L'eau rouge

« Pendant deux jours, on le veilla dans la chapelle. On épingla sur sa veste la croix de guerre du Théâtre des opérations extérieures, remise à titre posthume. Laurence demanda son tour de veille. Elle voulait s'habituer à voir la mort, à rester seule avec la mort. En face du cadavre habillé, dans la moiteur de l'air et de l'encens, elle essayait d'imaginer que la mort, cette raideur, cette absence était, à elle aussi, son destin. Non seulement son destin en général, mais peut-être celui de demain matin. C'était proprement impensable. Elle avait beau s'appliquer, l'esprit se refusait à la voir allongée, vêtue de son uniforme, dans le cercueil ouvert. Déjà elle ne pouvait plus faire le lien entre le jeune homme s'étranglant de rire à table, dansant la samba avec des yeux qui suppliaient et le corps qui gisait là, sans souffle. Il ne s'était pourtant écoulé que trois jours. Elle pensa que peut-être, quelque part en France, une jeune fille pleurait, demandait un pardon qui ne lui serait jamais donné, craignait d'oublier son amour. Cette jeune fille-là, à des milliers de kilomètres, avait davantage conscience de la guerre qu'elle-même. »