Le Souverain du désert

** Extrait offert par Jane Porter **

1.

Les talons plats des ballerines de Jesslyn Heaton résonnèrent dans le long couloir, comme elle quittait le secteur administratif du bâtiment.

C’était le dernier jour d’école. Tous les élèves étaient déjà rentrés chez eux pour déguster le traditionnel goûter de fête arrosé de punch. Jesslyn n’avait plus qu’à fermer sa salle de classe pour tout l’été.

— Vous partez en voyage, cet été, mademoiselle Heaton ? s’enquit un adolescent de sa voix cassée par la mue.

Jesslyn sourit et leva les yeux de la liasse de courrier qu’elle venait de prendre dans son casier.

— Aaron… Tu ne devrais pas être déjà parti ? Les cours sont terminés depuis quelques heures.

Les taches de rousseur du jeune garçon disparurent, comme il devenait cramoisi.

— J’avais oublié quelque chose, marmonna-t-il en fourrageant dans son sac à dos pour en sortir un petit paquet blanc orné d’un ruban de gaze violette. C’est pour vous…

— Un cadeau ? s’étonna Jesslyn en souriant, avant de caler le courrier sous son bras pour défaire délicatement l’emballage. C’est vraiment une charmante attention, Aaron. Mais il ne fallait pas ! Nous allons nous retrouver l’an prochain, et…

— Non, je ne serai plus ici, coupa-t-il en ajustant les bretelles de son sac sur ses épaules. Nous allons déménager cet été. Mon père a obtenu sa mutation de retour aux Etats-Unis. Nous allons à Anchorage, je crois.

Il y avait six ans que Jesslyn enseignait dans ce petit collège privé des Emirats Arabes Unis, mais elle n’était jamais parvenue à se faire au brusque départ des élèves, dont les parents, travaillant souvent pour une administration internationale, étaient transférés ailleurs au bout de deux ou trois ans.

— Je le regrette Aaron, soupira-t-elle. Sincèrement.

Il haussa les épaules et fourra les mains au fond de ses poches.

— Vous pourrez peut-être faire passer le message aux autres élèves ? Pour qu’ils m’écrivent des e-mails ?

Sa voix s’était brisée. D’émotion, cette fois. Jesslyn perçut sa détresse. Ces enfants étaient soumis à rude épreuve. Sans cesse déracinés, ils devaient se bâtir une nouvelle vie et l’abandonner sitôt qu’ils s’étaient fait des amis.

— Bien sûr, répondit-elle avec chaleur. Tu peux compter sur moi.

Reportant son attention sur le paquet, elle découvrit un foulard de soie bleue qu’elle déplia avant de le passer autour de son cou. Il avait la couleur du ciel de Sharjah au printemps.

— C’est ravissant, Aaron. Je suis touchée… Merci, murmura-t-elle en l’embrassant sur les deux joues.

Visiblement gêné, il répondit par un modeste hochement de tête avant de faire demi-tour et de disparaître en courant vers la sortie.

Après son départ, Jesslyn resta longuement immobile au milieu du couloir. Puis, elle se rendit dans sa salle de classe et balaya la pièce déserte du regard.

Dire qu’une nouvelle année scolaire venait de s’achever… Elle avait l’impression d’avoir découvert la liste des élèves la veille, et se rappelait comment elle avait appris chaque nom par cœur avant le jour de la rentrée… Maintenant, ils étaient partis, et elle avait deux mois de vacances devant elle. Elle était libre.

Enfin, elle le serait quand elle aurait accompli une dernière tâche : laver les tableaux. Ce n’était pas vraiment sa corvée favorite.

Vingt minutes plus tard, elle allait jeter l’éponge au fond du seau et quitter la pièce, quand elle entendit frapper à la porte.

— Vous avez un visiteur, mademoiselle Heaton, lança M. Maddox, alors qu’elle se retournait vers lui.

Elle fronça les sourcils devant le visage perplexe du directeur, qui s’écarta pour céder le passage à…

Non, ce n’était pas possible !

Le cœur battant soudain avec violence, elle contempla, stupéfaite, la haute silhouette de Sharif Fehr qui se tenait sur le seuil.

Ou plutôt, du souverain Sharif Fehr.

Serrant convulsivement l’éponge entre ses doigts, elle entendit à peine l’eau ruisseler dans le seau.

Sharif. Sharif était ici.

Et elle sentit l’adrénaline circuler à toute vitesse dans ses veines.

Le directeur s’éclaircit la gorge et reprit :

— Mademoiselle Heaton, j’ai l’immense plaisir et l’insigne honneur de vous présenter le plus généreux donateur de notre école, Son Altesse Royale…

— Sharif, murmura Jesslyn.

— Jesslyn, répondit celui-ci avec un salut de la tête.

Cette voix… Le seul fait qu’il prononce son prénom semblait effacer les neuf années qui venaient de s’écouler…

La dernière fois qu’elle l’avait vu, elle était si jeune, tellement plus jeune ! Elle n’était alors qu’une toute jeune femme engagée dans sa première année d’enseignement à l’American School of London. Et lui, un prince arabe rebelle, portant des jeans et des T-shirts trop larges.

Aujourd’hui, son apparence avait radicalement changé. Dans sa dishdashah de soie taillée sur mesure — la longue robe blanche traditionnelle —, il ne manquait pas de prestance. Pourtant, sa physionomie était restée la même, depuis son regard perçant jusqu’à sa chevelure noire et brillante.

— Euh, vous vous connaissez ? demanda timidement M. Maddox, visiblement déstabilisé.

S’ils se connaissaient ? Oh oui, songea Jesslyn avec un pincement au cœur, tout en évitant soigneusement les grands yeux noirs dans lesquels elle s’était abîmée autrefois. Leurs vies s’étaient même si intimement unies que lorsqu’ils s’étaient séparés, son âme en avait été brisée…

— Nous… nous avons suivi des cours ensemble, expliqua-t-elle très vite, sans pouvoir empêcher ses joues de rougir.

Lorsqu’elle croisa malencontreusement son regard, elle y discerna une lueur amusée, presque moqueuse ; comme un défi à poursuivre ce mensonge.

Car ils n’avaient pas suivi de cours ensemble. Il avait six ans de plus qu’elle, et lorsqu’elle l’avait rencontré, il était l’un des plus brillants analystes financiers de Londres. Leur relation avait duré plusieurs années, et c’était elle qui y avait mis un terme. En le quittant, elle lui avait dit qu’elle espérait ne plus jamais le revoir.

Et c’était ce qui était arrivé…

Même si, dans un coin de sa tête, elle avait nourri un tout autre rêve. Celui qu’il revienne. Et en fin de compte, il l’avait fait.

Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Que voulait-il ? Parce qu’il voulait forcément quelque chose. Sharif Fehr ne se trouvait pas dans sa classe de Sharjah School sans une raison bien précise.

— Nous avons fréquenté la même fac en Angleterre, précisa-t-elle en affectant un air blasé, s’efforçant à tout prix de dissimuler le choc et la surprise dont elle venait d’être victime.

Elle parvenait mal à respirer. Dans la vie, il y avait les petits amis dont on se séparait en bons termes… Et les autres. Ceux qui avait bouleversé à jamais votre existence. Et Sharif avait accompli ce miracle. Il l’avait profondément affectée, marquant son âme au fer rouge, et le seul fait de se trouver en sa présence lui mettait les nerfs à vif. Oui, elle avait envie d’exploser, de crier… « Danger ! »

— Eh bien, le monde est petit, commenta le principal en leur jetant tour à tour un regard interloqué.

— En effet, renchérit Sharif, sans se départir de son regard si sûr de lui, presque insolent.

Jesslyn serra l’éponge un peu plus fort. Que voulait-il ? Que faisait-il ici ?

Pour sa part, elle était restée enseignante. La vie qu’elle menait était simple. Ses cheveux auburn tombaient librement sur ses épaules, exactement comme neuf ans plus tôt. Et contrairement à lui, elle ne s’était pas mariée, malgré la demande que lui avait faite deux ans auparavant celui qu’elle fréquentait alors. Mais elle n’avait pas pu accepter, sachant que l’amour qu’elle lui portait était incomparable à celui qu’elle avait voué à Sharif.

Mais pour tout dire, elle n’avait jamais aimé quiconque comme elle l’avait aimé, lui…

D’un geste abrupt, elle se retourna pour jeter l’éponge dans le seau, s’essuya les mains et prit son inspiration pour demander d’une voix claire :

— Que puis-je faire pour toi, Sharif ?

— Euh, je pense que vous n’avez plus besoin de moi, conclut le principal, avec une note de déception dans la voix. Je vais retourner dans mon bureau. Bon après-midi, Votre Altesse.

Et, après avoir esquissé un signe de tête révérencieux, il sortit.

Jesslyn frémit en entendant la porte se refermer doucement derrière lui.

Voilà. Elle était seule avec Sharif. Après toutes ces années.

— Assieds-toi, s’il te plaît, demanda ce dernier en désignant son bureau, à l’autre bout de la salle. Il n’y a aucune raison que tu restes debout devant moi.

Elle jeta un coup d’œil vers son fauteuil et pensa qu’elle n’aurait jamais la force de franchir les quelques mètres qui l’en séparaient. Ses jambes chancelaient.

— Et toi, tu veux t’asseoir ? demanda-t-elle en retour.

— Non merci, ça va.

— Alors moi aussi.

Son expression se durcit.

— Je me sentirais plus à l’aise si tu t’asseyais, insista-t-il. S’il te plaît.

Ce n’était pas une simple requête… C’était un ordre, et Jesslyn lui adressa un regard aussi surpris que curieux. Jamais il n’aurait employé ce ton autoritaire avec elle, avant. Il n’élevait jamais la voix. Il exprimait toujours la confiance en lui, le calme et la sérénité. Mais il ne se montrait ni formel, ni impérieux. En ce moment, il était les deux à la fois.

En examinant plus attentivement son visage, elle crut discerner quelques nuances, cette fois. Les années avaient durci ses traits. Ses pommettes étaient plus saillantes, sa mâchoire plus fermement dessinée.

Il n’était plus un jeune rebelle, mais un homme. Et pas n’importe lequel : l’un des plus puissants cheikhs du Moyen-Orient.

— D’accord, dit-elle en posant le seau avant de s’avancer vers l’estrade.

— Tu laves toi-même ces tableaux ? s’étonna-t-il.

— Oui, chaque enseignant est responsable de l’entretien de sa classe, répondit-elle.

— Comment cela ? Il n’y a pas un service d’entretien pour se charger de ça ?

— Nous essayons de faire des économies, répondit-elle en haussant les épaules.

Il y avait déjà six ans qu’elle travaillait au sein du petit collège de Sharjah. L’atmosphère y était agréable… sauf en mai, juin et septembre.

— Est-ce la raison pour laquelle il fait cent degrés, ici ? reprit-il en fronçant les sourcils.

Jesslyn grimaça. Bien sûr, il avait remarqué.

— La climatisation est en marche, mais le système n’est pas assez puissant pour tout le collège, expliqua-t-elle, un brin agacée. C’est pour cela que tu es venu ? Pour dresser la liste des besoins de l’école et veiller à y parer ?

Il afficha une moue dubitative avant de répliquer :

— Si tu acceptes de m’aider, je serais ravi d’apporter ma contribution.

Et voilà. On y était. Il avait un service à lui demander. Jesslyn sentit un poids accablant peser sur sa poitrine et réalisa qu’elle respirait avec peine.

Rassemblant son courage, elle se contraignit à conserver son calme. Voyons, aucune raison de paniquer. Elle ne devait rien à Sharif. Non seulement il lui avait brisé le cœur, mais il lui avait menti. Et c’était ce mensonge qui l’avait contrainte à partir. Il y avait longtemps qu’ils étaient séparés, et elle devait trouver la force de dominer ses émotions et le considérer pour ce qu’il était désormais : un homme de pouvoir habitué à être obéi de tous, qui userait de tout son art de persuasion, de toute sa ruse, mais auquel elle ne devait rien.

Levant les yeux vers lui, elle rencontra son regard inquisiteur. Rougissant, elle se mit à ranger ses papiers pour se donner une contenance et rétorqua nerveusement :

— De quel genre d’aide as-tu besoin ?

— Celle dont tu es spécialiste.