Les Derniers Dragons, Tome 1 : La Sacrifiée récalcitrante

C’est comme ça qu’elle était supposée passer l’éternité ? Capable de respirer à fond et de sentir ses orteils, tout en étant ligotée dans une pièce pleine de rubis ? Elle pesait le pour et le contre, essayant de déterminer ce qui ferait pencher la balance, quand une ombre bougea dans l’obscurité.

— Ohé ? appela Chryssie.

Pas de réponse.

Mais elle savait qu’elle n’était pas seule. Elle sentait une autre présence. L’air vibrait d’un second battement de cœur. Elle ressentit son propre cœur battre en réponse. Un peu tardivement, elle se demanda pourquoi cet organe battait encore si elle était morte.

Chryssie tira sur ses liens. Un poids pesa sur ses épaules tandis qu’elle tirait. Dès l’instant où elle détendit les bras, le poids se leva de ses épaules. Une langueur envahit tout son corps.

Elle prit une nouvelle inspiration, remplissant ses poumons de la douce chaleur de l’air. Cette fois, quand elle essaya de se libérer, elle étira le pied, allongeant les orteils pour toucher le sol. Mais l’un des nœuds de la corde s’enfonça dans son mollet, provoquant une crampe.

Chryssie laissa pendre ses jambes. À nouveau, toute tension quitta son corps. Son cœur ne battait pas frénétiquement. Il battait, calme et régulier, comme s’il pouvait rester là pour toujours, suspendu dans une pièce sombre scintillante de joyaux.

Pourquoi luttait-elle, de toute façon ? C’était fini, pour elle. Elle était morte.

Et pourtant, toute sa vie elle s’était battue avec acharnement pour avoir son mot à dire sur son existence, que ce soit à propos des traitements qu’elle prenait, jusqu’à la façon dont elle était morte. Rien de tout ça n’avait donné de bons résultats pour elle à la surface. Ici-bas, elle pouvait respirer. Elle ressentait des sensations. Elle aurait peut-être un peu plus de contrôle. Elle tira une nouvelle fois sur ses liens.

— Stop.

Chryssie se figea. Partiellement parce que la voix le lui avait ordonné. Principalement parce que le timbre grave de cette voix se réverbéra dans tout son corps, commençant au bout de ses doigts et filant jusqu’à ses orteils. Elle était ravie des sensations qu’elle ressentait là. La voix avait multiplié la chaleur dans ses extrémités par dix.

— Restez tranquille ou vous allez l’énerver.

— L’énerver ? dit-elle. Qui ?

— La bête.

La bête ? Il voulait sûrement dire le diable. Elle devait être dans l’antre du diable. Il était tout près ? Qu’allait-il lui faire ? Quoi que ce soit, elle était résolue à se battre. Elle n’était pas morte uniquement pour être à la botte d’un nouveau maître.

— Vous allez m’aider ? demanda-t-elle.

— C’est ce que je fais, dit l’ombre. Je vous ai attachée.

— Je suis impuissante, comme ça, dit-elle. Donnez-moi au moins une chance de me battre.

Le bruit suivant venant de l’obscurité ressemblait à un souffle d’air. Sans humour. Le ténor de sa voix remonta sur la fin, d’un ton sceptique.

— Si seulement c’était vrai, dit-il.

Il bougea dans l’ombre, toujours en périphérie du champ de vision de Chryssie. Au mieux, elle aperçut de larges épaules et une taille impressionnante. Il était derrière elle, à présent.

— Vous allez le réveiller. Il se libérera de sa laisse, et je ne serai plus capable de le contrôler.

Laisse ? Contrôler ? Elle n’avait pas envie de causer la perte de contrôle d’une bête. Elle avait travaillé dur pour obtenir un semblant de contrôle sur sa propre existence.

— J’ai cru que vous seriez notre salut, continua l’ombre mystérieuse.

Chryssie sentit son souffle dans son cou. Mais elle ne pouvait pas se retourner ni voir la moindre partie de lui.

— Vous serez la fin de tout. N’est-ce pas ?

— Non, dit-elle. Délivrez-moi et je partirai.

Elle ne savait pas où elle irait. Elle préférerait rester avec la voix apaisante qui essayait de la protéger de la bête. Elle préférerait rester enveloppée dans les nœuds avec lesquels il l’avait attachée, dans lesquels elle se sentait en sécurité.

Et puis il se déplaça dans la lumière…

Chryssie fut reconnaissante de pouvoir à présent prendre de profondes inspirations. L’air lui monta à la tête quand elle prit une inspiration de surprise à la vue de l’homme. Si c’était bien un homme.

Grand, beau et ténébreux ne suffisait pas.

Grand était un mot trop petit. Cet homme était gigantesque, un titan qui la dominait de toute sa hauteur. Elle se trouvait au-dessus du sol, mais elle dut malgré tout relever la tête en arrière, très en arrière, pour le voir en entier.

Beau n’était pas un adjectif suffisamment adéquat pour définir la beauté de son visage. Son menton carré suggérait le pragmatisme. Ses cheveux noirs ondulaient depuis une implantation en V. Son nez était long et aquilin, indiquant à Chryssie que même s’il était seulement un homme, il n’était pas seulement un homme. Il y avait quelque chose de majestueux dans ses gènes. Cet homme descendait de dirigeants, de conquérants.

Ténébreux ne le décrivait pas sous son meilleur jour. Dans la lueur rouge de la caverne, sa peau couleur de miel avait l’air aussi délicieuse à lécher que si elle sortait directement d’une ruche.

Et puis, il y avait ses yeux. Au premier abord, ils étaient brun chocolat. Pas le chocolat solide, du genre Hershey’s Kiss. Ces yeux-là étaient en fusion, du chocolat fondu au-dessus de la flamme d’un caquelon à fondue. En fait, elle voyait des flammes rouges dans ces yeux.

— Vous avez été offerte en sacrifice à la bête de ce château.

Si près d’elle, la voix de l’homme bourdonna dans ses narines et expira hors de ses oreilles. Ce ne fut que quand son cerveau détricota ses mots que le brouillard s’éclaircit.

— Sacrifice ?

C’est ce pour quoi elle était née. Elle était née pour sauver sa sœur. Et elle avait échoué. Elle n’avait pas l’intention d’endosser à nouveau cette responsabilité une fois morte.

— Je ne serai le sacrifice de personne.