de la Seine. Mes pensées vont vers mes parents et plus particulièrement vers mon père, Rachid, que je n’ai jamais connu. Combattant de l’armée clandestine algérienne, fellagha, comme disaient les Français, il a été tué lors d’une opération de sabotage. Je ne l’ai découvert qu’à travers les informations qu’a bien voulu me donner ma mère.
Ma mère, une fontaine d’amour, une maman algérienne dans toute sa dimension intérieure. Cette mère ne crie pas sa joie ni sa colère en public et retrouve sa verve naturelle, dans l’intimité de sa maison. Cette mère qui à force d’efforts a réussi à moins parler avec ses mains pour mieux s’adapter au monde dans lequel elle vit. Cette mère excessivement maternelle qui a su respecter les choix de sa fille. Cette mère si dynamique, si battante et qui a gardé malgré tous ses combats tant de douceur et de tendresse : Chafika
Je m’assois sur un banc, sors mon téléphone et compose son numéro.
— « Allô, Maman… »
— « Oh Sofia ! Quelle surprise, tu ne travailles pas ? »
— « Non, j’ai eu envie de prendre l’air, que fais-tu là maintenant ? »
— « Rien de particulier »
— « Je peux passer chez toi, tu m’offres un thé ? »
— « Avec plaisir, je t’attends »
— « Je prends le métro, je suis là dans dix minutes »
— « À tout de suite »
En fait, ma mère n’évoquait jamais mon père et, bien que née le quatorze février, je ne sais pas si je suis sous le signe de l’amour. Chafika ne parle pas de ses deux ans de mariage, elle passe toujours directement à la mort de Rachid et à la découverte de sa grossesse.
Petite, j’ai ressenti ce sujet tabou, et dans ce cas, les enfants se taisent, ils ne veulent pas blesser. Maintenant à quarante-huit ans, il est temps que j’insiste pour connaître son histoire. J’ai choisi de ne pas l’informer au téléphone de la raison de ma visite pour qu’elle ne puisse pas préparer ses réponses. L’effet de surprise l’obligera à plus d’authenticité. Gamine, j’ai toujours pensé que ma mère ne parlait que très peu de mon père parce qu’elle souffrait encore de sa mort, mais n’y a-t-il pas prescription presque cinquante ans après ?
Afficher en entier— « Ma cliente a postulé à plusieurs emplois de conseillers financiers dans différentes banques ou compagnies d’assurances françaises ou algériennes implantées à Alger. Elle a les diplômes nécessaires. À chaque fois, elle a été évincée. Puis lors d’un entretien pour un poste d’agent commercial auquel elle était arrivée comme à l’accoutumée avec le voile islamique, l’un des recruteurs lui a demandé si elle pensait travailler en portant le hijab. Elle a trouvé la question bizarre, mais a répondu que bien sûr elle revêtait son foulard tous les jours. Mais à partir de ce jour, l’idée a cheminé et pour en avoir le cœur net, elle a postulé à nouveau dans une banque dans laquelle elle s’était présentée plusieurs mois auparavant. Mais cette fois, elle a ajouté à son curriculum vitae et à sa lettre de motivation une photo non voilée, ce qu’elle n’avait pas fait précédemment. Elle a été reçue en entretien et elle s’y est rendue également les cheveux aux vents et vêtue à l’occidentale. Elle a été embauchée et depuis qu’elle tient ce poste elle s’est remise à porter le hijab. Ses employeurs ne la lâchent pas, elle vit un harcèlement psychologique permanent. Ils sont obsédés par l’idée de lui faire ôter son voile. »
Afficher en entierLa porte de mon bureau à peine fermée, je m’interroge. Je n’arrive plus à percevoir l’intérêt de mon action au sein du Ministère des Droits de l’Homme. Jusqu’ici, je n’ai jamais vécu mon travail comme une obligation financière, je le vis comme une vocation, un combat. Ce n’est plus le cas, la flamme en moi s’est éteinte et je ne pourrai pas continuer sans ce moteur. Pour se battre tous les jours contre la bêtise humaine, le racisme, l’individualisme, l’ambition démesurée et meurtrière de nombreux dirigeants publics ou privés de notre pays, il faut une force mystique. La foi me quittant, je ne pourrai pas supporter que mon travail acharné n’arrive à persuader que dix pour cent de mes interlocuteurs.
Ma pensée s’envole vers le paysage mouvementé de la pointe Finistère par un grand jour de tempête. Le téléphone me sort de ma rêverie :
— « Bonjour, ministère des Droits de l’Homme, Sofia Boudiaf »
— « Bonjour, Assia, avocate à Alger ! »
— « Oh ! Assia, quelle agréable surprise ! Comment vas-tu ? »
— « Je vais certainement mieux que toi, le soleil d’Alger dynamise plus que ta grisaille parisienne ! »
— « Tu ne crois pas si bien dire, j’en ai marre des vieux murs de ce ministère et du manque de soleil »
— « Ça tombe bien, parce que je viens te sauver de cette morosité… »
— « C’est-à-dire ? »
— « J’ai besoin de toi à Alger. Une femme algérienne victime d’une discrimination sexuelle à l’embauche porte plainte. J’assure sa défense. Je ne maîtrise pas suffisamment ce sujet, ton aide serait la bienvenue. Ce procès doit être retentissant. C’est tellement rare qu’une Algérienne ose se battre contre la misogynie de notre pays qu’il faut que sa démarche permette de faire avancer le droit des femmes en Algérie et… attend, j’entends un signal d’appel, tu peux patienter ? »
— « Oui, j’ai tout mon temps »
— « À tout de suite »
Il y a quinze ans, Assia pénétrait dans mon bureau. Du haut de ses vingt ans, elle criait à l’injustice.
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