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Les chroniques de Susylee, Tome 2 : La clé des souvenirs



Description ajoutée par x-Key 2014-04-08T14:48:03+02:00

Résumé

Après avoir fêté ses cent deux ans, Susylee décide de parachever sa quête d'identité et de retrouver celui qui a fait d'elle une vampire : Damian Arwels. Elle s'embarque pour le Vietnam où est réfugié son créateur. Mais les Traqueurs sont sur ses traces ainsi qu'une mystérieuse Madame Hô qui a besoin du sang de Damian pour devenir immortelle. Et puis le coeur de Susylee va battre pour les deux jumeaux : Damian et Soriel. Lequel va-t-elle choisir ?

Après une enfance en Ecosse, pays qu'elle chérit et qui l'inspire puis une licence de cinéma, Cathy Coopman débute sa carrière comme scripte sur des courts-métrages, avant de devenir productrice déléguée au sein de la société 5ème Planète. Avec La clé des souvenirs, le tome 2 des Chroniques de Susylee, elle poursuit sa saga de la Famille Arwels.

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Classement en biblio - 2 lecteurs

extrait

CHAPITRE PREMIER

Le lendemain de ma fête d’indépendance, je quittai le manoir Arwels pour m’installer à Londres, au Strand Palace ; le temps de régler quelques petites affaires en cours avant de me lancer à corps perdu dans une quête improbable. Mon hôtel n’avait pas de charme particulier mais des chambres adaptées à ma condition de vampire, avec des fenêtres occultantes et, pour mes réserves de sang frais, un minibar qui ne tombait jamais en panne. Que demander de plus ? Il se situait à deux pas des éditions Penguin, non loin de l’appartement de mon très cher et tendre éditeur, Victorian Gollancz. Il avait découvert ma chronique par hasard, en jetant un œil sur le journal qui enveloppait son fish&chips. Il avait laissé de côté son repas et demandé au restaurateur de lui apporter tous les journaux en sa possession. Il avait dévoré, l’une après l’autre, les aventures fantastiques de ma petite Soal, une héroïne intrigante atteinte de xeroderma pigmentosum, une maladie rare qui l’empêchait de voir le soleil. Ce personnage était avant tout, pour moi, un alter ego pratique pour exorciser tous mes démons et oublier pour un temps mes questionnements.

Victorian batailla longtemps pour convaincre Kydor et Kalvi, les jumeaux Arwels et accessoirement mes agents littéraires, de publier mes chroniques sous forme de romans. Grâce à sa victoire, une nouvelle étape dans ma vie fut franchie. J’étais enchantée par ma fine équipe de travail. Cependant, à peine quelques mois après mes débuts de romancière, les jumeaux fêtèrent leur millième anniversaire et prirent la décision de quitter la Famille pour redevenir de simples mortels. Ils n’avaient jamais su trouver leur véritable place au sein de notre Famille. Ils rêvaient de gloire et de lumière, mais Kaï, leur créateur, ne leur avait jamais permis ce luxe. Alors après leur départ, je ne pus compter que sur le beau Vic. Vic était le charmant diminutif par lequel je me devais d’appeler mon éditeur, lui me connaissait sous le nom de Zoe Swan, mon pseudonyme d’écrivaine. J’avais promis à Kaï de ne jamais dévoiler ma véritable identité et j’avais tout intérêt à tenir ma parole et à respecter à la lettre les lois du patriarche. Vic aimait particulièrement s’occuper de moi, son auteure à succès fétiche. Cela lui procurait le plus grand bien de m’accompagner dans mon écriture et le changeait de son train-train quotidien. Vic était non seulement le rédacteur en chef et l’éditeur principal des éditions Penguin, mais il était aussi le père de jumeaux qu’il avait dû élever seul après que sa femme l’eut quitté pour un autre, plus jeune.

Vic et moi prîmes donc l’habitude de nous retrouver au bar du Savoy pour nos séances de travail. J’aimais beaucoup ce palace londonien ; un lieu mythique où j’avais, pour la première fois, sympathisé avec celui qui fut à Venise un amant d’un soir fort délicieux. Parfois, je regrettais d’avoir effacé sa mémoire à Barcelone suite à son agression. Mon ami Dafydd lui avait sauvé la vie en le forçant à boire son sang. Il n’y aurait jamais d’issue heureuse à notre histoire, Kaï ne s’était pas caché de bien me mettre en garde à ce sujet. Nos séances de travail terminées, il m’arrivait parfois d’accompagner mon éditeur au restaurant du Savoy, en souvenir du bon temps dont j’étais seule à me rappeler, pour une fois. Eh oui, la mémoire et moi ne faisions pas bon ménage, mais j’avais appris à vivre sans, comme pour tout le reste d’ailleurs. Nous passions de longues heures à discuter des aventures futures de Soal, l’héroïne de mes romans fantastiques. Elle m’avait été inspirée par la vraie Soal Arwels qui me manquait tant depuis qu’elle s’était condamnée à la vraie mort.

Vic avait toujours des remarques fortes à me prodiguer et mon troisième roman était sur le point de s’achever. Il était dans sa phase de relecture. J’avais aussi terminé la tournée de promotion de mon premier roman et bientôt, je devrais repartir pour celle du deuxième. À cette occasion, j’avais proposé à Vic une alternative novatrice. En vérité, je ne souhaitais plus parcourir le monde aussi longtemps pour promouvoir mes livres. Alors quand Steve Jobs, le créateur de la célèbre marque à la pomme et grand ami de Kaï, m’envoya en cadeau d’adieu une tablette Ipad, l’idée m’était apparue comme une évidence. Je pouvais rester là, bien gentiment assise sur la méridienne de velours rouge, près de ma cheminée rougeoyante, ou n’importe où dans le monde d’ailleurs, et répondre à mes fans par webcam interposée. Je pouvais aussi signer à distance une dédicace sur la version numérique de mon roman grâce à un stylet magnétique.

Cette initiative innovante avait remporté un énorme succès et permis à mon éditeur d’exploiter son catalogue autrement. Vic devait, lui aussi, vivre avec son temps. De moins en moins de lecteurs se précipitaient dans les librairies préférant acheter l’e-book, la version numérique du livre papier, et le lire où et quand bon lui semblait. J’avoue qu’un bon livre en papier jauni et odorant ça avait tout de même son charme. Mais si on devait partir en voyage et emporter tous ceux que l’on souhaitait dévorer, une liseuse, ça prenait tout de même moins de place dans les bagages !

Toujours est-il que ma tournée de promotion, avec la variante version 2.0, allait être bien allégée. Du coup, j’avais plus de temps pour finaliser le troisième opus des aventures de la douce Soal et pour réfléchir aux suivantes. Mais surtout, je pouvais prendre six mois sabbatiques et me consacrer exclusivement à ma quête. J’avais menti à Vic en lui disant que j’avais besoin d’un peu de recul sur ma vie, sur mes histoires romanesques et que je commençais à manquer d’inspiration. Un voyage me ressourcerait et me redonnerait du courage et de l’énergie. À partir du moment où je remplissais les termes de mon contrat, produire deux manuscrits par an, Vic n’avait vu aucun inconvénient à ce que je parte bientôt.

Au lendemain de notre dernière session de travail, je me préparai sérieusement pour ma quête : retrouver coûte que coûte Damian Arwels, mon créateur. Sans toutes les réponses à mes questions existentielles, j’avais l’impression de m’enliser et de n’avoir aucun but dans la vie et ma vie, elle était loin d’être terminée. Le seul problème, c’est que je n’avais aucune idée de l’endroit où le trouver, ni par où commencer…

Je demandai la permission à Kaï de séjourner quelque temps avant mon grand départ dans la maison familiale du bord de mer, sur la côte sud-ouest de l’Angleterre. Je n’étais pas certaine qu’il acceptât sans condition mais, à ma grande surprise, il me fit préparer une chambre et remplir le frigo pour mon arrivée ; après je n’aurais qu’à me débrouiller toute seule. C’était fort sympathique et généreux de sa part, je n’étais pas habituée à un tel traitement.

Deux nuits après mon arrivée, alors que je rêvassais allongée sur une chaise longue matelassée face à la mer avec la lune qui s’y reflétait, j’eus la visite impromptue de Soriel. Il arriva les bras chargés de provisions et notamment une belle gélatine surprise, mon plat préféré. Elle était à étages et de toutes les couleurs, un régal pour les yeux et pour mon organisme. Soriel ne méritait pas que je lui adresse la parole, mais comment aurais-je pu lui claquer la porte au nez et refuser toutes ces victuailles ? Il était de coutume chez les humains de dire que les femmes appâtaient leurs hommes par de bons petits plats préparés avec amour. Eh bien, chez les vampires, l’inverse fonctionnait parfaitement. Même si je savais pertinemment que Soriel n’avait pas confectionné lui-même cette gélatine, il avait préféré passer commande auprès de l’une des cuisinières du manoir, son geste me toucha.

Soriel arborait un costume léger en tissu de lin et soie gris anthracite, sa couleur préférée. Sa chemise rose pâle était légèrement ouverte sur son poitrail imberbe et il avait noué ses longs cheveux blonds bouclés avec un catogan de cuir bordeaux qui lui dégageait la nuque. Il était à croquer. Il déposa les plats dans le réfrigérateur et nous prépara une petite collation. Il était affamé et, comme moi, il n’avait pas encore pris le temps de dîner. Il s’assit à mes côtés sur une autre chaise longue, sans attendre mon invitation, et me tendit un verre rempli de sang tout frais.

— Soriel, pourquoi es-tu là ? Et comment m’as-tu retrouvée ? J’avais demandé à Kaï de ne rien dire à personne et surtout pas à toi…

— Kaï ne m’a rien dit. C’est une femme de chambre qui a vendu la mèche. Je l’ai entendu dire qu’elle avait préparé la maison de la plage pour une invitée. Tout de suite, je me suis dit que cela pouvait être pour toi et que tu devais certainement manquer de provisions.

— Je te remercie pour la nourriture, mais maintenant tu peux repartir et sache à l’avenir que je suis capable de faire mes courses toute seule, comme une grande. Je suis majeure et n’ai aucun compte à te rendre. Tu dois me laisser vivre ma vie comme je l’entends, tu n’y as plus ta place.

— Attends, je suis venu en ami, pour t’aider.

— Soriel, n’as-tu pas d’autres préoccupations? Tutorer ta pupille, par exemple ?

— Leïna ? Elle est avec Dafydd, en Écosse, au château de Balmoral, pour préparer la visite de Son Altesse Royale. Ils ne seront de retour au manoir que dans deux nuits.

Balmoral… Rien que ça ! Leïna avait bien de la chance. Cette demeure était une petite merveille. La propriété avait appartenu au roi d’Écosse, Robert II, et il l’avait transformée en pavillon de chasse à la fin du XIVe siècle. C’était son petit havre de paix et son lieu de distraction favori. Les terres et les petites dépendances passèrent ensuite de main en main jusqu’au jour où la reine Victoria et son mari Albert, le prince consort, y séjournèrent et tombèrent amoureux de ce lieu magique. Le Prince s’était délesté d’une bonne partie de sa fortune pour plaire à sa belle en entreprenant des travaux colossaux de réaménagement de la propriété et du domaine. Quelle merveilleuse preuve d’amour !

Depuis, la famille royale avait pris l’habitude de séjourner à Balmoral tous les étés. Ainsi, ils pouvaient aisément se délasser avant de présider aux fameux jeux des Hautes Terres, les Highland Games de Braemar. Ces jeux se déroulaient traditionnellement le premier samedi du mois de septembre. Ils étaient une belle distraction pour toutes les classes sociales et une belle démonstration de force de la part des athlètes. Les Highland Games avaient été initiés par le roi d’Écosse, Malcolm Canmore III, au XIe siècle. Il créa notamment une épreuve de course à pied un peu particulière. Celle-ci devait déterminer l’homme le plus rapide du royaume afin qu’il devienne le messager personnel de Sa Majesté.

La course à pied n’était pas la seule épreuve des Highland Games et loin d’être ma favorite, regarder des gens courir à pied dans les sous-bois ne présentaient absolument aucun intérêt, je préférais la lévitation. Une seule fois, j’eus la chance d’assister en direct aux jeux, et pour cause, ils se déroulaient généralement de jour. Je ne me souviens plus exactement en quelle année c’était, car j’ai oublié de le noter dans mon carnet de cuir relié que Kaï m’avait offert pour mes dix ans. Toujours est-il que ces jeux-là commencèrent dès la tombée de la nuit et jusqu’au petit jour à cause d’une tempête diurne, bien trop violente. Elle avait empêché le bon déroulement des épreuves pour les athlètes et le public. Ainsi nous avions pu assister aux jeux, comme la famille royale, en Famille.

Nous étions installés les uns à côté des autres dans des gradins au milieu des humains, non loin de la tribune officielle royale, grâce aux contacts privilégiés de Kaï au sein du gouvernement et à la Cour. Il avait obtenu des sièges remarquablement bien placés. Comme d’habitude, j’avais à ma droite Soriel et à ma gauche la belle Malane Arwels qui était aux anges face à ces hommes qui se battaient pour la gloire. Nous assistâmes aux différentes étapes dans des conditions parfaites.

Des brasiers et des éclairages adéquats avaient savamment été placés aux endroits stratégiques de la piste des jeux et les athlètes pouvaient ainsi y voir clair. Il n’était pas si évident, pour les humains plongés dans la pénombre, de lancer un marteau au-dessus d’une barre que l’on surélevait au fur et à mesure et de ne pas se le prendre sur la tête lorsqu’il retombait. Malheureusement, l’accident tant redouté arriva. Avec de gros efforts, nous prîmes sur nous afin de ne pas montrer aux yeux de tous nos crocs qui s’allongeaient à la vue de ce sang qui coulait depuis le haut du crâne tout du long du visage d’un pauvre athlète. Il était maculé. Quel spectacle !

Chaque membre de la Famille Arwels avait son épreuve favorite. Pour les jumeaux, c’était le lancer de troncs d’arbre. La technique consiste à saisir à mains nues l’extrémité la plus fine d’un tronc d’arbre de plus de cinq mètres de haut, ensuite l’athlète fait quelques pas de course en avant et lance le tronc en l’air. Pour réussir l’épreuve, le tronc doit effectuer une rotation complète et retomber sur l’autre extrémité, le plus droit possible. Celui qui se rapproche le plus de la position de midi est déclaré vainqueur. Sur le papier, cela semble assez simple mais en pratique, beaucoup n’arrivaient même pas à soulever le tronc !

Jade et Rona, les filles Arwels, aimaient particulièrement reluquer les dessous des hommes lors des différents lancers de pierre. Eh oui, tous les athlètes des jeux se devaient de porter un kilt, le fameux costume traditionnel écossais. Les filles adoraient parier avec Gurvin et Dafoldy, leurs créateurs, si untel ou untel avait ou non un sous-vêtement sous son kilt. Chacun s’amusait comme il le pouvait…

Kaï et son acolyte, Dafron, pariaient sur l’équipe qui allait gagner au tir à la corde. Cette épreuve n’était pas toute jeune et encore moins spécifique à l’Écosse. Déjà en Asie entre le VIIe et Ve siècle avant Jésus-Christ, ce tour de force servait d’entraînement militaire dans l’état de Chu. L’empereur des Tangs, Xuanzong, organisait de grands tirs à la corde, avec des cordes pouvant mesurer jusqu’à cent soixante-dix mètres ! On comptait alors plus de cinq cents participants dans chaque équipe qui étaient encouragés au rythme des tambours. Ici, aux Highland Games de Braemar, c’était bien plus modeste, deux équipes de huit personnes s’affrontaient afin de faire franchir en premier la ligne à ses adversaires. Généralement, l’épreuve se terminait dans un bain de boue pour les vaincus et les vainqueurs finissaient par les rejoindre.

Des drapeaux écossais, brandis par les spectateurs, flottaient au vent tout autour des brasiers ardents qui les réchauffaient. La joie et la bonne humeur se lisaient sur les visages des petits comme des grands. La petite Soal Arwels était la plus sage et la plus traditionnelle d’entre nous, elle aimait les concours de danses folkloriques et les défilés de cornemuses. Avec ses petits pieds chaussés des mêmes chaussons que les danseurs, elle battait discrètement la mesure. C’était généralement le moment où les hommes allaient chercher, pour les humains, de la Heather Ale, une bière locale servie bien fraîche, pas comme en Angleterre, et une collation de sang tout aussi fraîche pour nous, les vampires Arwels. Nous sirotions à l’abri des regards indiscrets et au rythme des danses et des cornemuses écossaises.

Quant à moi, j’avais bien du mal à me décider pour mon épreuve favorite. Il y avait bien celle du lancer de haggis, la panse de brebis farcie, mais ce n’était pas véritablement une compétition, plutôt une démonstration de l’humour écossais si singulier. Je me souviens m’y être inscrite contre l’avis du patriarche. Kaï voyait d’un très mauvais oeil les compétitions opposant des vampires aux humains. J’avais, bien entendu, fait attention de ne pas lancer mon haggis beaucoup plus loin que ceux des autres afin de ne pas attirer l’attention. J’étais tout de même arrivée sur la deuxième marche du podium, toute fière. Soriel m’avait embrassée discrètement sur la joue. Je garderai toujours un excellent souvenir de ces jeux et qui sait un jour, j’y retournerai peut-être et je referai signe à la reine Elisabeth qui, paradant dans sa belle Rolls-Royce Phantom, avait croisé mon regard. Elle était encore si jeune et si élégante ce soir-là, sous son large chapeau de crêpe bleu violine…

Alors comme ça, Dafydd, mon grand ami et botaniste officiel de la Cour, était allé avec Leïna jeter un œil aux jardins du château de Balmoral. Dafydd s’y rendait régulièrement pour récolter des herbes, des fleurs et autres aromates dont il avait besoin pour la préparation de ses potions médicales. Il y avait dans ces jardins des espèces qu’il ne pouvait trouver nulle part ailleurs. Une véritable source de trésors inépuisables d’après ce cher Dafydd qui avait également pris l’habitude de préparer des bouquets fleuris pour la reine qui s’en délectait. Et encore un qui était tombé sous le charme d’une souveraine !

Jamais, je n’avais eu l’autorisation de partir seule plus d’une soirée avec un autre membre de la Famille, quand Soriel était en charge de mon éducation. Bon, je n’allais pas être jalouse maintenant, mais tout de même, c’était Balmoral…

— Elle a bien de la chance, ta Leïna, mais que cela ne t’empêche pas de retourner à tes affaires. Je n’ai pas besoin d’aide et certainement pas de la tienne. Oublie que je suis là, d’ailleurs demain, je n’y serai plus.

— Ah oui ? Et où seras-tu, ma douce Susylee ?

— Cela ne te regarde pas.

Je me recroquevillai sur ma chaise et évitai autant que possible son regard.

— Tu n’en as aucune idée, n’est-ce pas ?

Soriel me connaissait mieux que quiconque et je ne savais pas lui mentir. Il avait raison, je n’avais toujours aucune idée d’où aller et savais encore moins par où commencer mes recherches ; un petit coup de pouce me serait bien utile cependant…

— Pourquoi ne veux-tu pas de mon aide ?

— Soriel, ne cesseras-tu donc jamais de lire dans mes pensées sans permission ?

— Je suis désolé. Ne m’en veux pas, mais tu pensais si haut et si fort, je n’ai pu m’empêcher de... Je ne le ferai plus, promis.

Je jetai un oeil en direction de mon ex-tuteur afin de vérifier sa sincérité.

— C’est ça, toujours des promesses !

Soriel avait ce regard et cette expression que je lui connaissais tant ; celui de l’être blessé et meurtri au plus profond de son âme. Il avait gagné et je lui cédai une fois encore.

— Très bien, alors si tu veux vraiment m’aider, dis-moi où est Damian, où est ton frère ?

— Ça, je ne n’en ai aucune idée, Susylee. Tu le sais, Damian est un Navigant, il peut se déplacer où il veut quand il le souhaite. Il pourrait être n’importe où, et, à la seconde d’après, à l’autre bout du monde…

Un profond soupir m’échappa. Une fois de plus, j’étais déçue et lasse de voir Soriel encore et toujours botter en touche. J’aurais dû m’y habituer avec le temps, mais non, je ne comprenais pas pourquoi il réagissait à chaque fois de cette manière.

— Mais, si j’étais lui, je me cacherais au Vietnam. Lors de mes différents voyages en Asie, j’y ai, comment dire, aménagé certaines portes ou passe-droits pour nos semblables. Alors si j’étais un vampire en fuite, poursuivi par des Traqueurs, c’est là que j’irais. Attention, je ne te dis pas qu’il y est. C’est juste une idée…

Je retrouvai un peu le sourire. Mais soudain, je me sentis perdue, remplie d’angoisses et terriblement seule. Soriel se leva de sa chaise longue et s’agenouilla auprès de moi. Il caressa doucement mes cheveux noirs bouclés et son souffle régulier chatouillait mon oreille. Mon cœur s’emballa et je partis loin de ce monde. Je flottais et cela me plaisait. J’étais à deux doigts de succomber à la tentation. Pourtant, Soriel prit bien soin de n’entreprendre aucun geste déplacé qui m’aurait donné l’occasion de l’encourager. Au contraire, il resta prévenant et doux. Il arrivait tout de même à me surprendre, même après toutes ces années. J’aurais plutôt imaginé qu’il m’eut réclamé un petit câlin en échange de son conseil. Comme quoi, tout le monde pouvait changer !

Maintenant que j’étais majeure, nous aurions pu vivre notre amour en toute liberté et dans le respect des fichues lois vampiriques. Mais, après réflexion, je ne pense pas que j’eusse accepté ses avances, non pas par manque d’envie, bien au contraire, mais à cause de Leïna. Elle était sa pupille, elle lui appartenait. Il devait veiller sur elle et son éducation. Je ne souhaitais en aucun cas la priver de son créateur comme je l’avais été du mien. Qui sait un jour, plus tard, quand toute cette histoire de quête et de mission sera terminée et que Leïna aura elle-même atteint sa majorité, Soriel et moi, nous pourrions nous retrouver…

Les paroles des filles raisonnaient encore en moi : Si vous êtes vraiment faits pour être ensemble, rien ni personne et encore moins le temps ne pourra aller contre votre destinée. Quelles belles paroles ! Cela me rappelait que je devais leur donner de mes nouvelles, je le leur avais promis. Soriel finit par partir, mais avant sa sempiternelle révérence, il posa ses lèvres sensuelles et délicates sur mon front. J’en frissonnais encore.

Le lendemain, je préparai rapidement mes bagages et me rendis à l’aérodrome pour emprunter un des jets privés des Arwels. Destination finale : Hô-Chi-Minh-Ville, l’ancienne Saïgon. Mais avant cela, nous devions faire deux petites escales techniques dont la première en Turquie, dans la magnifique Istanbul. À notre arrivée, une hôtesse me conduisit par un chemin sécurisé dans un salon très privé où je savais qu’aucune lumière du jour ne filtrerait et me permettrait d’assouvir un de mes nombreux vices : la cigarette. Ce lieu, assez cosy, était aménagé avec des extracteurs surpuissants pour le plus grand plaisir des hordes de voyageurs en manque de nicotine.

De nos jours, il était devenu de plus en plus difficile et laborieux de trouver des lieux où il était permis de fumer. Pour ma part, j’aimais ce genre d’endroits, un peu à l’écart, où l’on pouvait rencontrer des personnes de tous horizons que l’on n’aurait certainement jamais croisées ailleurs. Manque de chance, dans ce fumoir, j’étais seule. J’avais emporté dans mes valises le cadeau d’anniversaire de mes dix ans que m’avait offert Dafron, l’homme d’affaires de la Famille et grand amateur de cigares. Son cadeau était un magnifique porte-cigarette en bois de bruyère au bout duquel je fixai une fine cigarette. Je tirai de longues bouffées en solitaire, en attendant que le plein du jet fût terminé.

Un membre d’équipage vint me prévenir qu’il y aurait une petite heure d’attente à cause d’un léger incident, rien d’alarmant, mais les techniciens au sol souhaitaient le régler avant notre départ pour la Thaïlande, notre seconde escale. Je me décidai alors, plutôt que de me languir dans un salon VIP, à visiter l’aéroport. Il était ma foi immense : deux énormes duty free s’offraient aux passagers en transit ou à ceux qui étaient en attente d’un vol exceptionnel pour les emmener vers La Mecque.

En cette période de l’année, des centaines et même des milliers de pèlerins envahissaient les couloirs de l’aéroport d’Istanbul habillés de leurs toges toutes blanches. Les femmes étaient particulièrement élégantes, même si elles cachaient leurs belles chevelures. Quant aux hommes, j’étais moins convaincue. Leurs habits, qui ressemblaient plus à des serviettes-éponges ou à des foutas de plage, n’étaient pas particulièrement sexys. J’étais persuadée que les filles auraient fait grimper les paris commencés aux Highland Games avec ces hommes-là…

Les pèlerins prenaient leur mal en patience et s’allongeaient ou priaient là où ils pouvaient, toujours dans la même direction. Plus aucune place de libre en vue, ni sur les sièges, ni ailleurs, mais peu m’importait, je ne me sentais pas fatiguée, bien au contraire. Des boutiques en tout genre se présentaient à moi. Je commençai par acheter une cartouche de cigarettes fines au menthol, bien moins dispendieuses qu’en Angleterre. Je me demandais à quoi pouvaient bien servir toutes ces taxes. Un jour, je penserai à poser la question à Dafron qui était dans les petits papiers du Premier ministre.

Côté argent, je n’avais jamais eu à m’en préoccuper. Les Arwels étaient riches et j’avais un compte qui était régulièrement approvisionné grâce aux royalties que je touchais sur la vente de mes romans. Et puis, je savais aussi que Kaï se chargeait de vérifier mon solde régulièrement comme il en avait l’habitude avec les autres membres de sa si précieuse Famille. Il n’aurait jamais permis que nous fussions à découvert du moindre cent !

Je me dirigeai vers le rayon cosmétique pour tester les nouveaux produits à la mode. Une charmante hôtesse de chez Chanel proposa de réaliser, sur mon humble minois, un maquillage léger ; ce que j’acceptais bien volontiers. Ce fut donc toute pomponnée que je repartais en direction des restaurants avec, dans un petit sac carton aux initiales de la marque, mes nouveaux rouges à lèvres et fards à joues assortis.

En chemin, un homme dans le costume traditionnel stambouliote, très coloré, me proposa une glace turque que je refusai poliment. Cependant, intriguée par sa gestuelle, je restai là un instant à le regarder servir les autres touristes. Il avait une technique bien particulière pour vendre son produit. À peine avait-il placé une boule de glace sur un cornet en gaufrette ondulée qu’il le tendait à une cliente toute souriante qui n’arrivait jamais à l’attraper. Le vendeur prenait un malin plaisir à lui tendre encore et encore, simulant la chute du cornet sans jamais lâcher prise ni laisser la boule tomber. Ce jeune homme possédait une telle dextérité que les jumeaux magiciens auraient pu l’engager comme partenaire.

Pour se faire pardonner, le vendeur plaça une seconde boule à la pistache sur le cornet et le petit jeu recommença. La pauvre cliente eut bien du mal à déguster sa gourmandise à la texture filante si particulière, presque élastique. J’étais curieuse et le jeune homme m’apprit que sa glace était préparée à base de testicules de renard, ou plus communément appelées tubercules d’orchidée sauvage. Ces tubercules, à la forme évocatrice, étaient broyés sous la forme d’une farine épaisse qui rendait la glace filandreuse. Je me rappelai que Dafydd m’avait déjà parlé, lors d’une de mes nuits d’apprentissage à ses côtés, de la particularité de cette plante, mais jamais je n’avais eu l’occasion d’en voir les effets…

Je continuai ma route en direction d’un petit souk tout en couleurs et odeurs. Loukoums et autres spécialités culinaires turques y étaient proposés à la dégustation sur d’élégants plateaux argentés et ciselés. Les passagers se jetaient sur ces friandises comme des goinfres ; ils m’écœuraient.

Je passai donc mon chemin, préférant le stand de bijoux ornés du Nazar boncuk ou œil de Fatima. Ce bijou avait la réputation de protéger du mauvais œil, comme une sorte de talisman. Dans les légendes ottomanes, les personnes aux cheveux blonds et aux yeux bleus avaient le pouvoir de nuire ; on disait qu’ils avaient le « mauvais œil ». Ce Nazar boncuk servait alors à chasser les mauvais sorts et le mal dans l’absolu. Lorsque l’œil en pâte de verre se brisait, on pensait qu’il avait bien joué son rôle de protecteur et qu’il était temps de le remplacer.

Un bracelet élastique serti d’yeux bleus attira mon attention et je décidai de me l’offrir. On n’était jamais mieux servi que par soi-même ! La vendeuse me félicita de mon choix.

— Mademoiselle, ce bracelet vous portera chance aussi longtemps que vous le porterez.

Eh bien, si elle disait vrai, je ne le retirerais plus jamais de mon poignet, car de la chance, j’allais en avoir plus que besoin… À la réflexion, j’aurais peut-être dû en acheter plusieurs. Mais je n’avais plus le temps de flâner, un steward m’appela sur mon téléphone portable pour me prévenir que l’avion était prêt à décoller.

La deuxième escale nous emmena à Bangkok. Avec une petite demi-heure d’attente sur le tarmac, cela ne valait pas la peine que je sorte du jet. De plus, les membres d’équipage n’étaient pas certains que tous les couloirs menant aux terminaux et aux divers services de l’aéroport fussent à l’abri de la lumière du soleil. J’avais emporté avec moi une combinaison spéciale au cas où, mais je ne me donnais pas la peine de la sortir de ma valise. Les filles me l’avaient confectionnée sur mesure à partir de matériaux qu’utilise la NASA pour ses astronautes. Cette combinaison intégrale avait pour but de filtrer les UV ; ça ne suffisait pas pour les longues expositions au soleil de midi mais c’était toujours mieux que rien. Et puis, ça ne prenait pas tant de place dans mes bagages. Je me contentais donc d’ingurgiter une collation bien fraîche, confortablement installée dans mon fauteuil, tout en checkant mes emails. Cet avion ne possédait pas de connexion Internet à son bord alors je me contentai d’une connexion Wi-Fi aléatoire provenant de l’aéroport. Rien d’exceptionnel dans mes messages, quoique...

Vic, mon bel éditeur, me souhaitait de passer de bonnes vacances bien méritées. Il espérait tout de même que je lui envoie une carte postale ou deux, à l’occasion. Soriel m’avait transmis l’adresse de son pied-à-terre à Hô-Chi-Minh-Ville ainsi que le nom du responsable de l’immeuble, un certain Thành Quang. Je n’avais qu’à lui donner mon vrai nom, Susylee Arwels, et il me confierait les clés sans problème. Parfait ! Quoi de plus stressant que de partir en voyage et de ne pas savoir où l’on va passer sa première journée. Quant au reste du séjour, c’était une autre histoire… Les filles ne m’avaient pas oubliée. Bien au contraire, elles m’envoyaient toute une liste de magasins à visiter de leur part. Elles avaient même passé des commandes de tissus au cas où j’aurais le temps d’aller les récupérer. Décidément, les bonnes habitudes ne se perdaient pas chez les Arwels.

Le dernier message me surprit. Il provenait des jumeaux, Kydor et Kalvi. Même si j’avais décidé de prendre un peu de recul et de distance avec ma famille d’adoption, je me doutais bien que tous les Arwels savaient à cette heure-ci où je me trouvais, mais en ce qui concernait les jumeaux, c’était différent. Ils ne faisaient plus partie de la Famille depuis qu’ils avaient renoncé à leur immortalité. Je me demandais qui avait bien pu les prévenir, je pensais être la seule de la Famille à avoir gardé un tout petit contact avec eux. Néanmoins, ils me conseillaient vivement, si je me rendais dans le nord du Vietnam, d’aller jeter un œil au Thang Long, un théâtre de marionnettes sur l’eau, situé au nord du lac Hoan Kiem à Hanoï. Ils avaient eu la chance d’y suivre un stage auprès d’un grand maître marionnettiste et ils m’assuraient que c’était une personne fort intéressante à rencontrer. Pourquoi pas… Un petit spectacle aquatique ne pourrait pas me faire de mal et je n’avais encore jamais eu l’occasion d’en voir. Pour l’heure, il était grand temps que je range mon Ipad et que je boucle ma ceinture. Nous allions bientôt redécoller. Je vérifiai une dernière fois les indications de Soriel pour mon arrivée : Taxi réservé à ton nom, à la sortie de l’aéroport d’Hô-Chi-Minh-Ville. Le chauffeur te conduira directement à ton futur chez-toi vietnamien…

Je devais l’avouer, j’étais un peu partie sur un coup de tête. Je n’avais pas eu le temps d’approfondir mes recherches, faute de piste évidente. Je m’étais lancée dans cette aventure à l’aveugle, trop fière pour faire marche arrière. Soriel m’avait tout de même aidée à organiser mon arrivée au Vietnam. Maintenant, je me retrouvais toute seule au beau milieu de cette mégalopole de près de dix millions d’habitants, cinq millions de mobylettes et cinq mille voitures, taxis et autres bus. Ça grouillait de partout et je me demandais bien comment j’allais m’en sortir rien que pour traverser la rue et rejoindre mon taxi. Heureusement, une très vieille dame vietnamienne avait bien voulu me prendre la main pour m’accompagner jusqu’à mon chauffeur…

Cent deux ans de vie de vampire, près de trois dizaines en tant qu’humaine et j’avais l’impression que je savais à peine lacer mes chaussures moi-même. Je commençais à regretter amèrement de ne pas avoir choisi de compagnon de route. Annetta, ma fidèle servante, m’aurait été bien utile, mais elle n’était plus de ce monde et depuis fort longtemps. Elle me manquait terriblement. Elle devait être au paradis des humains, en tout cas, après tout ce qu’elle avait enduré chez les Arwels, elle le méritait bien. Je me demandais parfois ce qu’il y avait après la vraie mort pour les vampires. Avions-nous, nous aussi, une certaine forme de paradis, un Valhalla ou autre chose ? Est-ce que notre âme était apaisée ? La petite Soal Arwels, qui s’était donné la vraie mort le soir de son indépendance, devait certainement avoir les réponses à ce genre de questions…

Je me souviens qu’un soir, lors d’une de mes dédicaces dans une charmante ville du Midwest américain, je surpris une bribe de la discussion provenant d’un petit groupe d’humains qui disait ceci : « Si les vampires existaient vraiment, du fait de leur longévité et de leur immortalité, ils ne pourraient pas avoir d’âme ». Quelle horreur ! J’avais respiré bien profondément comme me l’avait appris Bapu, le petit nom de Gandhi, pour me contrôler et ne pas tous les croquer. N’importe quoi, qu’est-ce qu’ils en savaient ? J’étais peut-être morte à leurs yeux, mais moi je n’avais pas besoin d’un cœur bien battant pour me sentir vivante, et question âme, je devais en avoir bien plus que la plupart d’entre eux.

Le soleil s’était tout juste couché sur Hô-Chi-Minh-Ville au moment de mon atterrissage, du coup, je n’avais pas eu besoin de revêtir ma combinaison spéciale anti-UV. La chaleur humide me parut tout à fait supportable, surtout comparée à celle que nous avions dû subir lors de notre voyage indien avec Soriel, Malane et Blaanid. Il faisait tout de même encore 30°C dehors et 25°C dans le taxi climatisé. L’heure de pointe sévissait et cela nous avait pris près d’une heure pour nous rendre jusqu’à la tanière de Soriel. En temps normal et en xê ôm, les fameuses mototaxis vietnamiennes, cela ne prenait qu’une vingtaine de minutes. J’allais peut-être avoir des difficultés à m’adapter à ce nouveau rythme de vie, mais je m’organiserais en conséquence.

Nous arrivâmes enfin dans le district Binh Thanh, au beau milieu du quartier de Phuong 19. Un serpentin de petites ruelles s’offrait à moi avec des constructions pleines de charme et coincées entre deux ponts traversant la rivière Saïgon. Soriel m’avait prévenue : le quartier changeait à vue d’œil et j’allais avoir la chance de profiter du peu d’authenticité qu’il regorgeait encore. D’ici cinq ans, tout au plus, cela ne vaudrait plus la peine d’y habiter. Quand Soriel avait acquis cet appartement, au dernier étage d’un immeuble qui venait tout juste d’être construit, il était le seul locataire. Car au Vietnam, seuls les locaux peuvent être propriétaires d’un logement ou d’un véhicule. Soriel avait alors acheté ce bien par le biais de Thành Quang, son ami vietnamien. Il lui louait un studio pour une somme dérisoire en échange de l’entretien et de quelques menus services. Depuis, les nombreux expatriés, qui délaissaient petit à petit le district 1 plus central mais devenu beaucoup trop cher, s’écartaient de plus en plus du centre ville pour envahir ce charmant petit quartier encore typique.

Saïgon, qui ne s’appelait plus ainsi depuis 1975 mais Hô-Chi-Minh-Ville, suite à sa chute ou sa libération suivant les points de vue, comptait près de dix-neuf arrondissements et cinq districts. Il était fort aisé de s’y perdre, mais Soriel m’avait envoyé des plans et donné des repères stratégiques. Le chauffeur de taxi s’occupa de mes bagages pendant que je me chargeai de récupérer les clés auprès de Monsieur Thành Quang. Ce dernier insista pour que je l’appelle anh Thành, Grand-frère Thành. Pourquoi pas, si cela lui faisait plaisir… Mais dans ce cas, il devrait m’appeler em Susylee, petite sœur, beaucoup moins pompeux que bà qui marquait une certaine forme de respect dont je me passais bien volontiers. Ça y est, j’étais accueillie au sein d’une nouvelle famille, au Vietnam !

Ainsi, accompagnée de mon Grand-frère Thành, j’entrai dans l’appartement de Soriel qui se trouvait au cinquième et dernier étage d’un immeuble simple mais fonctionnel. Heureusement, il y avait un ascenseur. Anh Thành me montra tout d’abord la terrasse aux trois-quarts découverte d’une bonne vingtaine de mètres carrés qui surplombait une petite partie de cette ville immense. Devant mes yeux, des milliers de petites lumières envahissaient l’horizon. En plein jour et par temps clair, ce qui était très rare à cause de la pollution, Grand-frère Thành m’assura que l’on pouvait voir les toits d’un temple merveilleux dont j’ai oublié le nom tellement il était imprononçable. Je le crus sur parole et lui promis de m’y rendre prochainement pour une visite.

Sur la droite de la terrasse, toute carrelée, se trouvait une petite salle de bain avec une baignoire et un WC qui était utilisé par le personnel de l’immeuble. La chambre qui leur était attribuée au rez-de-chaussée ne possédait pas de commodités. Elle était sobre, bien entretenue, et j’avais le droit de l’utiliser si j’en avais l’envie. Dans le studio de Soriel, j’avais ma salle de bain privée, à gauche en entrant. L’unique pièce de cet appartement était tout ce qu’il avait de plus carré, avec une immense baie vitrée qui donnait sur un mur à cinquante centimètres. En plein jour, c’était très lumineux, mais cela ne m’intéressait pas vraiment. Par contre, les rideaux noirs cousus de fils d’argent ainsi que les vitres filtrées suscitèrent tout mon intérêt. Soriel avait récemment installé ces nouvelles vitres avec un traitement particulier, mais il ne les avait pas encore testées. J’étais son cobaye en quelque sorte, merci du cadeau ! Un lit immense et surélevé trônait au milieu de la pièce surplombée d’une moustiquaire en tissu d’un blanc immaculé. Anh Thành me précisa que cette moustiquaire était plus une coquetterie ou un simple élément de décor car la climatisation et le ventilateur constamment en marche se chargeaient du sort de ces suceurs de sang.

J’espérais que Grand-frère Thành eut raison car les moustiques et moi n’étions pas les meilleurs amis du monde. Nous naviguions sur le même terrain de jeu, mais ils ne jouaient pas avec les mêmes règles : on ne suce que le sang des humains, pas celui des vampires ! Du coup, je me retrouvais régulièrement infestée de petites piqûres très urticantes. J’étais la seule dans la Famille, avec Oxalyn, à me faire dévorer de la sorte. C’était trop injuste et, bien sûr, personne n’avait su me donner une quelconque explication rationnelle. Il existait des répulsifs bien corrosifs, mais cela ne semblait avoir aucun effet sur ma délicate peau sucrée. J’étais et je resterais toujours une delicatessen pour ces fichus culicidae…

Grand-frère Thành venait tout juste d’aménager une petite cuisine avec un plan de travail en marbre noir sur lequel il avait posé un mini-four et une plaque électrique chauffante.

— Monsieur Soriel ne cuisine pas, mais j’ai pensé qu’une belle jeune femme comme vous aimerait faire un peu à manger… Vous connaissez la cuisine vietnamienne ? Je pourrais vous indiquer un petit restaurant familial à deux pas d’ici, vous verrez, la propriétaire est charmante. C’est très bon et pas cher, Monsieur Soriel y a ses habitudes…

Je lui répondis avec un large sourire qui en disait long. Visiblement, il n’avait aucune idée de notre véritable nature ou alors il jouait très bien le jeu. Je me dirigeai ensuite vers le réfrigérateur.

— On vient tout juste de le changer, il fait congélateur dorénavant. Regardez, on vous a préparé une surprise.

Effectivement, le frigo sentait le neuf et des glaçons tout prêts se présentaient devant mes yeux ébahis. Des glaçons tout rouges, à base de sang ! Une cuisinière était passée les apporter la veille sur les ordres de Soriel.

— Des glaçons à la cerise comme je les aime ! C’est très gentil, vous remercierez qui de droit, de ma part...

À côté de mon fameux réfrigérateur se trouvait, bien solidement accroché au mur, face au lit, un énorme écran plasma relié au satellite. Grand-frère Thành me précisa, tout en me tendant la télécommande, que j’avais accès à plus d’une centaine de chaînes asiatiques pour la plupart, mais aussi à certaines chaînes internationales comme la BBC ou TV5 Monde. Je n’ai jamais été une très grande fan de la télévision, préférant passer mon temps libre à déambuler dans les rayons de la bibliothèque du manoir Arwels. Un savoir universel s’y trouvait là, bien rangé, et attendait juste qu’on le dérange un peu.

Je ne me souvenais pas du jour où l’on était venu installer la première télévision dans un des nombreux salons du manoir Arwels. Et pour cause, j’étais en convalescence après avoir passé un mois dans un cachot sans pouvoir me nourrir à cause de ma mauvaise conduite. J’avais giflé Kaï pour une bonne raison à mes yeux, mais pas aux siens. Je lui en voulais d’avoir mis des bâtons dans les roues de ma romance avec Soriel. À ma sortie du cachot, je dus rester une dizaine d’années dans une certaine forme de coma pour tenter de me remettre en forme car j’étais complètement desséchée. Je ne pourrais jamais pardonner à Kaï tout ce temps perdu ; d’autant plus qu’il s’était passé des choses très intéressantes pendant cette période dont je ne serais jamais témoin que par procuration.

Au début, la British Broadcasting Corporation, la BBC pour les initiés, diffusait uniquement des informations en continu, mais cela n’intéressait pas les Arwels de connaître les nouvelles basiques humaines. Ils avaient leurs propres sources directement au sein du gouvernement. Il ne leur avait donc pas semblé utile de posséder un tel objet. Plus tard, en plein l’âge d’or de la télévision britannique, à la fin des années cinquante, les filles avaient entendu dire que l’on y diffusait des séries historiques et policières comme Guillaume Tell, Ivanhoé, Ici Interpol, ou encore Sir Francis Drake, le corsaire de la reine et bien d’autres encore… Elles insistèrent lourdement auprès de Kaï et de Dafron pour avoir une télévision à la maison et ils cédèrent.

Jade et Rona devinrent complètement accros à cet objet. Elles aimaient particulièrement dévorer des yeux les héros masculins de ce genre de séries, toujours en quête de leurs fameux princes charmants. Elles jetèrent leur dévolu sur deux comédiens très en vogue dans les années cinquante-huit, cinquante-neuf. Jade avait choisi un certain Roger Moore qui jouait le rôle d’Ivanhoé et Rona, Conrad Philipps qui interprétait Guillaume Tell. Elles furent à deux doigts de les transformer pour leur simple plaisir. Mais heureusement, Kaï les avait remises à leur place en leur rappelant l’une des règles d’or du manuel du parfait petit vampire : On ne transforme pas n’importe qui, n’importe quand et encore moins pour son simple plaisir ou pour une lubie, il faut suivre les règles ! Plus tard, elles passèrent à des séries d’un autre genre, plus fantastiques, comme Docteur Who ou alors Le Prisonnier. Les meilleures séries du monde télévisuel à leurs yeux ! Les filles avaient l’impression de vivre des aventures incroyables par procuration, bien trop craintives pour affronter elles-mêmes le monde réel.

Pour ma part, je préférais vivre mes aventures par moi-même, pleinement et en direct. Jusqu’ici, je ne m’en étais pas si mal sortie. Puis, elles passèrent au soap opera ou autres feuilletons sentimentaux comme Coronation Street. Le premier épisode de cette série fleuve, typiquement britannique, fut diffusé le 9 décembre 1960 et, bien entendu, les filles étaient au rendez-vous. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette série existe encore de nos jours… J’avoue qu’il m’arrivait de temps à autre de regarder un épisode en compagnie des filles. Mais ce que je préférais regarder, c’était les vidéoclips, surtout depuis que j’avais vu celui du groupe Queen avec leur leader, Freddie Mercury, en train de passer l’aspirateur habillé en femme de ménage et affublé de bigoudis avec moustache. Il y parodiait à la perfection un des personnages de Coronation Street. Freddie Mercury et David Bowie étaient mes chanteurs préférés des années quatre-vingt. J’avais eu la chance de rencontrer David, un soir à Berlin en compagnie de Vic, mais Freddie était parti bien trop tôt.

En tout cas, regarder cette série était plus, un prétexte pour se retrouver entre filles et bavasser sur les tenues et les coiffures des comédiens, qu’un véritable intérêt de ma part pour ces histoires rocambolesques de la classe moyenne britannique, tout empreinte d’humour. Les filles ne manquaient jamais de me tenir informée des derniers rebondissements dans les aventures des différentes familles de la rue Coronation qui se réunissaient régulièrement autour d’une pinte au Rovers Return, le pub le plus connu des Britanniques…

Je replaçai la télécommande que m’avait donnée Grand-frère Thành sur la petite table à manger ronde, en bois noir laqué typiquement vietnamien. La visite était terminée et anh Thành prit congé pour me laisser m’occuper de mes bagages. Je ne pris pas le temps de les défaire et les plaçai directement dans la grande armoire à côté du lit. Je me jetai sur ce dernier, bien décidée à tester le matelas. J’avais entendu dire que les lits vietnamiens étaient particulièrement fermes et là, fort heureusement, ce n’était pas le cas. Je m’y enfonçais comme dans une couche épaisse de duvet d’oie ou un peu comme dans un matelas à eau, mais sans les inconvénients qui incombaient à ma condition de vampires, sujette à une poussée de crocs impromptue. Je me doutais bien que Soriel n’aurait jamais supporté de dormir sur une planche à pain, il aimait trop son confort. Monsieur était délicat, pour certaines choses...

En fouillant dans le tiroir de la table de chevet, à la place de la fameuse Sainte Bible que l’on trouvait dans tous les motels américains, je découvris une photo portrait. Waouh, j’eus comme un choc électrique. Ce cliché commençait à dater, il avait été pris lors de mon dixième anniversaire. Je portais alors une élégante tenue de garçonne qui avait provoqué son petit effet à l’époque. Je ne m’étonnais pas que Soriel eût une photo de moi dans ses tiroirs, mais celle-ci, je n’en revenais pas ! Il ne m’avait pourtant pas donné l’impression d’avoir aimé cette tenue bien trop avant-gardiste à son goût. Je remettais soigneusement la photo à sa place et je m’assis en tailleur. Une petite séance de méditation allait me permettre de mieux réfléchir à la suite des évènements.

Depuis que mon ami Gandhi m’avait initiée à cette pratique lors de mon séjour en Inde, j’étais devenue une adepte inconditionnelle de la méditation. Cette technique me permettait à coup sûr de me recentrer. Parfois, elle provoquait même l’apparition de mes flashes lumineux. Au début, je ne savais pas d’où pouvaient bien venir ces images et ces sons étranges qui se bousculaient dans ma tête. Plus tard, j’ai imaginé que c’étaient les résidus de ma vie d’avant, de ma vie d’humaine, mais je sais maintenant que ce n’était pas uniquement cela…

Là, j’avais beau respirer profondément en fermant les yeux, rien n’y faisait. Je ne parvenais pas à me concentrer, mon esprit partait dans tous les sens et en plus, j’avais grand faim. Les quelques glaçons que j’avais sucés n’avaient pas suffi à me rassasier. Je me rappelai alors de la proposition de anh Thành. Soriel avait ses habitudes culinaires dans un petit restaurant familial à deux pas d’ici. S’agissait-il d’un restaurant uniquement avec un menu humain ou y avait-il une chance que j’y trouvasse mon compte ? Eh bien, je n’avais qu’à m’y rendre et voir de mes propres crocs.

Comme promis, anh Thành m’indiqua le chemin pour m’y rendre ; il se proposa de m’accompagner, mais je refusai bien poliment. Il était en train de dîner en famille et il n’insista pas. En sortant de l’immeuble, je devais tourner à gauche, longer la petite ruelle de l’ambassade d’Indonésie jusqu’au croisement et là prendre la première à droite puis la première à gauche, cent mètres plus loin, je devais tomber sur le fameux restaurant. Au premier croisement, un xê ôm vint me proposer ses services et quand il comprit que je n’avais qu’à peine trois cents mètres à parcourir, il laissa tomber préférant prendre en charge un expatrié australien qui souhaitait se rendre à l’aéroport ; une course bien plus lucrative que la mienne.

Je continuai donc mon chemin en direction du nord en remontant une rue très commerçante. De chaque côté, les petites échoppes commençaient à fermer leurs portes. Étrangement, la vie nocturne était assez courte à Hô-Chi-Minh-Ville. Vers dix-huit ou dix-neuf heures au plus tard, les petits magasins fermaient, ensuite c’étaient les restaurants de rue qui prenaient le relais jusqu’à dix heures au maximum. Les boîtes de nuit et les karaokés ouvraient jusqu’à onze heures ou minuit. Il y avait bien des endroits qui fermaient plus tard mais ils étaient réservés aux initiés dont je ne faisais pas encore partie. Dans mon nouveau quartier, Grand-frère Thành m’avait prévenue que seule une petite épicerie pour expatriés, pratiquant des prix exorbitants, restait ouverte toute la nuit. Vu ce qu’ils proposaient, je n’en aurais pas l’utilité à moins que je ne fusse en panne de cigarettes. Mais, dans ce cas, je n’avais le droit d’acheter qu’un seul paquet toutes les vingt-quatre heures ! Ils avaient de bien curieuses lois dans ce pays communiste…

Un peu plus loin, je tombai nez à nez sur mon premier karaoké qui crachait un son strident venant d’une sono mal accordée. Les clients étaient visiblement ivres de joie, à moins que ce ne fût à cause des nombreuses bières qu’ils avaient l’habitude d’ingurgiter. Au Vietnam, on produisait de nombreuses bières locales à très bas prix et, ceci expliquant cela, leur consommation était devenue un sport national chez ces humains. Je passai mon chemin et me retrouvai face au fameux restaurant dont mon Grand-frère m’avait parlé.

Une grande terrasse, couverte d’une tonnelle rayée jaune et verte, donnait directement sur la rue. Au fond du restaurant se trouvaient la cuisine et les appartements privés de la famille, propriétaire du lieu. Sur la gauche, on apercevait un lit en bois dont le matelas semblait dur comme une planche à pain. Sur la droite, une porte en bois, dont la peinture jaune s’écaillait, devait certainement ouvrir sur une petite courette intérieure privative. Un présentoir en verre faisait la jonction entre la cuisine et la terrasse. On y entassait sur le haut les fruits de mer, essentiellement des coquillages, des petits crabes et quelques grosses crevettes. Sur l’étagère du milieu s’empilaient légumes, verdure et autres condiments qui servaient à garnir les plats de viandes grillées au BBQ et enfin à hauteur de mains se trouvaient des morceaux de poulet tout frais. Tout cela était très bien organisé !

Une dizaine de tables basses en verre et fer forgé avec autour de petites chaises en plastique bleu s’alignaient de façon aléatoire. On se serait cru dans la cantine d’un jardin d’enfants ! Les Vietnamiens avaient l’habitude de manger quasiment à ras du sol mais pas directement au sol comme au Japon. Ils avaient aussi une manière un peu particulière pour s’asseoir sans chaise. Ils abaissent au maximum leur centre de gravité sans que leurs fesses ne touchent le sol. Ils pouvaient rester dans cette position pendant de longs moments. Pour les étrangers, cette pratique peu orthodoxe n’était pas acquise, cela demandait un peu de pratique et surtout beaucoup de souplesse.

Je m’avançai vers l’une des tables vides et m’installai sur une petite chaise bleue en plastique. Mes genoux étaient à la hauteur de mon menton. OK, j’exagérais un peu, mais, je me demandais bien comment ils s’y prenaient pour manger confortablement. Chez les Arwels, on avait l’habitude de s’asseoir sur de vraies chaises autour d’une vraie table. Le peu de fois où nous avions dîné à un niveau plus bas furent lors de nos pique-niques, et même là, les servantes avaient pris soin de mettre des coussins bien rembourrés sous nos fessiers délicats.

Autour de moi, les quelques clients ne semblaient pas se poser autant de questions, ils se bâfraient d’ailes de poulet fraîchement grillées, de coques qu’ils avalaient bruyamment ou encore, ils picoraient des cacahouètes, des œufs de cailles et autres amuse-bouches que proposaient des vendeuses ambulantes. Je remarquai que c’était uniquement des femmes, plutôt âgées et portant un couvre-chef typiquement conique, qui s’attelaient à cette tâche difficile mais tellement satisfaisante pour les clients des bars et des restaurants ayant un peu trop abusé de la boisson ! Je leur tirai mon chapeau bien bas.

Ces femmes marchaient généralement plus de deux heures depuis les alentours de la ville où elles vivaient et portaient en palanche, pendant de longues heures sur leurs frêles épaules à travers toute la ville, des paniers en feuilles de bambou tressées très finement mais solides. Elles sillonnaient inlassablement, le jour et la nuit, aussi bien les grandes artères que les ruelles étroites à la recherche de clients potentiels. Leurs paniers remplis de victuailles étaient disposés à chaque extrémité d’une tige en bambou à la fois résistant et flexible qui épousait plus ou moins l’épaule par la force des choses. Cette vente sauvage était très largement tolérée par les patrons de bar ou de restaurant. Tout le monde avait le droit de travailler et de tenter de gagner quelques dôngs sans aucune jalousie.

Il se passa un petit moment avant que la patronne ne vînt me demander ce que je souhaitais boire ou manger. Elle finissait de commander des œufs de caille à l’une de ces vendeuses ambulantes au chapeau pointu. L’ambiance générale de ce restaurant était plutôt familiale et accueillante, même si je sentais certains regards curieux se poser sur moi. J’étais étonnée que Soriel fût un adepte du lieu, lui qui était tellement habitué à son confort… Cependant, j’avais l’étrange sensation d’être en milieu amical. Des auras vampiriques parfumaient l’air. Je n’étais pas la seule vampire dans ce restaurant mais j’avais encore un peu de mal à distinguer qui l’était ou pas. Certains humains avaient été en contact très rapproché avec des vampires et du coup ils avaient, sur leur peau, l’aura du vampire qui s’était nourri d’eux peu de temps avant.

La patronne était une femme d’une cinquantaine d’années, les cheveux coupés au carré, très noirs. Elle s’approcha et s’adressa à moi en français, ce qui était assez rare dans le Sud du Vietnam, longtemps envahi par les Américains. Peut-être avait-elle pensé que c’était plus chic ?

— Je suis Madame Liêm. Comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous? Qui vous a donné cette adresse ?

J’avoue que je m’attendais plus à une demande du genre : Bonsoir, je vous apporte la carte ? Mais bon, si elle souhaitait connaître mon pedigree qu’à cela ne tienne !

— Je m’appelle Susylee et je viens tout juste d’arriver d’Angleterre. Un ami m’a parlé de votre restaurant, Soriel Arwels.

— Soriel ! Ah, ça fait bien trop longtemps que l’on ne l’a pas vu, celui-là. Comment va-t-il ? Vous êtes son invitée ou de la famille ?

Étrange question… Je ne savais trop comment y répondre. Techniquement, j’étais son invitée, chez lui ici au Vietnam, mais je faisais aussi partie de sa Famille. Mais que lui dire : je suis sa nièce, sa cousine ? Je me contentai de lui répondre le plus simplement du monde.

— Je suis de la Famille.

Je sentis une légère tension courir le long de sa jugulaire mais très vite son cœur se remit à battre normalement.

— Dans ce cas, suis-moi, j’ai exactement ce qu’il te faut.

En quelques phrases, elle était passée du vouvoiement au tutoiement. Il me semblait que c’était bon signe. Je la suivis donc vers l’arrière du restaurant en passant à côté des cuisines toutes fumantes où un tas de nouilles fraîches attendaient d’être baignées dans un bouillon aromatisé. En franchissant la porte à la peinture écaillée, nous nous retrouvâmes, comme je l’avais imaginé, dans une courette intérieure où des chaises et des bancs étaient recouverts d’humains en tout genre. De bien belles brochettes, toutes prêtes à l’emploi si je comprenais correctement le message. Ce n’est qu’au bout d’un moment que je sus comment tout ce petit marché fonctionnait. Les humains étaient regroupés par ordre de prix : il y avait ceux à cinquante mille, ceux à soixante-dix mille et ceux à cent mille dôngs. J’avais un peu de mal à comprendre la différence de prix et j’hésitai.

— Vous êtes certaine de faire partie de la Famille ?

Mon hôte avait un regard suspicieux et avait changé son mode de langage. Je devais vite me décider si je voulais rester dans ses petits papiers.

— Celui-ci, qui est un peu à l’écart, il est à combien ?

— Tu as bon goût, ma chère Susylee, mais des goûts de luxe, je te le laisse pour cent cinquante mille dôngs.

Si je ne me trompais pas dans la conversion en livres sterling, cela équivalait à environ quatre livres et soixante cents… À peine cinq livres pour un bon repas, je n’avais aucune idée des prix ici au Vietnam et je n’étais pas franchement familière avec ceux pratiqués en Angleterre mais cela me semblait une bonne affaire.

— C’est parfait, je choisis celui-là. Et comment ça se passe ?

— Tu consommes ici ou tu peux emporter. Si tu décides de consommer sur place, ton repas terminé, tu reviens t’asseoir seule ou accompagnée à l’une des tables sur la terrasse pour ta digestion et nous règlerons les comptes. Si tu décides d’emporter, je te souhaite bon appétit chez toi et tu payes d’avance. Alors, ce sera sur place ou à emporter ?

— Sur place, merci.

Elle fit signe au jeune homme que j’avais choisi de s’approcher. Nous nous regardâmes en chien de faïence sans oser rien entreprendre.

— Ça va aller ou tu as besoin d’un mode d’emploi ?

Elle commençait à m’agacer sérieusement avec ses insinuations plus qu’offensantes. Mes crocs sortirent sous le coup de la colère.

— Je vois que tu es prête. Installe-toi où bon te semble et ensuite viens me rejoindre sur la terrasse.

Madame Liêm nous quitta pour rejoindre ses fourneaux. Quant à moi, je proposai à mon futur dîner de nous diriger vers un recoin sous un arbre où deux chaises avaient été placées là pour notre confort, avec un paravent en bambou qui nous consacrait une relative intimité. L’humain que j’avais choisi et qui n’avait pas encore dit un mot se tenait planté devant moi sans bouger. Il avait la peau ambrée, les cheveux noirs mi-longs et ses lèvres rouges m’appelaient à la luxure. Je l’invitai à s’asseoir, ce qu’il fit sans broncher. Je m’approchai de lui lentement, je ne savais pas vraiment comment m’y prendre, finalement un mode d’emploi aurait été le bienvenu. L’humain rompit le malaise en premier.

— Vous préférez le cou, le poignet ou bien mon aine peut-être ?

— C’est comme vous voulez…

Il me présenta alors ses poignets que je pris dans mes mains. J’hésitai cependant à y planter mes crocs, je n’avais pas vraiment l’habitude de me nourrir de cette manière. Quand j’étais née vampire, les lois ne permettaient pas de se nourrir directement à la source, à moins d’une extrême urgence. Visiblement ici ça ne posait aucun problème. J’avais faim alors je devais juste me concentrer un peu et canaliser mon appétit. Je m’en serais voulu que, dès mon premier soir, je fusse à l’origine d’une mort prématurée et la proie tout à fait légale des Traqueurs vietnamiens en mal de vengeance ou de justice. Je voulais en savoir un peu plus sur mon garde-manger avant de le consommer.

— Vous faites ça souvent ? C’est votre gagne-pain ?

— Visiblement, vous n’avez pas l’habitude alors je vais vous faciliter la tâche.

Il sortit de sa poche un petit couteau et fit une légère entaille à son poignet. À la vue de tout ce sang qui s’écoulait devant moi, mes crocs se plongèrent dans sa chair et je me délectai de son nectar. Il avait un goût très subtil, doux et sucré. Un peu comme celui de l’un de ces buveurs de bière que j’avais croqué, mais cette nuit-là c’était un cas de force majeure. J’avais encore oublié de subjuguer mon donneur, mais celui-ci ne sembla pas souffrir plus que cela alors je plongeai mes crocs dans son autre poignet. J’étais aux anges et je me sentais pousser des ailes. Son sang avait un effet euphorisant.

Finalement, Soriel avait raison, une fois de plus. Se nourrir à la source était plutôt agréable. Je finis par être rassasiée et je m’essuyai la bouche pour n’en perdre aucune goutte. Mon humain était faible, je repris ses poignets dans mes mains et il eut un petit geste de recul. Il pensait que j’allais de nouveau me nourrir de lui mais je n’en fis rien, bien au contraire. Ses plaies n’étaient pas encore cicatrisées et le sang continuait de couler, je mis un peu de ma salive miracle et ses blessures se refermèrent quasi instantanément. Il ne semblait pas plus surpris que cela. Tant mieux. J’étais ravie que cette pratique se fasse ici au Vietnam. Il se leva après un petit instant et s’inclina devant moi.

— Je vous remercie pour ce geste, ce n’est pas courant. Voulez-vous que je vous accompagne sur la terrasse ou voulez-vous en goûter un autre ?

— Je suis repue merci, nous pouvons nous diriger vers la terrasse. Mais avant, j’aimerais revenir sur ce que vous venez de me dire. N’est-il pas habituel de soigner les blessures d’un humain après s’en être nourri ? Je suis toute nouvelle ici au Vietnam, je ne connais pas encore tous les us et coutumes et je ne voudrais pas commettre d’impair.

— Non, ça ne se fait pas. À ma connaissance, vous êtes la deuxième à utiliser cette technique.

— Ah oui ? Et qui est l’autre ?

— Un homme… Mais nous en parlerons plus tard. Suivez-moi, nous devons laisser notre place maintenant que vous avez terminé.

Je le suivis bien gentiment sur la terrasse où une table nous attendait. Nous nous installâmes au milieu des convives qui ne nous prêtèrent aucune attention particulière.

— Il est de coutume que vous m’offriez un repas mais vous n’êtes pas obligée.

— Ah oui bien sûr, allez-y commandez tout ce qu’il vous plaira.

Je le regardais boire sa bière goulûment et dévorer ses ailes de poulet avec un certain appétit. Il avait une façon bien étrange de se nourrir. Il n’utilisait pas les baguettes pour le poulet, mais plutôt ses doigts. Par contre, il prenait les différentes herbes et autres carottes qui accompagnaient le poulet avec les fameuses baguettes. Il les trempait dans une sauce qu’il avait au préalable préparée, y plongeait les légumes d’une main et de l’autre enfournait son poulet qu’il avait également pris soin de tremper dans une autre sauce. C’était tout un rituel et fort distrayant, ma foi.

Nous bavardâmes de tout et de rien. J’appris qu’il était guide pour touristes le jour, et la nuit, il venait ici entre deux et trois fois par semaine pour arrondir ses fins de mois. Il n’était pas marié, mais il avait un grand-père et des petits frères et sœurs à charge. Ses parents n’étaient plus de ce monde, mais il ne me donna pas plus d’explications. Sa famille ne vivait pas à Hô-Chi-Minh-Ville mais près de Sa Pa dans les montagnes du Nord, où il faisait froid. Mon dîner finit par demander congé, il commençait à fatiguer et le lendemain il devait guider une riche touriste russe dans les rues de la ville.

Je restai là un instant seule à regarder les passants quand la patronne, Madame Liêm, vint s’asseoir à ma table pour finir les restes du dîner laissé par le mien. Elle me demanda si j’étais satisfaite de mon repas. Je l’en remerciai chaleureusement. Cette femme était étrange, très familière et distante à la fois. Elle méritait tout de même à être connue, mais pas cette nuit. Je payai ma dette et me décidai à rentrer en espérant ne pas trop me perdre sur le chemin du retour.

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Commentaires récents

Diamant

fan et total addicte des premières pages jusqu'à la fin

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Diamant

Visionner le Book Trailer sur ce lien : https://youtu.be/IO-xS2GzEF4

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Diamant

Et hop un petit voyage au Vietnam, le pays des fantômes et des esprits qui vont donner bien du fil à retordre à notre héroïne Susylee.

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