Extraits

— Tu ne bois pas avec les autres ?

Lira se tient près de l’échelle qui mène au gaillard d’avant. Elle a enroulé vaguement autour d’elle une couverture et dès que celle-ci glisse, elle la relève sans tarder. J’essaie de ne pas noter la grimace qui apparaît sur ses traits lorsqu’elle fait un mouvement brusque, tirant sur le côté de sa poitrine opérée, et remuant un peu trop sa blessure. Je tends mon bras pour l’aider à monter, et elle me fusille du regard.

— C’est quoi, ça ? Tu veux que je tranche ce qui dépasse ?

Je garde ma main tendue entre nous.

— Pas plus que ça.

— Alors, enlève ça de mon visage, s’il te plaît.

Elle finit de grimper sur cette partie du pont, et vient s’installer à côté de moi. Le bord de sa couverture effleure mes bras. Les nuits se sont drôlement rafraîchies, à tel point que j’en suis arrivé à me dire que dormir avec mes bottes est le seul moyen de conserver mes orteils attachés. Malgré le froid, être à l’avant du Saad pour regarder les étoiles et écouter le son du navire voguer vers l’aventure reste unique. C’est un moment spécial qui suffit à me réchauffer, bien plus que de m’enfermer dans ma cabine.

— Je suis pas complètement invalide, me fait remarquer Lira.

— Un peu quand même.

Je n’ai pas besoin de me tourner vers elle pour savoir que ses pupilles brûlent de rage en cet instant précis. C’est comme si cela suffisait à radoucir l’air près de moi. Quand la jeune fille regarde quelqu’un, principalement moi, on le ressent presque autant qu’on peut le voir. Si ses yeux n’étaient pas d’une nuance si étonnante de bleu, on aurait pu jurer que ce n’étaient que deux tisons incandescents, tout juste sortis du feu.Je passe un doigt sur le collier págosien qui pend à mon cou, tout comme le coquillage est accroché à celui de Lira. Cette petite goutte d’eau est la clé de tout, le moyen de mettre fin à une guerre qui a duré des générations.

— Si à un moment tu te fais à nouveau tirer dessus, je promets de te traiter comme si tu étais devenu incapable de faire le plus simple des gestes par toi-même.

Elle enroule ses bras autour de ses genoux pour se protéger du froid.

— Je vois bien à quel point tu aimes quand je suis à côté de toi pour t’aider à marcher, alors que tu n’es même pas blessé à la jambe, dit-elle.

— Je serais flatté que tu cherches une excuse pour me tenir la main.

— Ou tout simplement un prétexte pour te tirer dessus.

Elian

Je me retourne vers Lira dont la pointe des cheveux est recouverte de givre.

— Essaie de ne pas respirer. L’air pourrait geler et rester bloqué à mi-chemin.

Lira enfonce un peu plus sa capuche sur sa tête.

— Tu devrais éviter de parler dans ce cas, me répond-elle. Personne ne voudrait que tes mots soient congelés, préservés pour l’éternité.

— Ce sont pourtant des perles de sagesse.

Je distingue à peine les yeux de Lira sous la masse de fourrure sombre de son manteau. Mais le rictus forcé qu’adoptent ses lèvres est toujours là, je le sais. Il s’attarde sur son visage, dans un amusement calculé, alors qu’elle réfléchit déjà à sa prochaine saillie. Prêt à décocher le coup suivant. Elle déloge une stalactite de glace de ses cheveux, indifférente à la beauté de la sculpture naturelle.

— Si les perles en sont réduites à ça ces jours-ci, il faut que je songe sérieusement à investir dans les diamants.

Je rétorque, d’un air suffisant.

— Ou l’or. J’ai entendu dire que c’était une valeur sûre.

Kye secoue son épée pour en détacher la neige et se moque.

— Quand vous aurez fini de tenter de me faire vomir, on pourra avancer.

— Tu es jaloux parce que je ne flirte pas assez avec toi ?

Madrid pose la question en se réchauffant les doigts, frottant la gâchette de son arme.

— Je n’ai pas besoin que tu flirtes avec moi. Je sais déjà que tu me trouves absolument irrésistible.

Madrid rengaine son fusil.

— C’est pourtant plutôt facile de te résister quand tu es engoncé dans ce genre de tenue.

Kye baisse les yeux pour inspecter son manteau rouge au poil soyeux, ajusté confortablement à sa svelte silhouette. Le col en fourrure se blottit contre sa mâchoire et cache le bas de ses oreilles, donnant l’impression qu’il n’a pas de cou. Il lance un sourire à Madrid.

— Tu veux dire que je suis bien plus sexy quand je ne porte rien ?

Torik laisse s’échapper un soupir cinglant et se pince l’arête du nez. Il ne semble pas disposé à faire preuve de patience. Je ne suis pas sûr que ce soit du fait que depuis quelques heures nous n’avons plus rien à manger, ou si ça vient de l’impossibilité pour lui de rester en bermuda dans ce froid polaire.

— J’ai l’impression de devoir me coltiner des ados qui ont les hormones qui les travaillent, alors que je suis en pleine mission. Ce n’est pas comme si celle-ci pouvait nous coûter la vie à tout instant non plus. C’est quoi la prochaine étape ? Vous allez vous laisser des mots doux dans des bouteilles de rhum vides ?

— D’accord, admet Madrid. Maintenant, c’est moi qui me sens mal.

Elian

— Ah, c’est toi la princesse ? demande Lira.

D’ordinaire, le mépris dont fait preuve la jeune fille pour son entourage et quiconque la côtoie me divertit follement, mais là, je l’avertis d’un regard appuyé de ne rien dire d’inconvenant. Mais elle ne le remarque pas, ou elle s’en contrefiche. J’ai mon opinion sur la solution la plus plausible. Yukiko acquiesce.

— Je n’avais pas idée que le prince recrutait encore de nouveaux membres à bord du Saad.

— Je ne suis pas une recrue, répond Lira. Je suis là pour le tuer, c’est tout.

C’est à elle maintenant de fixer avec intensité la princesse.

— Ainsi que tous ceux qui pourraient me gêner.

Kye tente, sans trop de succès, d’étouffer un léger rire du revers de sa main.

Elian

Alors que je quitte enfin la grande salle du trône, Lira m’attend. Elle a un pied appuyé sur les battants de glace. Ses cheveux sont trempés à cause du froid et de l’humidité ambiante. Elle porte un tricot épais qui rend encore plus frêles ses minuscules poignets. Elle me voit sortir, relâche sa respiration et s’écarte de l’entrée. Je lui demande aussitôt :

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

Elle fait comme si de rien n’était.

— Je voulais m’assurer que tu n’étais pas mort.

Je ne suis pas très convaincu de son excuse et le lui fais savoir.

— Oui. Tu écoutais aux portes.

Elle lève les sourcils, me défiant d’y faire quoi que ce soit.

— Et maintenant, j’ai fini.

— Le soleil se couche dans une heure ! hurle le prince.

— C’est pourquoi on doit se dépêcher !

La respiration de Yukiko se condense en petits nuages dès qu’elle franchit ses lèvres. Le blizzard étouffe les voix, mais je peux tout de même entendre Elian soupirer. Ses épaules s’affaissent un peu, et il jette un regard à la troupe derrière lui, pour s’assurer que tout le monde suit.

— C’est faisable ! nous crie-t-il.

Je me demande qui il essaie de convaincre le plus, lui ou nous ?

— Je ne suis pas sûr de pouvoir marcher sans mes orteils, gémit Kye.

— Dans ce cas, Madrid te portera.

— Je n’ai plus d’orteils non plus. Ni de doigts à vrai dire, répond-elle.

La femme lève ses mains gantées et geint à son tour.

— Je crois que j’en ai perdu quelques-uns, hier.

— Au moins, ils seront bien conservés.

— Le moment venu, je veux que la Dévoreuse de Princes meure de ta lame.

[...]

— Je peux t’assurer que la prochaine fois qu’elle se tient devant moi, je ne cillerai même pas.

Je sens la boussole s’agiter contre ma main, et son aiguille, lentement, qui change de position.

Lira

— Je dois te mettre en sécurité, dis-je à Elian. On va nager et si j’éteins le feu, tu pourras te réfugier derrière tes hommes.

Le prince me dévisage furieusement.

— Hors de question que je me cache !

Un fracas retentit derrière la rangée d’icebergs alors que ma mère fonce à travers. Je ne suis pas certaine de ce qu’elle fait. Utilise-t-elle sa magie ou défonce-t-elle tout bonnement la glace à poings nus ? Le simple choc suffit déjà à faire trembler l’eau. Je sais que ce mur de fortune ne tiendra pas à l’infini.

— Très bien. Ne te cache pas, cours plutôt ! Je m’en fiche, du moment que tu files d’ici.

Elian a un rire avec un temps de retard, il semble épuisé.

— Tu n’as pas bien compris, me dit-il en me prenant la main. Je ne te quitte pas d’une semelle.

— Elian, je…

— J’espère que tu ne vas pas dire quelque chose d’héroïque, ou envisager de te sacrifier. Ça pourrait me faire croire que tu as réellement un peu d’humanité en toi.

Cela m’arrache un rictus.

— Ce serait d’un ennui.

Il hoche la tête, et me serre contre lui. Les icebergs que j’ai dressés s’entrechoquent. De larges blocs de glace s’écroulent autour de nous en de monstrueux grêlons. C’est comme si le monde s’effondrait.

— Si je t’apprécie autant, ce n’est pas pour ta gentillesse, dit Elian.

Son front touche le mien, ses lèvres flottant au-dessus des miennes.

— Cela en dit long sur tes problèmes psychologiques.

Il m’embrasse alors, rapidement. Il est le seul à avoir fait preuve de tant de délicatesse avec moi. Les icebergs tombent et l’impact déclenche une vague assez haute pour tous nous engloutir. Je prends Elian dans mes bras, et je laisse ma magie nous envelopper. Elle nous protège de toute cette neige qui menace de nous écraser au fond de la douve.

— Majesté, dis-je.

— Tu es déjà là.

Sa voix est mélodieuse. De la musique à mes oreilles, et je ne m’y suis pas encore fait. Chaque mot a l’air de contenir un refrain, et un ordre royal.

— Si tu le désires, je peux partir, et revenir plus tard.

Lira esquisse un sourire, et le temps s’efface désormais.

— Vraiment ?

Elle adopte un ton taquin, tout comme le mien.

— Cela me donnerait un petit délai pour me préparer. Je voulais t’ériger une statue.

Je lui tends la main.

— Quelle délicate attention !

— Quand vous aurez fini de tenter de me faire vomir, on pourra avancer.

— Tu es jaloux parce que je ne flirte pas assez avec toi ?

Madrid pose la question en se réchauffant les doigts, frottant la gâchette de son arme.

— Je n’ai pas besoin que tu flirtes avec moi. Je sais déjà que tu me trouves absolument irrésistible.

Madrid rengaine son fusil.

— C’est pourtant plutôt facile de te résister quand tu es engoncé dans ce genre de tenue.

Kye baisse les yeux pour inspecter son manteau rouge au poil soyeux, ajusté confortablement à sa svelte silhouette. Le col en fourrure se blottit contre sa mâchoire et cache le bas de ses oreilles, donnant l’impression qu’il n’a pas de cou. Il lance un sourire à Madrid.

— Tu veux dire que je suis bien plus sexy quand je ne porte rien ?

— Vous connaissez la routine habituelle, dit-il en remontant à bord. Tout ce qui est acéré, contondant, ou mortel, direction le sac.

Il me fixe un instant.

— Je ne sais pas si tu vas tenir dedans.