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Mais c'était trop tard. La colère qui avait propulsé cette conversation avait disparu et je savais qu'il ne referait pas l'erreur de se trahir. Lorsqu'il a fini par ouvrir les yeux et me regarder, c'était avec son sourire bienveillant et patient habituel. Un sourire de politicien, ai-je soudain pensé. [...]
- Vous savez, a-t-il repris nonchalamment, Amina est venue nous dire au revoir ce matin avant de partir.
J'ai pincé les lèvres.
- Une gentille fille, Amina. Si douce, si prompte à faire confiance, a-t-il commenté d'un ton songeur. Très différente de vous, non ? Je pense que vous êtes quelqu'un qui ne fait confiance à personne. Je m'en suis rendu compte dès le début. Vous êtes un peu comme moi, d'une certaine façon.
- Je n'ai rien en commun avec vous, ai-je retorqué à travers mes dents serrées. Je n'ai fait de mal à personne.
- Ah oui ?
Il a relevé le menton et m'a observée avec une pointe d'amusement.
- Et si vous disiez cela à Amina, croyez-vous qu'elle serait de votre avis ?
Afficher en entierIl a décroisé les doigts et pris mes mains dans les siennes. Je me suis assise à côté de lui sur son lit, dans la chaleur de cette chambre avec les guirlandes en papier qui ondulaient doucement au-dessus de ma tête. Je n'avais pas envie de pleurer, mais j'avais le sentiment qu'un grand silence se répandait en moi, comme si mon coeur ralentissait pour battre à un rythme normal d'être humain, comme si un grand vacarme qui n'avait cessé de retentir dans ma tête venait enfin de s'arrêter.
Afficher en entierça n'aurait pas du me surprendre et pourtant, j'étais étonnée. Cela montrait bien à quel point j'étais naïve : toutes les fois où il m'avait regardé pendant les jours précédents, quand nous nous tenions ensemble sur le porche et que j'entendais sa respiration s'accélérer, j'avais supposé qu'il ne s'agissait que d'une simple attraction physique. Je n'avais pas encore compris toutes les formes que le désir pouvait revêtir, pas encore compris qu'elles ne prenaient que rarement une forme corporelle.
Afficher en entierIl ne disait presque jamais mon nom, et l'entendre dans sa bouche m'a procuré davantage de plaisir que je ne voulais bien l'admettre. Je me suis tue et, dans le silence, j'ai à nouveau ressenti cette aise grandissante entre nous. Une aise qui prenait la forme exacte de l'air qui nous séparait. Une aise qui, en son centre, renfermait quelque chose de vivant et primal. Je voulais rester là, sans rien dire, et laisser ce quelque chose flotter en moi. D'autant plus que j'avais l'absolue certitude qu'il ressentait la même chose. Jamais je n'avais été aussi certaine de quoi que ce soit.
Afficher en entierQuand on redescendit, il faisait presque nuit et ma mère dormait toujours. Elle avait la bouche grande ouverte et un peu de bave émergeait au coin de ses lèvres, telle la tête d'un petit ver timide. Le garçon marqua une pause, l'air un peu dégoûté, et soudain, je n'eus qu'une envie : qu'il disparaisse. Pas seulement de cette maison, mais aussi de la surface de la Terre. Parce qu'il l'avait vue dans cet état, et parce que (avec une pointe de culpabilité) j'avais honte d'elle. Je l'avais adorée, j'avais eu pitié d'elle, mais désormais j'avais honte de ma mère. Je raccompagnais le garçon jusqu'au bout de la rue, puis je le regardai monter dans un rickshaw et s'éloigner. Ce fut la dernière fois que j'amenai quelqu'un à la maison.
Afficher en entierLe nom de Bashir Ahmed n'était même pas mentionné, par aucun des deux. C'est comme si mes parents avaient passé un pacte secret pour faire semblant qu'il n'avait jamais existé, un pacte que je respectais avec enthousiasme. Je découvris qu'oublier sciemment était d'une facilité déconcertante : au bout de quelques semaines, j'avais même du mal à me rappeler qu'il avait vécu avec nous, qu'il avait été assis en face de moi à table, que ses vêtements avaient été accrochés près des nôtres sur la corde à linge, que ses sandales avaient traîné devant la porte. [...]
Au cours de l'année, je fis une découverte surprenante : dans ma tentative d'oublier Bashir Ahmed, j'avais commencé à moins prêter attention à ma mère. J'étais moins sensible à ses humeurs, moins attentive aux expressions qui flottaient sur son visage. C'était à la fois perturbant et excitant de constater qu'en réalité, je pouvais vivre ma vie indépendamment d'elle sans que le monde s'écroule. Elle était toujours dans mes pensées, bien sûr, mais alors qu'elle était au centre de mes préoccupations auparavant, tel un colosse qui dominait tout le reste, elle se tenait désormais en périphérie, comme une petite silhouette tapie dans un coin de mon champ de vision.
Afficher en entierJ'étais à deux doigts de lui parler du soldat, mais les mots sont restés honteusement coincés dans ma gorge. J'ai repensé à ma terreur abjecte, à ma fuite infantile, et j'ai comparé ça à la façon dont elle avait tenu le plateau quand les soldats avaient reposé leur tasse, à sa droiture inflexible. Je ne pouvais pas lui dire.
- Je me suis perdue, ai-je repris avec le plus grand calme possible.
Afficher en entierEt alors qu'il s'éloignait, pour la première fois, quelque chose me frappa : sa vie était peut être loin de se résumer aux petits fragments qu'il nous donnait, enveloppés dans ses cadeaux et ses histoires. Peut-être que nous n'étions pas aussi importantes pour lui qu'il l'était pour nous. C'était une révélation étrange et douloureuse et j'étais sûre, comme le sont parfois les enfants, d'être la seule à détenir cette vérité. Ma mère n'était pas au courant et c'était mon devoir de la protéger à jamais.
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