Le Nôtre

"ANDRÉ LE NÔTRE

L'Espace souverain

En 2013, est commémoré le quatrième centenaire de la naissance, à Paris, d'André Le Nôtre. J'avais rappelé son souvenir sous la coupole de l'Institut, à l'occasion du trois centième anniversaire de sa mort, en séance publique de l'académie à laquelle j'appartiens, le 24 novembre 2000. Dans sa rubrique nécrologique de septembre 1700, le mercure galant annonçait ainsi la mort d'un homme illustre, décédé à 87 ans dans sa belle maison du jardin des Tuileries :

«Le Roy vient de perdre un homme rare, et zélé pour son service, et fort singulier dans son Art, et qui luy faisoit honneur. C'est Mr le Nostre, Controlleur Général des Bastimens de Sa Majesté, Jardins, Arts et Manufactures de France. Le Roy l'avoit honoré de l'Ordre de Saint-Michel, pour marquer l'estime et la distinction qu'il en faisoit. Jamais homme n'a mieux scu que luy tout ce qui peut contribuer à la beauté des Jardins, et l'Italie même en convient. Pour tomber d'accord de son grand sçavoir là-dessus, il ne faut que jetter les yeux sur les Jardins de Versailles et des Tuilleries, et l'on ne pourra refuser l'admiration que l'on doit à ses ouvrages. Il ne laissoit pas autant de couvert dans les Jardins dont il ordonnoit [sic], qu'auraient souhaité de certaines gens, mais il ne pouvoit souffrir les vues bornées, et ne trouvoit pas que les beaux Jardins dussent entièrement ressembler à des Forests. Il estoit estimé de tous les Souverains de l'Europe, et il y en a peu qui ne luy ayent demandé de ses desseins pour leurs Jardins. On ne doit pas s'étonner si l'on a veu sous le règne du Roy de Grands Hommes de tous les Arts. Comme ce Monarque a soin de leur fortune, ils ont plus de temps pour étudier, et pour se rendre parfaits dans tout ce qui peut contribuer à la satisfaction et à la gloire de la France.»

Soigneusement pesés, les termes de cet éloge font allusion à des épisodes précis de la carrière du disparu, bien connus du rédacteur, que l'on serait tenté, en considérant l'argumentaire final sur Louis XIV et ses grands hommes, d'identifier avec Charles Perrault lui-même. Curieusement, l'auteur des deux volumes parus en 1696 et 1700 sur Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, n'avait pas retenu Le Nôtre parmi les cent-deux illustres célébrés, au nombre desquels on trouve pourtant La Quintinie, son collaborateur. Peut-être Perrault a-t-il voulut réparer son oubli en rédigeant la notice du Mercure. Car cet oubli, Le Nôtre ne l'a jamais connu au cours de l'histoire et comme la passion pour les jardins n'a jamais été aussi vive et universelle que de nos jours, nos contemporains n'ont pas manqué de renouveler l'hommage rendu au grand homme, en célébrant le jardinier «total», l'artiste, l'ingénieur et le praticien, mais aussi «l'homme heureux» décrit avec esprit par Erik Orsenna, «le bonhomme», souriant comme La Fontaine sous les boucles de sa grande perruque. En 2000, pour le tricentenaire de sa mort, plusieurs colloques à Versailles et à Chantilly, à Sceaux et à Saint-Germain-en-Laye avaient réuni des centaines de participants venus de tous les pays d'Europe. Des expositions furent organisées à Chantilly, à Sceaux et l'attention est attirée sur tous les grands chantiers de restauration de ses jardins, Versailles, Meudon, Saint-Cloud, sans oublier Vaux-le-Vicomte. Livres et articles ont foisonné. En cette année 2013, pour le quadricentenaire de sa naissance, d'autres manifestations sont prévues, notamment un important colloque international et une exposition à Versailles.

Sous la coupole, il y a près d'un siècle, la mémoire d'André Le Nôtre avait déjà été célébrée. C'était le 24 octobre 1908, au cours de la séance publique des cinq académies présidée par Ernest Babelon, mon grand-père. L'orateur était Jules Guiffrey, délégué de l'Académie des beaux-arts, un homme resté cher au coeur de tous les historiens d'art comme l'un des premiers artisans de la recherche en archives sur les artistes. De sa communication il allait tirer, en 1912, la première biographie du grand jardinier, André Le Nostre. Étude critique, parue dans la collection «Les Grands Artistes» chez l'éditeur Henri Laurens : une centaine de pages précises et documentées qui allaient lancer le sujet, repris ensuite par tant d'historiens parmi lesquels je citerai seulement Ernest de Ganay (1962), Franklin Hamilton Hazlehurst (1980) et Thierry Mariage (L'Univers de Le Nôtre, 1990). J'ajouterai aussi la thèse d'Aurélia Rostaing soutenue à l'École des chartes en 1995 sur André Le Nôtre et les Jardins français du XVIIe siècle.

Sur Le Nôtre, les Français ont développé un complexe de propriété qui tient d'abord à son nom que les contemporains se plaisaient à décliner. Rien de semblable pour Le Vau et Le Brun : on n'a jamais parlé des châteaux du Vau ni des peintures du Brun. Au contraire, La Bruyère parle des «demeures de quelques gens chez qui un Nautre va tracer et prendre des alignements» ; La Fontaine prolonge l'exercice : «Tout chemin est allée au royaume du Nostre», suivi par la veuve Scarron lorsqu'elle faisait aménager ses jardins de Maintenon : «Le Roi m'y envoya M. Nautre.» Du créateur à l'oeuvre, il n'y a qu'un pas à franchir, un passe-pied comme disent les jardiniers, et voici les Français propriétaires de tous les jardins «à la française» plantés dans leur royal hexagone et dans tous les pays à la ronde. C'est, comme le vin de Champagne, l'une de nos valeurs universelles, le jardin français, par opposition aux prétendus «jardins de nature» inventés, avec l'aide des Chinois, par nos rivaux héréditaires, les Anglais. Certes, les mythes sont nécessaires mais il faut savoir les contourner, comme nous allons le faire en vous proposant quelques réflexions..."

(source ; http://www.amazon.fr/N%C3%B4tre-Jean-Pierre-Babelon/dp/2330019122/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1388013243&sr=1-1&keywords=jean-pierre+babelon)