Extraits

La nuit, les jardins, derrière le manoir de Coeur Volé, étaient inquiétants.

Parfois, lorsqu'un fort vent pliait les branches et bousculait les plantes et les fleurs, Trig croyait voir les statues s'animer également. Une tête de marbre semblait le suivre des yeux alors qu'il déambulait dans le jardin. Où il croyait voir un index pointé dans une autre direction, comme pour lui dire : « Par là. Tu traques les secrets, Trig ? Il y en un caché là-bas... »

Or, il savait déjà où étaient les secrets car il leur rendait visite presque tous les jours.

Il avait établi un parcours rituel. D'habitude, c'était la chambre de M. et Mme Mellon qu'il observait en premier, caché dans un coin sombre. C'était là, selon lui, que tout avait commencé. Ses parents prétendaient que les malheurs de cette famille se perdaient dans la nuit des temps. « Je t'interdis de tourner autour des filles Mellon, Trig. Il vaut mieux ne pas avoir affaire à eux. Leur lignée est maudite depuis des générations... », lui avait répété son père, maintes et maintes fois.

Samantha ressemblait de plus en plus à sa grande sœur. Tous les Mellon avaient un air de famille prononcé, avec leurs magnifiques cheveux blonds, leur sex-appeal et leur élégance naturelle. D'ailleurs, on prenait souvent Sophie et Sebastien pour des jumeaux. Ils n'avaient qu'un an de différence d'âge, et ils étaient si liés que c'en était troublant.

Samantha était leur cadette de cinq ans, et ce n'était qu'en grandissant que les traits des Mellon s'étaient affirmés chez elle. La seule chose qui la démarquait de cet de famille était ses yeux. Quand ceux de Sophie et Sebastien étaient d'un bleu paon spectaculaire, avec des étincelles inquiétantes, une lueur rebelle, les siens, très clairs, étaient doux, presque humbles.

Keely avait le cœur serré en la regardant. Sophie aurait été moins malheureuse si son caractère avait davantage ressemblé à celui de sa sœur.

En vérité, il était loin d'être enchanté, car il détestait cette partie du parc, où il ne se sentait jamais vraiment à l'aise à cause de toutes ces statues bizarres.

Il y en avait tant...

Des anges dont les ailes évoquaient plutôt celles de chauves-souris que de tendres chérubins ; des nymphes dénudées, les bras levés devant le visage, comme pour se protéger d'un danger invisible au commun des mortels ; des gargouilles amaigries et des pleureuses éplorées dont le visage disparaissait sous de sombres capuchons... Des serpents de marbre, prêts à vous mordre par surprise ; des faunes en bronze à l'air sinistre...

Sans compter, bien sûr, Eve la fautive, la déchue, la figure féminine assaillie par quelque force surnaturelle, et inexplicablement laissée là, engloutie par les fougères. Dix ans auparavant, on ne distinguait déjà plus d'elle qu'une main blanche et son visage pâle ; aujourd'hui, elle n'était probablement plus qu'un souvenir sur lequel la nature avait repris ses droits.

Cela faisait longtemps qu'Imogene Mellon ne croyait plus en la justice terrestre.

Peut-être que tout avait commencé lors de sa nuit de noces, pensait-elle en descendant lentement les larges marches de l'escalier baroque de Coeur Volé au point du jour. La plus longue nuit de sa vie.

La nuit au cours de laquelle elle avait découvert que son bel époux, malgré sa position sociale très en vue, n'était pas normal.

Il lui fallait peut-être formuler les choses autrement. Du temps de sa jeunesse, « pas normal » était un euphémisme pour homosexuel, et de nombreuses jeunes femmes s'étaient retrouvées mariées à des hommes qui cherchaient simplement un paravent. Imogene croyait honnêtement qu'elle aurait eu la force de vivre ainsi, du moment qu'elle et Adler auraient appris à être amis.

Mais elle avait découvert qu'Adler n'avait rien contre les femmes – au contraire. Il aimait particulièrement les faire souffrir. Oh, rien de tragique. Rien qui laissait des marques sur la peau ou demandait des soins. Il appelait cela « mettre du piment dans la vie de couple », et prétendait que si l'on jetait un œil dans n'importe quelle chambre à coucher de la ville, on y trouverait quelques « jouets » semblables à ceux qu'il employait.

Sam se saisit des deux plats aussi habilement que si elle avait été serveuse, et Kelly respira profondément avant d'ouvrir la porte. Elle scruta les invités, arrivés en masse pendant qu'elle était dans la cuisine, cherchant Jacob du regard.

Elle l'aperçut presque aussitôt. Il se tenait près de la porte, et serrait la main à un inconnu, grand, brun, séduisant, qui, en fait, ne lui était pas inconnu du tout.

C'était Tom Beckham.

— Maman ?

Samantha, encore en robe de chambre, se tenait une dizaine de marches au-dessus d'elle.

— Ça va ?

— Je vais très bien, oui...

Quelle question ridicule. Il était évident qu'elle n'allait pas bien.

On lui avait dit qu'il lui restait encore un ou deux mois à vivre, pas plus.

— Je vais bien, répéta-t-elle. Retourne te coucher.

— Tu veux prendre ton petit déjeuner ?

— Non.

Samantha hésitait sur l'attitude à adopter, la main sur la rampe de l'escalier.

— Je peux faire quelque chose pour toi ? insista-t-elle.

« Je veux vivre. Et je veux que justice soit faite. Pour mon propre corps martyrisé, et pour mes enfants auxquels on a empoisonné la vie. »

Son regard se détourna des yeux angoissés du dragon condamné pour contempler l'armure brillante, les cuisses musculeuses et les puissantes épaules, puis les yeux enflammés et assoiffés de domination de saint Georges.