Les affaires du club de la rue de Rome

Les danseurs, seuls, par deux ou par grappes, tournaient autour d'une poignée de couples vedettes, quatre ou cinq tout au plus, girant eux-mêmes sur un rythme distinct. Tout en s'agitant comme des possédés, les clients du Moulin Rouge échangeaient en criant, se pelotaient et admiraient le spectacle d'athlètes d'exception, dont les gesticulations semblaient à la fois plus folles et mieux maîtrisées.

Un couple, en particulier, retenait l'attention, chacune de ses figures saluées par des cris aigus et des piétinements de bottines sonnant, à leur plus fort, comme des charges de cavalerie. La femme, replète, sérieuse, semblait un astre pris de folie, qui gravitait en crépitant autour de son cavalier : de temps à autre, sans prévenir, elle rauquait une ordure et son visage s'illuminait brièvement de bonhomie canaille. Le monsieur, long, en redingote, beau comme un banquier, l'accompagnait de spasmes si ahurissants de souplesse qu'on eût pu croire, s'il n'avait eu figure si bourgeoisement humaine, qu'il était fait de caoutchouc.

C'étaient là deux légendes du Moulin, deux grandes attractions des bals parisiens : la Goulue et Valentin le Désossé. Quand le morceau s'arrêta enfin, ces danseurs tombèrent côte à côte, en grand écart facial, aussi incongrus l'un que l'autre dans cette remarquable posture, et la foule leur hurla au visage son bonheur unanime.

Alphonse dut s'avouer emballé : il en avait un instant oublié sa mission.

N'apercevant nulle part la blancheur spectrale qu'il visait, il attendit que l'orchestre se lançât dans un quadrille fébrile pour se remettre en piste.