Le temps des larmes

Adossé au mur de la cabane en planches disjointes qu'on lui avait octroyée comme à l'ensemble de ses congénères pas mieux logé, Fils d'Aigle observait les ramures décharnées d'un arbre mort couvertes de corbeaux criards. Il lui semblait que les sombres volatiles attendaient le moment propice pour venir se repaître du cadavre de son peuple en survie. Arrivés dans ce désert à près d'un millier après un voyage épuisant, ballottés entre trains et chariots, par tous les temps, la perte de nombreux vieillards, entre autre Grande Sagesse, avait depuis creusé l'effectif. De l'arbre, son regard fila à une encablure d'où il se tenait. Là, un groupe de jeunes femmes, dont Cornes de Lune et Pied Léger, cultivait un lopin de terre sous les fervents conseils d'une femme blanche âgée. Quelle misère de les voir s'escrimer à essayer de faire pousser quelque chose dans cette terre caillouteuse. Une fois de plus, les Blancs se moquaient d'eux, car ils n'étaient pas sans savoir que ce sol rouge, poussiéreux était infertile. Et ce n'était pas le mince bras d'eau qui courait à proximité de cet espace cultivé qui pourrait l'irriguer convenablement. Quelle abomination aussi de voir ces femmes au maintien gracieux, inné chez elles, être obligées de porter ces affreuses robes à corset des femmes blanches dans lesquelles elles avaient l'impression d'étouffer et qui étaient si incommodes pour travailler. Les hommes également, avaient dû endosser chemises de coton blanc et pantalons en flanelles noirs pour complaire aux Blancs, mais beaucoup de réfractaires, dont Fils d'Aigle, n'avaient pas tardé à ajouter des accessoires typiquement locaux tels que pagnes qu'ils ajustaient à la ceinture du pantalon ou gilets de peau à franges qu'ils enfilaient sur la chemise, et leur chevelure avait conservé plumes et ornements au grand dam des "robes noires" comme ils surnommaient les pères jésuites qui venaient les visiter régulièrement afin de les endoctriner à la religion catholique, et qui leur en avaient déjà fait la remarque. Ce matin d'ailleurs, ces oiseaux de malheur étaient en train de professer la Bonne Parole à l'intérieur de l'unique tipi fabriqué en toile cirée, qu'ils avaient eu le droit de monter au milieu des sordides baraques en bois. Mais Fils d'Aigle s'en désintéressait. Rebelle à tout, il encourageait fortement ses braves à boycotter l'enseignement religieux en s'éloignant du camp ou en feignant d'ignorer la présence des hommes de Dieu, d'un dieu qui n'était et ne serait jamais le leur. C'était déjà bien assez qu'on leur enlevât chaque jour leur progéniture pour lui faire apprendre, souvent de manière brutale, la vilaine langue des Blancs. Déserté des enfants, excepté des tout-petits, sauf le dimanche jour du Seigneur, où tout le monde devait assister à l'office religieux, sans comprendre, le misérable campement n'en paraissait que plus triste.