Le Toucher par les mots et par les textes

Non, ce n’est pas par le verbe que tout a commencé mais par le toucher, et c’est une des compétences que le petit d’Homme partage avec bien des animés. Comme le rappelle Bertrand Verine dans le chapitre 10 de son ouvrage, c’est par des sensations tactiles que, dès le deuxième mois, le fœtus se développe en interaction avec son environnement, et ses sensations tactiles resteront fondamentales toute sa vie durant. Pourtant, cette réalité nous échappe souvent, tant les socio-cultures hiérarchisent les sens et mettent en valeur plus particulièrement la vue, qui se trouve survalorisée, tandis que, de tous les sens, celui du toucher est le plus dévalorisé. Pourquoi ? Cela tient, entre autres raisons, d’abord aux tabous qui frappent les sensations tactiles, notamment celles concernant certaines réalités, par exemple les parties du corps ou diverses excrétions, ensuite à la politesse qui conduit à ne pas exprimer certaines sensations désagréables pour ne pas embarrasser autrui, et cela s’explique aussi par le fait que l’aperception visuelle paraît plus objective, plus globale, parce qu’elle peut s’exercer à distance – ce qui permet d’inférer très vite un certain nombre de conclusions cognitives et actionnelles, ne serait-ce que pour éviter bien des dangers.

Ce déséquilibre se lit à travers la distorsion entre le nombre de mots rendant compte des perceptions visuelles et celui, bien moindre, exprimant les sensations tactiles – les mots spécifiant les sensations olfactives, auditives ou gustatives étant, pour leur part, en situation intermédiaire. Cela dit, comme il apparaît avec éclat dans le livre de Bertrand Verine, en dépit de cette situation, le stock de termes exprimant mille nuances du toucher selon les supports, situations ou activités est beaucoup plus important qu’on ne le pense ; ce qui fait qu’il y a là un stock disponible qu’il ne tient qu’aux locuteurs d’actualiser, indépendamment des moyens indirects de dire ces sensations. Le lecteur attentif aura remarqué que j’ai utilisé, en tête de paragraphe, tantôt l’expression de perception, tantôt celle de sensation. C’est que les deux termes ne sont pas de stricts synonymes – à supposer qu’il en existe ! : la perception a certes une base sensorielle mais elle peut comprendre d’autres composantes, telles les dimensions émotionnelles, cognitives ou encore praxiques, qui s’appuient sur les sensations, les analysent et en tirent des conséquences comportementales. L’intérêt de cet ouvrage est donc de mettre l’accent sur les sensations tactiles et, plus particulièrement dans les huit premiers chapitres, sur les différents paramètres qui organisent la saisie tactile, tels la température, l’hygrométrie, le poids, la consistance, la texture, la forme ou encore les vibrations. L’ouvrage ne se contente cependant pas de cette précieuse présentation analytique, il propose ensuite d’articuler ces premiers acquis en focalisant sur le toucher en situation. C’est là que les sensations tactiles jouent de conserve avec les autres sensations – au point, parfois, d’être marginalisées –, provoquent des émotions, suscitent des mécanismes associatifs de nature intellectuelle, qui servent à la catégorisation des sensations comme aux leçons à en tirer pour sa propre expérience du monde et pour les interactions avec les animés ou inanimés qui partagent ses environnements.

À dire vrai, la double démarche analytique et synthétique traverse l’ensemble de l’ouvrage, et ce n’est pas l’un de ses moindres mérites : on retrouve, en effet, cet aller et retour des catégories dans tous les chapitres des deux parties, organisés systématiquement en trois temps. La première section, celles des Repères, présente les catégories (ou paramètres) dans une langue claire, précise et toujours accessible. Ces catégories sont ensuite mises en confrontation, dans la deuxième section, celle des Aperçus littéraires, avec des extraits d’œuvres romanesques de fictions françaises ou étrangères, toujours stimulantes et présentées efficacement. Enfin, la dernière section, intitulée sobrement Vocabulaire, procède à de très riches analyses en déployant les diverses composantes de telle catégorie, expliquant tantôt l’étymologie (ou de fausses étymologies), tantôt les relations, les nuances entre différents termes, utilisés au sens propre ou par extension, ou encore au sens figuré, mentionnant au passage certaines différences de signification de tel ou tel terme dans la francophonie. C’est ainsi qu’au chapitre sur le toucher, le lecteur saura tout sur les relations entre le toucher et le tact (et intact), sur les emplois et significations tactiles de caresser, frôler, attoucher, tripoter, patouiller, tripatouiller, papouiller, peloter, palper, pogner, empoigner, flatter, tâter, tâtonner, manier, manipuler, retoucher, etc., sans compter le touche-pipi et les saintes-nitouches, le doigté ou le toucher exceptionnels du pianiste, la touche du peintre, quand ce n’est pas celle que l’on a avec la personne que l’on séduit… Bref, ce voyage dans les mots, instructif et souvent amusant, est aussi une façon de revisiter nos rapports au monde et de restituer toute sa place à l’expérience tactile et à son expression. Cette troisième section se clôt sur un index des mots rencontrés dans chaque chapitre et l’ouvrage comprend en outre trois index généraux, le premier faisant la synthèse des quatre cent douze adjectifs, vingt-huit verbes et vingt-neuf noms évoqués, le deuxième étant dédié aux mots tactiles utilisés dans les textes et le troisième consacré aux auteurs. Comme ces trois index sont assortis de renvois aux chapitres, sections et paragraphes où les mots apparaissent, ils permettent de très utiles mises en relations conceptuelles et contextuelles.

Si la diversité des sensations tactiles est magistralement analysée, la richesse des associations d’idées, portées par les sens dérivés et les figures, n’est pas oubliée. C’est sur cette plurivalence des sensations tactiles qu’insiste le dernier chapitre de l’ouvrage – même si elle est présente partout –, en mettant en relation les mots de la sensation tactile, d’abord, avec les émotions, ensuite, avec la cognition : c’est ainsi qu’une personne peut être, au sens figuré, froissée, touchée, flattée, chatouilleuse, inondée de joie, submergée par la colère, gonflée à bloc, tendue. Et, de même, un ouvrage, comme cela est le cas de celui de Bertrand Verine, ne se contente pas d’effleurer son sujet, son propos n’est pas filandreux ni délayé ; il est, tout au contraire, affûté, dense, concentré sur les sensations tactiles, qu’il embrasse très largement, sans être jamais lourd. Bref, il est pointu sans être indigeste, en raison du souci du lecteur, qui amène l’auteur à limiter autant que possible les termes scientifiques ou à toujours les définir clairement…