Extraits

Sheniya Win Mar venait d’entendre le résumé de l’histoire de Cyllan, et la pitié avait remplacé l’indignation. Elle gronda Lesk d’avoir laissé la dame attendre tandis qu’il parlait ; puis quand Cyllan fut descendue de cheval, elle se précipita vers elle.

— Venez ma dame, vous serez bientôt au chaud et à l’aise ! Tout ce que vous avez dû souffrir… je préfère ne pas l’imaginer, mais vous êtes en sécurité à présent. Venez, entrez et laissez-moi vous choisir le meilleur fauteuil…

Cyllan entendit le bruit des sabots du hongre s’éloigner avec Lesk. Elle résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule puis, prenant une longue inspiration, elle entra dans l’auberge.

Sashka frissonna avec une exquise emphase et Keridil rit de bon cœur. L’impertinence de Sashka était tonique et soulageait un peu la charge qui pesait sur ses épaules, charge qui se faisait plus lourde à mesure qu’ils approchaient du but de leur voyage. Comme il était heureux de l’avoir à ses côtés… En bas, dans la salle des cartes du Margrave, où les trois souverains avaient échangé des salutations abrutissantes, Sashka avait joué son rôle officiel à la perfection, embrassant la main tendue de la Matriarche, s’inclinant à la manière des Sœurs devant le Haut Margrave, acceptant les félicitations avec une sobriété seyant à l’occasion. Enfin, seule avec Keridil, elle laissait apparaître ses véritables sentiments et le Haut Initié enviait la vivacité de son esprit. Il était encore touché, voire empreint par l’austérité artificielle de cette première rencontre. Le pire était à venir et la légèreté de Sashka était un soulagement bienvenu.

Le soldat qui conduisait l’escorte de la Matriarche donna un ordre brusque d’arrêt en voyant les deux silhouettes qui se tenaient immobiles au carrefour. Dans un raclement de métal, les trois hommes tirèrent l’épée. Les deux silhouettes ne bougeaient pas, et les hommes se détendirent en réalisant que les deux inconnus ne représentaient aucun danger – un simple marchand, et sa femme, sans doute impressionnés par leur groupe, s’étaient arrêtés pour les regarder.

Alors que le cortège de la Matriarche entreprenait son voyage cahotant vers le sud-est et l’estuaire de Prospect, un navire tanguait sur les vagues qui léchaient la jetée de l’Île d’Été. Là comme sur la rive, l’activité était soutenue ; des hommes allaient et venaient, chargés de nourriture, de meubles et de malles, un flot presque ininterrompu d’objets qui passaient de la rive au navire. À la poupe, sous l’ombre du grand mât, un jeune homme portant la ceinture bleue de maître de navire regardait ces préparatifs d’un œil serein tandis que les membres d’équipage restaient assis sur le pont ou accoudés au bastingage, discutant amicalement, jouant aux Quarts ou à Frappe l’Ancre. De temps à autre, un éclat de rire se faisait entendre, marquant une victoire particulièrement rentable.

Le groupe s’éloigna de sa cage et Cyllan suivit Tarod des yeux avec un désir et une faim qui la firent frissonner. Depuis le cauchemar de sa capture, elle ne pensait qu’à lui, se tourmentant en pensant que le destin qui l’attendait la privait de tout espoir de le revoir. Avant leur arrivée à la ville de Prospect, elle avait par deux fois tenté d’échapper aux Sœurs, sans succès ; et bien qu’il ne fût pas dans sa nature d’accepter la défaite, elle avait compris qu’il était inutile d’essayer à nouveau. D’ailleurs, même si elle avait pu s’enfuir, elle ne pouvait espérer récupérer la pierre du Chaos, et sans elle, la cause de Tarod était perdue.

Il avait passé la nuit précédente agenouillé devant la chandelle votive qui brûlait dans son étude, priant avec ferveur pour un signe. L’aube l’avait trouvé les yeux cernés, épuisé, mais la certitude au cœur. Raide, il s’était assis à sa grande table et avait pris les deux lettres qui s’y trouvaient, les relisant pour la centième fois. Il connaissait déjà leur contenu par cœur : celui de la requête officielle de la Dame Matriarche Ilyaya Kimi pour le Conclave des Trois, ainsi que celui du rouleau raide qui était arrivé le lendemain, portant le sceau de la Cour de l’Île d’Été, écrit personnellement par le Haut Margrave Fenar Alacar, porteur de la même requête.

Cyllan chevauchait vers l’arrière du groupe, juste devant les quatre poneys qui portaient les bagages des Sœurs. Finalement, elle était heureuse d’avoir de la compagnie. La nuit précédente, son sommeil avait été hanté de cauchemars tournant autour de la jeune fille exécutée. Les images de ses rêves encore frais à son esprit, elle n’avait aucun désir de rester seule avec ses pensées. Ses compagnes appréciaient le paysage, la conversation restait superficielle, et donc sans danger. Le seul élément inquiétant était la femme brune au visage émacié qui chevauchait un peu devant elle.

Deux ans plus tôt, Cyllan avait assisté à un procès dans une ville de la Province de Wishet où elle s’était rendue avec les conducteurs de son oncle. Les souvenirs de l’événement lui donnèrent quelque espoir. C’était un Initié qui avait présidé, et les preuves des deux parties avaient été entendues avec une impartialité rassurante. Le verdict final était juste, même s’il n’avait pas été populaire. Ici, il n’y avait pas d’Initié, et c’était peut-être aussi bien. Le Cercle avait tellement envie de trouver la complice du Seigneur du Chaos que le jugement d’un Adepte pourrait être biaisé… Cyllan posa à nouveau le regard sur la jeune fille, et ses lèvres formulèrent une prière silencieuse aux puissances, Ordre ou Chaos, qui pourraient éviter une trop lourde erreur judiciaire…

Il avait peut-être eu tort de railler les deux hommes et leurs superstitions. Si ces amulettes les rassuraient, quel mal y avait-il à ça ? Mais il avait senti quelque chose de bien plus sinistre derrière cette altercation… l’écho de la triste affaire de Hannik. La peur engendrait le soupçon, qui se transformait vite en hystérie. Si un porte-bonheur suffisait à vous faire soupçonner d’allégeance au Chaos, combien de temps faudrait-il pour que le moindre acte, la moindre parole, le moindre geste soient interprétés comme des signes de trahison ?

Le cheval de Tarod piaffait d’impatience à côté du dernier des cinq chariots de bois qui se traînaient sur la grand-route reliant Han à la Province de Wishet. Le poids inhabituel d’une lourde épée lui battait la jambe ; il aurait aimé pouvoir s’en débarrasser, et dépasser la caravane qui l’obligeait à aller au pas depuis deux jours. Seul, il aurait voyagé léger, et vite… mais il avait donné sa parole aux anciens de la ville de Hannik. Il ne pouvait pas la renier sans attirer l’attention, ce dont il préférait se passer.