Le moment fraternité

Ce festin où s’ouvraient tous les cœurs, l’image m’en revient, si onirique que je ne sais plus faire la part de l’hallucination. C’était la place de la Révolution à La Havane, dans la nuit chaude du 1er janvier 1966, éclaircie çà et là par la lumière crue des projecteurs. Dix mille hommes et femmes, au moins, autour de grandes tables en bois, bières en packs, plat unique avec congri, riz, haricot noir et poulet. Le même plat pour tous, sous la statue de José Marti où Fidel d’habitude harangue la foule. Au pied des gradins, autres tables, mais même menu spartiate. Les commandants en vert olive. Quelques civils. Fidel a laissé passer l’heure, selon son habitude ; prérogative du chef. Mais ce soir, c’est par inadvertance, pris par sa passion d’expliquer, de raconter, de détailler. Les premières photos prises en Bolivie du Che et des amis à peine arrivés lui sont parvenues la veille. Il me les a montrées avant la fête, dans son petit appartement, en égrenant les souvenirs de la Sierra Maestra, ses démêlés avec les vieux communistes, le dégoût qu’il en a gardé, la rage qu’il ressent devant les bureaucrates de Moscou. “Les Russes, dit-il, c’est un peuple de géants dirigés par des nains.” Il répète la formule. Il parle du Che en frère aîné, avec une lucidité pointilleuse, sourcilleuse : ses qualités, ses défauts, combien l’Argentin a toujours eu du mal à communiquer, à faire groupe, tout intérieur, allant au bout de lui-même, trop loin, dangereusement. Et il en parle avec une affection profonde. Conclusion : les dés sont lancés, la Cordillère des Andes sera demain la Sierra Maestra de l’Amérique. Ce continent va se soulever, c’est sûr ; 1967 sera une année pas comme les autres, un lever de rideau sur un nouveau monde. Minuit approche. Tout le monde debout. On entonne l’Internationale. La bière a tiédi dans les verres. On trinque. On se regarde. Clins d’œil. Une fièvre calme. Nous sommes quelques-uns unis par ce sous-entendu complice : la viscérale parenté du conspiratif et du fraternel, je ne l’ai jamais autant ressentie qu’à ce moment-là, béni entre tous. C’était à La Havane, le 31 décembre 1966, aux douze coups de minuit, avant que tout ne commence, avant que l’histoire des hommes ne recommence, pour de bon, pour de vrai, devant un banquet populaire démesuré et chaleureux.