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“Cependant que père était livré au docte-plâtreur, Manon entreprit de me débarbouiller. Je fus d’abord enseigné du sens de ce mot-là, qui désigne immersion en barrique et savonnade vigoureuse. Dans une chambrette de l’hospite, je fus ainsi récuré pour la première fois de ma vie, à l’aide de brosse et savonnette, que Manon maniait avec industrie. Tandis que je sentais la brosse manœuvrer, il me paraissait que ma charmante ne faisait pas qu’enlever croûtes et étages de crasse sur ma peau, mais aussi qu’elle atteignait de plus aprofondes zones, jusqu’à l’abord d’une contrée encore ignorée. Comme si elle se faufilait en ma personne, y défrichait une forêt nouvelle et y venait s’établir. Je songeais à l’étrangeté que voici : souventes fois, nous nous concevons reclus en nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif.”
Afficher en entierL'oeil encore rougi, père se mit à la tâche de me rapaître. Je le vis sortir un moment, puis rebrousser bientôt avec le cadavre d'un hérisson femelle, dont il tira un peu de lait. Ce fut ma première pitance sur le domaine de la Terre : le lait d'une bête morte, achevée par père. Ce fut par même occasion ma première rencontre véritable avec la mort, véritable en ce que je fus pénétré, puis nourri. Toute ma vie, cela devait me rester inscrit au ventre : par là le trépas avait tracé sa sente en ma personne, comme mots se formant et s'alignant sur la page. Cependant j'avalai cette pâture avec enthousiasme, ne soupçonnant pas de suite ce qui me guettait ici-bas, tout ce dont je pâtirais, avant peu, auprès de père.
Cela n'allait plus traîner.
Afficher en entierMais ce corps quoique baraqué, souffrait en sa partie la plus utile, le casque, d'un trouble étrange: lorsqu'il était entièrement éveillé et même affairé à besognes, père recevait parfois en rêvement la visite de gens qui lui faisaient la conversation...
Afficher en entierQuand tout le squelet fut extrait de la bière, j'examinai attentivement l'intérieur. « À quoi reconnaît-on le sentiment ? » songeai-je alors. « Quel espace occupe-t-il ? Est-il sombre, lumineux, léger, lourdaud ? » Rien de paraissait.
Afficher en entierEt quoi de plus vain, Monsieur le juge, qu'une existence de bourgeois ou de créature sans chérissement, c'est-à-dire sans ouverture menant au cœur ? C'est là, en ma carrière humaine, l'objet de ma plus tendre peur.
Afficher en entierEt quoi de plus vain, Monsieur le juge, qu'une existence de bourgeois ou de créature sans chérissement, c'est-à-dire sans ouverture menant au cœur ? C'est là, en ma carrière humaine, l'objet de ma plus tendre peur.
Afficher en entierOh ! Si j’avais pu connaître à plus hâtive heure la parole qui nomme toutes choses, y compris amour, et ainsi leur donne corps et forme concrète, si concrète qu’on peut désormais voir, voir toutes choses ! Ah ! si j’avais su que vocabulaire est ainsi que le drap posé sur le fantôme, lui donnant apparences et dehors, et lui retirant enfin sa détestable invisibilité !
Afficher en entierJ'incline aujourd'hui à ce penser : ce fut pour elle occasion de me peindre le monde en son entièreté, et d'en changer l'image fausse que j'en possédais. Car la Terre est ainsi faite : abritant sous son ciel et portant sur son plancher humanité innombrable , et bêtes disparates, et paysages divers, et toutes choses bigarrées formant, une fois regroupées, le domaine de la vie.
Afficher en entierMe vint une fois la question que voici: aurait-il enfoui son chérissement pour moi dans la tombe avec mère ? Je mâchais ce penser: "Serait-ce donc faisable de mettre en terre le sentiment humain? " Bien qu'avoisinant en âge la longueur d'une demi-vie au moins, je ne connaissais pas encore très bien les lois conduisant le monde. Pouvait-on inhumer le sentiment, comme on le faisait coutumièrement des chairs ? Produits de cœur seraient ainsi autant palpables que viscères, que musclures ? Aussi enfermables que gangstaires ? Cela, en tous cas, traduirait la sécheresse de père à mon endroit. Il me fallait éprouver cette vue.
Afficher en entierCette mélancolie tient en ce que vie et mort demeurent éternellement contraires, et qu’entre elles nul discours, nulle communication durable, et nul feu aprofond ne sont possibles
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