Extraits

D’autres fois, l’Homme Biscornu emmenait des enfants (pas les enfants spéciaux, ceux dont il se nourrissait pour revivre, mais ceux qu’il enlevait dans les villages ou qui s’écartaient de leur chemin et se perdaient dans la forêt) jusque dans une chambre où les attendaient une femme nue et un homme nu. Là, dans la pénombre, l’homme et la femme leur chuchotaient des choses dont les enfants ne devraient jamais entendre parler, leur racontaient les sombres histoires de ce que font les adultes entre eux, au cœur de la nuit, pendant que leurs fils et leurs filles sont endormis. De cette façon, les enfants amenés par l’Homme Biscornu mouraient de l’intérieur. Initiés de force aux mystères de l’âge adulte alors qu’ils n’y étaient pas préparés, ils perdaient leur innocence et leur esprit s’effondrait sous le poids de pensées empoisonnées. Beaucoup, en grandissant, devenaient des hommes et des femmes pleins de haine, et ainsi se répandait la corruption de l’humanité.

Quand il se réveilla brusquement, il se demanda pendant un moment où il se trouvait. Il pensa d’abord être de retour dans son propre lit et chercha du regard, autour de lui, ses livres et ses jeux, mais ne les vit nulle part. Puis tout lui revint rapidement en mémoire. Il s’assit dans son lit et constata que le feu avait été alimenté pendant qu’il dormait. Les restes de son dîner et les assiettes qu’il avait utilisées avaient été débarrassés. Même la bassine et le poêlon avaient disparu, et tout cela sans que David ait été dérangé dans son sommeil.

C’était Rose et, en même temps, une Non-Rose. C’était la nuit sans la promesse de l’aube, l’obscurité sans l’avènement de la lumière. David porta la main à son épée et se rappela qu’il l’avait laissée sur l’autel. Pour la récupérer, il allait devoir trouver un moyen de passer devant la femme et d’instinct il comprit que, s’il essayait de se faufiler près d’elle, elle le tuerait.

Elle sembla deviner ses pensées car elle jeta un coup d’œil vers l’épée.

Durant la longue attente qui avait précédé l’attaque de la Bête, Roland avait raconté à Fletcher ce qu’il savait au sujet des loups et des Sires-Loups, et la façon dont David les avait vaincus. Même si Fletcher souhaitait au chevalier et au garçon longue vie et bonheur, il se réjouissait de ne plus les compter parmi les habitants du village.

Monarque a compris, songea Fletcher. Il a compris qu’ils n’étaient plus parmi nous. S’il les soupçonnait d’être encore ici, il lancerait sans pitié son armée contre nous.

Fletcher se releva et regarda Monarque au loin, par-delà l’étendue de la prairie.

Ceux qui dormaient se réveillèrent et le rejoignirent. Ceux qui se trouvaient loin des portes entendirent le cri de la sentinelle et faillirent la rejoindre aussi mais Roland leur ordonna de rester à leur poste. Il arriva devant les portes et grimpa à l’échelle pour accéder à la plate-forme. Quelques villageois l’y attendaient, d’autres restaient en bas et scrutaient le paysage à travers les meurtrières pratiquées dans les troncs d’arbre. Leurs torches sifflaient et crachotaient quand les flocons de neige fondaient à leur contact.

David et Roland poursuivirent leur route aux côtés des hommes. Tout en parlant, ils partageaient avec eux le peu d’alcool qui restait dans la flasque de Roland – un geste dont ils leur étaient manifestement reconnaissants. Les hommes leur confirmèrent les récents changements dans le pays et l’apparition dans les bois et dans les champs de nouvelles créatures hostiles et affamées. Ils expliquèrent aussi que les loups s’étaient de plus en plus enhardis. Lors d’une sortie en forêt, les chasseurs en avaient piégé un puis l’avaient tué. C’était un Sire-Loup, un intrus venu de très loin. Sa fourrure était d’un blanc immaculé et il portait un pantalon en peau de phoque. Avant de mourir, il avait dit aux chasseurs qu’il avait fait un long périple depuis le nord et que ses frères n’allaient pas tarder à venir venger sa mort. Le Garde Forestier n’avait pas annoncé autre chose à David : les loups voulaient s’emparer du royaume et ils étaient en train de lever une armée pour mener à bien leur conquête.

David marcha dans la forêt pendant plusieurs heures en s’efforçant de suivre du mieux qu’il le pouvait le plan de la chasseresse. Elle y avait indiqué des pistes qui avaient disparu ou n’avaient jamais existé. Les monticules de pierres utilisés au fil des générations en guise de panneaux indicateurs primitifs étaient souvent cachés par de hautes herbes ou recouverts de mousse, quand ils n’avaient pas été détruits par des animaux sauvages ou des voyageurs en colère. Aussi David était-il obligé de déblayer le sol de la forêt à la recherche de ces anciennes traces ou de tailler les broussailles avec son épée. Il en arrivait à se demander si la chasseresse ne lui avait pas tendu un piège en dessinant un faux plan qui l’aurait condamné à errer dans la forêt, proie facile pour le centaure qu’elle serait devenue.

Mais personne ne lui répondit.

Il retourna dans son fauteuil et ferma les yeux. Il s’endormit, et bientôt rêva de sa chambre, de son père et de sa nouvelle famille. Mais ils n’étaient pas seuls dans la maison. Dans son rêve, David voyait l’Homme Biscornu avancer d’un pas pesant dans le couloir, arriver dans la chambre de Georgie et observer longuement l’enfant avant de quitter la maison et de retourner dans son monde.

Submergé par la colère et le désespoir, il trouva tout de même la force de reprendre sa course, ce qui ne l’empêcha pas de voir deux Sires-Loups bondir par-dessus le corps du Garde Forestier pour s’élancer sur le pont, suivis de deux autres loups. Il entendait leurs pattes tambouriner sur les planches et sentait le pont osciller davantage sous leur poids. Enfin il parvint de l’autre côté du précipice. Là, il dégaina son épée et se retourna pour faire face à ses poursuivants. Ils attaquaient la dernière moitié du pont et se rapprochaient à vue d’œil. Les quatre cordes soutenant la structure étaient fixées à deux mâts épais enfoncés dans une dalle en pierre.

David trembla en imaginant Monarque et les loups se ruant sur lui et lacérant sa chair à coups de griffes et de crocs. Il commençait à mesurer le prix à payer s’il persistait à chercher sa mère dans cet endroit. Mais, apparemment, la décision de rentrer avait déjà été prise pour lui – du moins pour le moment. S’il le décidait, il pourrait revenir. Après tout, le jardin creux devait toujours exister si le bombardier allemand ne l’avait pas complètement détruit en s’écrasant.