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Nous nous étions mariés par intérêt : moi, pour être à l’abri du besoin et ne pas me retrouver à la rue dans un pays étranger ; et lui, pour avoir une épouse légitime, qui lui permette de prétendre à l’immense héritage de sa mère, morte en désespérant de voir son fils libertin s’assagir. Une fois nos objectifs atteints, notre mariage avait été une belle histoire d’amitié, et c’était précisément pour cette raison que je n’avais pas l’intention de m’habiller en noir ni de pleurer à chaudes larmes une absence qui n’avait rien de nouveau.
Afficher en entierLa traversée a bord de l'André Lebon avait été un puits sans fond de nausées et de mal de mer, jusqu’à ce qu' un midi une surprenante quiétude envahisse le paquebot, m'obligeant a faire l'effort déplaisant d'entrouvrir les yeux, comme si cela allait me permettre de savoir pourquoi il avait cessé de se battre contre la houle pour la première fois en six semaines. Six semaines ! Quarante jours atroces, dont je me souvenais n'avoir passé qu'un ou deux sur le pont, au prix d'un grand courage. Je n'avais vu ni Port-Said, ni Djibouti, ni Singapour...
Je n'avais même pas été capable de m'approcher des hublots lorsque nous avions traversé le canal de Suez ou accosté a Ceylan et a Hong Kong. L'abattement et le mal de mer m'avait clouée sur la petite couchette de ma cabine de seconde depuis le départ de Marseille, le matin du dimanche 22 juillet, et ni les infusions de gingembre, ni les inhalations de laudanum, qui m’abrutissaient, n’étaient parvenues a soulager ma détresse.
La mer n’était pas mon élément.
Afficher en entierHélas, nous ne vîmes que la courte portion du Bund qui appartenait à la France, car monsieur Favez tourna à gauche pour prendre le boulevard ÉdouardVII, nous privant ainsi des merveilles d’architecture de la rue la plus impressionnante de Shanghai, où se succédaient les hôtels les plus luxueux, les clubs les plus sélects, les immeubles les plus élevés, et les banques, les compagnies et les consulats les plus importants – le tout donnant sur les eaux sales et malodorantes du Huangpu.
La Concession française fut une surprise très agréable. Je craignais d’y trouver des quartiers aux rues étroites et des maisons à toit cornu, typiques de la Chine, mais c’était en réalité un endroit charmant, qui, avec ses adorables villas à façade blanche et ses jardins débordant de massifs de lilas, de rosiers et de hennés, avait le caractère résidentiel des faubourgs de Paris. Il y avait des clubs de tennis, des cabarets, de petites places jalonnées de sycomores, des jardins publics où des mères cousaient près du landau de leur bébé, des bibliothèques, un cinématographe, des boulangeries, des restaurants, des boutiques de mode, de cosmétiques… Si je m’étais trouvée à Montmartre, dans les pavillons du Bois ou dans le Quartier latin, je n’aurais pas fait la différence. De temps à autre, ici ou là, on apercevait depuis l’auto une maison chinoise, avec ses portes et fenêtres peintes en rouge, mais c’était une exception dans ces quartiers français propres et plaisants. Aussi, lorsque monsieur Favez arrêta son véhicule devant le portail en bois d’une de ces résidences orientales, sans nous avoir fait part d’une course ou d’une quelconque tâche qu’il aurait eu à effectuer avant de nous déposer chez Rémy, je ne sus quoi penser.
— Nous y voilà ! lança-t-il gaiement avant d’éteindre le moteur et de descendre de l’auto.
Sous une des deux sphères de papier rouge ornées de caractères chinois qui étaient suspendues de part et d’autre du portail, dépassait une chaîne sortant de l’intérieur de la maison par un trou pratiqué dans le mur. Monsieur Favez la tira d’un coup sec et revint m’ouvrir la portière et m’aider galamment à m’extraire du véhicule. Mais sa main, qui m’attendait, resta tendue ; une paralysie foudroyante s’étant emparée de mon corps, j’étais incapable de bouger. Jamais en vingt ans Rémy ne m’avait dit qu’il vivait dans une maison chinoise.
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