Extraits

Suif tira une épée du second fourreau qu'elle portait contre sa hanche gauche. Une lame d’Écarlate, forgée à Barrons. Elle la tendit à Nona.

- Maîtrise. Retenue. Respect. (Elle ferma les doigts de la jeune fille autour de la poignée.) Tu seras jugée sur ces qualités. Mais dans le Goulet ... la victoire a également de l'importance.

- Dans ce cas, je gagnerai.

Elle secoua la tête, des gouttelettes de sueur s'envolant dans le vent. Elle se destinait au couvent. Elle choisirait parmi les disciplines qui s'offraient à elle. Seule une poignée d'épreuves la séparait encore de la prise du voile. Sa vie aurait la foi pour socle. Foi dans le fait que les branches de l'arbre de l'Ancêtre la soutiendraient, tout comme elles porteraient l'humanité vers un avenir moins sombre qu'on pouvait le redouter. Si une moniale n'avait pas la foi, où allait-on ? Les liens de l'amitié l'avaient toujours mieux épaulée que ceux du sang. Markus et elle avaient voyagé ensemble dans la cage, il faudrait que cela suffise. Et Nona avait foi dans le fait que cela suffirait. D'autant qu'elle avait un plan de secours. Avec un grognement d'effort, elle accéléra davantage, tant et si bien qu'elle aurait donné l'impression de voler aux voyageurs nocturnes qu'elle aurait pu croiser.

Enfin, elle s'arrêta, le souffle court. L'imposante falaise calcaire se dressait devant elle. Sur les hauteurs, les fenêtres sud de la Demeure de la Lame offraient un panorama sur la capitale et, au loin, à plus de trente kilomètres de là, sur la glace qui chatoyait de rouge sous la lune. Les parois étaient plus proches qu'à l'époque où l'abbesse avait amené Nona au couvent pour la première fois. Au nord et au sud, la glace exerçait son étau, et toutes les nations du Goulet en pâtissaient.

La Voie de Seren débutait tout près de là, à peine quelques minutes de marche en longeant le Roc, mais sœur Roue avait pris l'habitude de surveiller cet accès. La vieille femme passait des nuits entières enveloppée dans une grande couverture à scruter la nuit de ses yeux chassieux, attendant de prendre une novice en flagrant délit d'escapade. Pourquoi ne se contentait-elle pas de vérifier les dortoirs ? L'explication n'était pas claire, même si d'après Ruli, Roue avait fait vœu de ne jamais entrer dans ce bâtiment, à la suite d'un obscur "incident" survenu sous la gouvernance de la précédente abbesse. Ruli affirmait qu'une novice avait perdu la vie, mais elle avait été contrainte d'avouer, devant l'insistance de ses amies, qu'elle avait inventé ce dernier élément de l'histoire.

- Tu vas nus quitter. Je le sais. J'ignore où tu te rends. Auprès des Absents, peut-être. En tout cas, tu t'en vas. Peu importe. Ce qui compte, c'est que tu es mon amie, Zole. Je mourrais pour toi. Alors, tu pourrais au moins me donner la lune.

Les gens mentent, Nona, ils volent, ils trichent, ils n'ont aucune loyauté. Les gens te peinent, ils t'abandonnent. Ils t'échangent contre de l'argent.

- Je ne suis pas obligée de les imiter, rétorqua Nona.

- Si je n'ai pas touché la Voie depuis vingt ans, c'est parce que pendant tout ce temps, je ne l'ai jamais quittée. (Elle se tourna vers Nona.) File, mon enfant, je t'en prie.

Marcus n'était pas le seul à penser que Denam en avait terminé pour la soirée, mais la mouvance de la foule indiquait qu'un nouveau candidat était en train de se frayer un chemin vers les premiers rangs. Le nouveau venu apparut, et se jucha près du ring, échappant au flot humain. Markus, situé dans son dos, ne distinguait qu'une cape sombre et des cheveux noirs. Le candidat était beaucoup plus petit que Milos - guère plus d'un mètre quatre-vingts - et de stature bien plus frêle.

- C'est un Hunska ? souffla-t-on à la ronde.

- L'idiot ! rétorqua quelqu'un.

Si le candidat n'avait certes rien d'un colosse, il dépassait cependant le Hunska moyen en taille et en largeur d'épaules. [...]

Le candidat entra sur le ring en passant sous la corde supérieure.

- Ivre, supposa quelqu'un.

Markus tâcha d'imaginer dans quel état d'ébriété avancée il fallait se trouver pour songer que cela pouvait être une bonne idée. Sans doute fallait-il ne plus pouvoir tenir debout. Or, le nouveau venu ne se mouvait pas du tout comme quelqu'un qui aurait abusé de la boisson.

Le bruissement des conversations mourut dans une envolée de la cape dont le candidat venait de se dépouiller. Il s'agissait d'une femme, arborant la même tenue que les combattants d'arène, à savoir un simple pagne blanc accompagné d'une bande d'étoffe étroitement serrée autour de la poitrine, et sa peau pâle accentuait d'autant le teint rougeaud de Denam.

Le maître d'arène ne s'approcha pas de la candidate pour apprendre son nom. Il haussa plutôt le ton :

- Nona du couvent.

- Maîtresse Ombre va sélectionner trois sœurs des Silences pour partir en reconnaissance, reprit l'abbesse sans s'émouvoir de la stupeur scandalisée qui s'était peinte sur les visages. Nous agirons en fonction de leur témoignage. Au besoin, les sentinelles nous lanceront des cordes pour nous hisser jusqu'au sommet de l'enceinte.

- Mais au fait, combien on a de sœurs Grises ? siffla Ruli.

- Deux, répondit Nona. Sans compter sœur Pomme.

Une main se posa sur son épaule.

- Sœur Cage, dit Pomme en obligeant Nona à se tourner vers elle. Je t'intègre temporairement à l'ordre du Gris. Pars avec Bouilloire et Chaudron, et tâche de ne pas mourir. Et si tu pouvais t'arranger pour dissuader l'abbesse de nous obliger à croiser dix mille Scithrowl en chantant à tue-tête, ça m'arrangerait bien.