Les Disgracieuses

« Le printemps suivant, j’ai invité Croteau à mon party d’anniversaire. Conviée avant les autres en début de soirée, elle s’était assise à ma coiffeuse du sous-sol, où ma sœur et moi avions procédé à une transformation digne de celles qui nous fascinaient dans les émissions de télévision. Maquillée et coiffée, Croteau avait retrouvé le sourire sous nos exclamations. « Tête haute, dos droit, yeux rieurs », lui avais-je murmuré à l’oreille en singeant les paroles de ma mère. C’est ainsi qu’elle était apparue aux filles médusées. Comme Carrie N. White au Bal du diable, on l’avait consacrée reine de la soirée, à l’exception du déversement de sang de porc au-dessus de sa tête. Croteau ne serait plus jamais Crottée, mais ça me prend encore du temps à me souvenir de son prénom.

Cette année-là, en classe ou entre les cours, ressasser les drames des suicides du pendu et du père de Croteau nous avait servi de prétexte pour soulever toutes les pierres. À sortir autant de cadavres de nos placards, ça faisait beaucoup de spectres en liberté sur les étages du collège. Je me demande s’il ne vaut pas mieux que certains secrets restent sous le voile. »