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L’infirmière lui proposa de rester seul avec le corps quelques instants. Il accepta. Il venait de passer la majeure partie de la semaine dans l’unité de soins intensifs au chevet de sa mère : la laisser lui semblait inconcevable. Il se tint donc auprès d’elle, sans rien regarder en particulier, et surtout pas le cadavre, essayant de dresser une liste des choses à faire. Prévenir les proches, des fermiers vivant dans le sud du pays… Appeler le père Lymon à l’église catholique, que Luke ne pouvait se résoudre à fréquenter… Choisir un cercueil. Tant de détails requéraient son attention. Si la marche à suivre lui était familière, c’était qu’il avait dû effectuer ces démarches sept mois plus tôt, à la mort de son père, mais la perspective de devoir recommencer lui semblait insurmontable. Dans des moments comme celui-là, il ressentait encore plus l’absence de son ex-épouse. Tricia s’était révélée une aide précieuse dans les difficultés. Infirmière de métier, elle savait garder la tête froide et, même aux prises avec le chagrin, elle ne se départait pas de son pragmatisme.
Le temps de se lamenter sur la tournure qu’avaient prise les événements était révolu. Maintenant, Luke était seul et il devrait se débrouiller par lui-même. Il rougit de confusion en se rappelant combien sa mère tenait à la pérennité de son mariage avec Tricia, elle l’avait assez sermonné à ce propos. Cédant à un réflexe de culpabilité, il jeta un coup d’œil à la morte.
Elle avait les yeux ouverts. Une minute plus tôt, ils étaient clos. Une bouffée d’espoir enfla dans la poitrine de Luke. Mais il savait que le phénomène ne signifiait rien, produit d’une simple impulsion électrique parcourant les nerfs, tandis que les synapses arrêtaient de fonctionner, comme une voiture crachant les derniers gaz contenus dans le moteur. Il allongea la main et referma les yeux du cadavre.
Afficher en entierSans quitter le miroir des yeux, je m’interrogeais sur notre rencontre du lendemain. Lorsque nous nous regarderions, nous pourrions croire que le temps s’était arrêté. Depuis quand n’avais-je pas revu Jonathan ? Cent soixante ans ? Je ne me souvenais même plus en quelle année il était parti. Je fus étonnée de me rendre compte que je n’étais plus aussi amère et ambivalente en songeant à lui. Cela avait pris des décennies, mais ma souffrance s’était réduite à un simple élancement douloureux.
Afficher en entierJ’allai voir Edgar, le majordome chargé de surveiller l’ensemble du personnel et de gérer la maison. Comme tous ceux qui avaient trouvé leur place dans ce foyer, du maître aux serviteurs, Edgar avait un cœur suspicieux et malhonnête. On pouvait donc compter sur lui pour ne pas faire correctement son travail, mais sans excéder certaines limites. Si l’on aspire à avoir une demeure bien tenue, c’est un déplorable trait de caractère chez un domestique ; en revanche, au manoir où les conventions et les scrupules n’avaient pas droit de cité, c’était l’idéal.
Afficher en entierElle le regarda d’un air incrédule, mais avec le sourire. Puis elle s’endormit. Il l’attira contre lui, referma ses bras autour de son corps de sylphide. Il ne se rappelait pas avoir éprouvé des sentiments similaires excepté pendant ce misérable moment à la pizzeria avec ses filles, quand il avait eu envie de les fourrer dans sa voiture de location et de les ramener dans le Maine. Bien sûr il avait fait le bon choix – les filles étaient mieux avec leur mère –, mais il serait hanté pour toujours par le souvenir de l’instant où il avait dû prendre le volant pour s’éloigner d’elles.
Afficher en entierJe continuai à observer Adair et Jonathan : manifestement nous avions des soucis plus immédiats. Les femmes ne s’attroupaient plus autour de l’aristocrate européen, mais de la haute silhouette de l’étranger. Elles le guettaient, dissimulant leur attention derrière leur éventail, attendaient près de lui en rougissant pour lui être présentées. Ce n’était pas la première fois que je voyais ces expressions et je compris à cet instant que cela ne changerait jamais : partout où irait Jonathan, les femmes tenteraient de le posséder. Même s’il ne les encourageait pas, elles le poursuivraient toujours. Si la compétition avait été rude à Saint Andrew, maintenant Jonathan ne serait plus jamais à moi seule. Je serais toujours condamnée à le partager.
Afficher en entierCependant je comprenais. À ma manière, j’aimais le village et je n’avais nul désir de le voir ruiné. Même si ma propre famille connaissait des difficultés, même si les habitants de Saint Andrew m’avaient traitée comme une misérable et échangeaient des ragots dans mon dos, je ne pouvais pas emmener avec moi la clef de voûte de la communauté. Assise en face de Jonathan, la mine grave, je compatissais à la détresse qu’il venait de me révéler. Dans le même temps, une effroyable panique s’emparait de mon esprit : Je ne peux pas satisfaire aux ordres d’Adair.
Afficher en entierTiens, Nevin allait donc à la taverne ! Je devrais faire preuve de prudence. S’il découvrait mes batifolages nocturnes, les choses risquaient de tourner au vinaigre entre nous.
À ce moment nous fûmes interrompues par un coup frappé à la porte. Un domestique des Saint Andrew nous tendit une enveloppe de couleur ivoire libellée à mon nom. À l’intérieur, un message de l’écriture méticuleuse de la mère de Jonathan invitait notre famille à dîner ce soir-là. Le domestique attendait notre réponse sur le seuil.
Afficher en entierLe service venait de s’achever, les fidèles sortaient par les grandes portes du temple et se dispersaient sur le pré communal. Malgré le froid et le vent, les paroissiens s’attardaient à discuter, aussi réticents que de coutume à regagner leurs foyers. Je ne voyais mon père nulle part. Puisque plus personne ne l’accompagnait, il avait peut-être décidé d’assister à la messe catholique. En revanche je repérai immédiatement Jonathan, à la lisière du pré communal, là où l’on attachait les montures et les chevaux attelés. Mon cœur battit plus fort. Jonathan grimpait dans le buggy familial, ses sœurs et son frère attendaient leur tour alignés derrière lui. Il aidait une jeune femme pâle de fatigue à s’installer sur la banquette avant. Elle tenait un paquet dans ses bras – un bébé. La si juvénile épouse de Jonathan lui avait offert quelque chose que je n’avais pas pu lui donner. En voyant l’enfant, je faillis perdre courage et demander au cocher de faire demi-tour.
Afficher en entierDès notre arrivée au manoir, Tilde emmena la fille dans une pièce à l’étage.
— J’enverrai une domestique avec de l’eau pour que tu puisses te laver. (Patience porta une main à sa joue sale, soudain embarrassée.) Je te ferai aussi apporter à manger. Pour l’instant, je vais te chercher quelque chose de plus chaud à te mettre sur le dos. Lanore, tu m’accompagnes ?
Elle fila droit dans ma chambre et commença à fouiller parmi mes vêtements sans m’en demander l’autorisation.
Afficher en entier— Il a fait ce qu’on lui demandait. Compte tenu des circonstances, il aurait été stupide d’agir différemment. L’Inquisition était fière de sa capacité à briser les hommes, elle en avait fait une science. Alejandro a été enfermé dans une cellule si exiguë qu’il devait se rouler en boule pour y tenir ; il entendait les hurlements et les supplications des autres prisonniers jusqu’au lever du soleil. Qui ne serait pas devenu fou dans de telles conditions ? Qui n’aurait pas fait tout ce qu’on lui demandait pour sauver sa vie ?
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