les carnets d'un intérimaire

Lorsque je peux enfin franchir le seuil de son sanctuaire, il vient de reposer le combiné et sa secrétaire lui rend mon relevé d'heure avec une politesse exagérée. "Mon contremaître me rapporte -doux euphémisme, me suis-je dit- que cela n'avançait pas trop vite aujourd'hui." Le rapporteur est présent dans la pièce, debout, rigide, les bras croisés, le regard fuyant, n'osant même pas me toiser. Le directeur, au contraire, plutôt fier de son allusion, me fixe avec arrogance. C'est un spectacle de le voir se rengorger comme un coq de basse-cour. Tant pis, je n'y tiens plus ! il faut absolument que je me défoule sur ce sinistre imbécile.

"Monsieur, votre chef d'équipe devrait ouvrir un dictionnaire, y rechercher les définition des mots "respect" et "pédagogie" mais surtout s’imprégner de leur signification profonde-du moins s'il en est capable...Il apprendrait peut-être ainsi le sens de la fonction d'encadrement qui ne demande pas de rabrouer constamment des employés." Je le vois blêmir, il est manifestement surpris et vexé. Sans lui laisser le temps d'ouvrir sa gueule, j'embraye : "D'autre part, les conditions de travail et d'hygiène de votre établissement laissent méchamment à désirer. Elles sont tout bonnement inacceptables et scandaleuses, en dessous de toutes les normes requises. Où sont les extincteurs dans l'atelier ? Et en matière d'aération ? de protections nécessaires à tous les ouvriers ? Ni lunettes, ni gants, ni chaussures de sécurité...Je pense que si l'Inspection du travail et les services de l'Hygiène et de la Sécurité débarquaient ici à l'improviste, ils trouveraient beaucoup à redire."

"Mais...mais...je... à qui croyez-vous parler ? Comment vous... vous permettez-vous de...je ne supporterai pas une telle insolence..." Le fat est suffoqué, il ne peut articuler qu'avec peine des bribes de phrases. Les témoins de l'entrevue roulent des yeux éberlués.

"L'insupportable, c'est de bosser dans un tel cloaque. Et je vous assure que je vais me faire un plaisir de signaler toutes les anomalies que j'ai pris la peine de relever sur notre lieu de travail aux services de l'Hygiène. Maintenant, signez-moi ma feuille, j'en ai plus que marre de voir vos gueules et de m'éterniser ici!"

Sûr que je ne serai pas réinvité pour le premier de l'an...Mais ce con a eu le don de me remonter et j'en profite pour y aller au bluff. Ce qui m'est d'autant plus facile que, sous l'effet de la surprise, il n'arrive pas à en placer une. "De toute façon, je ne suis pas un cas isolé, monsieur le directeur, je ne suis pas le seul intérimaire à me plaindre des conditions de travail indécentes qui règnent ici. Même vos employés attirés, les titulaires eux-même en ont marre. Il vous suffit de les interroger pour vérifier."

Je le vois blêmir. Il est à point. C'est gagné. J'ai réussi à lui filer la trouille sinon à l'ébranler dans ses convictions. Il doute. Manifestement, il n'a pas très envie, pour son honorabilité du moins, de voir l'Inspection du travail et les services de l'Hygiène débarquer chez lui...Il a signé ma feuille en tordant le nez et je me suis tiré sans saluer personne. Du mépris. C'était la première (et ce sera la dernière) fois que je termine une mission dans d'aussi pénibles conditions...