Extraits

Elle était en train de rêver, ce n’était pas possible autrement. Oui, c’était un cauchemar. Tournant la tête, elle le vit — un homme massif, presque un colosse, devant une sorte d’établi, entièrement nu sous un tablier noir. Ses bras, ses fesses et ses jambes étaient poilus. Sa nuque épaisse luisait sous la lumière pâle diffusée par le genre de lampes à piles qu’on colle sur le mur ou le plafond dans les greniers, les placards ou les caves privés d’électricité ou de lumière du jour. Juste derrière l’établi, une horloge murale égrenait bruyamment les secondes.

A l’odeur, elle soupçonnait qu’elle se trouvait dans une cave et elle devina que cet homme dont la silhouette lui évoquait un défenseur de première ligne était son ravisseur, même si elle n’avait aucun souvenir de son enlèvement. Une fois de plus, elle tenta de bouger, mais ses liens étaient attachés à un anneau cimenté dans le sol. L’adrénaline affluant dans ses veines lui avait éclairci l’esprit, et elle battit des paupières, se concentrant sur l’un des murs. Du béton, encore. Des taches, qui le maculaient de haut en bas. De l’eau, espéra-t-elle. Mêlée de rouille.

Pitié, faites que ce ne soit pas du sang !

Elle avait envie de crier mais s’interdit de proférer un son. Instinctivement, elle savait qu’il valait mieux que l’homme croie qu’elle était encore inconsciente, recroquevillée derrière lui tandis qu’il s’activait devant sa table. Qu’est-ce qu’il trafiquait ? D’après ce qu’elle voyait, il déroulait des morceaux de ruban rouge, les mesurait les uns après les autres, les découpait. Son chant affreux, lancinant, lui donnait la chair de poule ; mais il y avait un autre bruit.

Un miaulement.

De petits cris aigus, terrorisés, et légèrement étouffés, comme si celui qui les émettait essayait de retenir ses sanglots.

Un animal ?

Non.

Une autre personne.

Ainsi, elle n’était pas seule. Il avait capturé quelqu’un d’autre.

Son cœur cessa de battre.

Chloé ! D’un coup, elle reconnut la voix de sa sœur jumelle, les sanglots étouffés qu’elle avait entendus enfant chaque fois que Chloé avait peur ou qu’on la punissait. Chloé avait toujours été la plus faible des sœurs Denning, la plus sensible. C’était elle qui organisait des enterrements pour leurs animaux ou qui montait l’escalier en courant, faisant résonner les marches de bois, lorsque leurs parents se disputaient. Chloé restait à genoux pendant des heures, les yeux fermés et les mains jointes, priant pour que le Saint-Esprit apaise la discorde au sein de la famille et que leurs parents, perpétuellement en bisbille, restent ensemble.

Arrête ! aurait voulu crier Zoe. Ne donne pas à ce malade la satisfaction de percevoir ta peur ! Sois forte. Tu peux y arriver. Tu sais que tu peux.

Sauf que c’était un mensonge, non ? Au fond, elle savait depuis toujours que c’était elle la plus forte des deux, que sa jumelle était le maillon faible, qu’elle l’avait toujours été. Ne jouait-elle pas le rôle de protectrice depuis leur naissance, vingt et un ans plus tôt ? Elle était venue au monde la première et, selon leurs parents, elle avait laissé échapper un hurlement à faire trembler les murs de la maternité.