Extraits

À présent, les torchères de l'exploitation embrasaient la nuit comme d'immenses phrares, crachant des couleurs qui retombaient en lambeaux sur la surface, teintant le fleuve de rouille et d'écarlate. Portée par la brise, les humeurs salines de l'océan Atlantique se mélangèrent aux vapeurs de pétrole, de gaz et à l'odeur fétide des égouts d'Onitsha et des stations d'épuration de Port Harcourt. Le Niger, la troisième veine du continent, n'était plus, avant son embouchure, qu'une hémorragie s'écoulant mollement vers les plages.

Joliba en mandingue.

Isa ber en songhaï.

Ngher en touareg.

Le Niger, le plus beau fleuve du monde, la mémoire de l'Afrique.

Prenant sa source dans les monts de Loma, il sinue sur quatre mille kilomètres, emportant dans son courant les langues et les coutumes, avant de rendre l'âme et de se fondre dans les hautes eaux du golfe de Guinée. Contaminé jusqu'à la vase par l'Histoire, il a traversé les siècles, porté les espoirs de fortune des colons britanniques et français, bercé des rêves d'indépendance et de révolte. C'était en le survolant que Taiwo Akinkunmi avait eu l'idée de composer le drapeau du Nigeria.

Un bande blanche encadrée de vert.

Un symbole de paix et d'unité.

J’ai pris des précautions en isolant Naïs des autres pensionnaires. Ici, les rapts d’enfants sont fréquents et je soupçonne les autorités de vouloir s’emparer de Naïs à n’importe quel prix. Je n’ai plus confiance dans le personnel de l’orphelinat. Le cuisinier colporte des rumeurs comme quoi Naïs serait une enfant sorcière. Les superstitions locales me font craindre le pire. Je sais d’expérience qu’ils n’hésiteraient pas à assassiner cette fillette. J’ai l’impression d’être dans une situation inextricable. C’est pour cette raison que j’implore votre aide. Le père David arrêta sa lecture et signa en bas de page. Il reposa la feuille sur le sous-main et fit quelque chose qu’il n’avait plus fait depuis des années. Il pria

C’est notre fille. Mais que tu me croies ou non n’a plus d’importance. Il faut que tu la protèges. Je ne peux plus rentrer chez moi et Naïs ne survivra pas si elle vient avec moi… – Elle sera en sécurité ici. Elle secoua la tête, sa main serra une fois encore celle de Naïs. – Non, je veux que tu me jures de la protéger. Le père David était sincère lorsqu’il articula : – Je vous en donne ma parole

La mère dénoua la gangue de tissu qui entourait la fillette, et le cœur du prêtre missionnaire se serra en voyant les marques rituelles autour du nombril. La scarification avait la forme d’un symbole païen. Une croix ankh, crut-il reconnaître. – Ce sont mes frères qui lui ont fait ça…, poursuivit-elle en frôlant les brûlures du bout des doigts. Le pasteur le leur a ordonné, sinon Dieu aurait été en colère contre eux et contre leur maison… (Elle étouffa un sanglot et le bruit mouillé que fit sa gorge avait quelque chose de pathétique.) Il a dit que Naïs était maudite.

Le père David soupira. Il n’avait jamais pu assister à un zandji. Seuls les initiés participaient à ces rituels de magie noire. Mais il connaissait l’influence néfaste de ces conclaves de soi-disant sorciers sur les simples d’esprit. La plus jeune détenue du Nigeria en était un parfait exemple. Cette adolescente haoussa de treize ans avait reconnu pas moins de cinquante et un meurtres par empoisonnement. – J’ai fui, poursuivit la mère en caressant la joue de sa fille, j’ai quitté Lagos et l’ai amenée avec moi chez mes parents. C’est un village près de Port Harcourt… Mais là-bas ça a recommencé… J’ai voulu qu’elle soit baptisée à l’Église Pentecôtiste, mais le pasteur… le pasteur, il a dit qu’elle était une sorcière, et tu sais ce qu’ils font aux sorcières, hein ? – Oui, je le sais, fit le prêtre d’un air grave

Le père David posa une main compatissante sur son épaule. Il avait officié dans un hôpital psychiatrique durant quelques mois, au nord-est du Cameroun, et il avait pu constater que la démence n’était pas diagnostiquée selon les mêmes critères qu’en Europe. Il avait vu des médecins relâcher, sous prétexte qu’il était le sorcier d’un village, un homme convaincu que les esprits des morts l’avaient obligé à trancher la gorge de son épouse et de ses trois frères. N’importe quel psychiatre occidental aurait reconnu les symptômes d’une paranoïa profonde et l’aurait envoyé croupir dans une cellule capitonnée. – Pourquoi voudrait-on s’en prendre à votre fille ? – Elle a un pouvoir, affirma-t-elle en frissonnant. Et ils veulent la tuer pour le lui voler. – Quel pouvoir ? questionna-t-il, les yeux posés sur le visage poupin de la fillette. – Garde-la avec toi et tu le verras par toi-même. Le prêtre eut un geste las

Elle balaya l’objection d’un geste fiévreux. – Que tu me croies ou non, ça n’a pas d’importance… – Alors que voulez-vous ? Elle jeta un coup d’œil derrière elle, vers la jungle et la route, et, en entendant les crachotements d’un moteur, se rapprocha du prêtre. Elle attendit que la vieille guimbarde, slalomant entre les flaques, s’éloigne et que les feux de signalisation disparaissent dans les ténèbres. – Je veux que tu la gardes ici, fit-elle en baissant d’un ton, je veux que tu la protèges… – La protéger de quoi ? – Ils ont essayé de la tuer… (De nouveau, elle scruta la route.) Ils pensent que s’ils la tuent, ils auront son pouvoir. Ils veulent sa magie, tu comprends ? C’est pour ça que tu dois la garder avec toi

Cinq fois seulement, son désir avait été plus fort que cette peur irraisonnée de transgresser les règles de l’Église. Et la cinquième se tenait devant lui, différente de l’image brumeuse qu’il avait gardée d’elle. Elle semblait départie de cette aura qui l’avait troublé lorsque, accoudé au comptoir d’un bar de Lagos, déjà passablement ivre – au point de vouloir retourner à la vie civile –, il l’avait aperçue seule et aussi désemparée que lui. Il s’était assis face à elle dans un box minable, à peine éclairé par la clarté rose d’un néon, et, quelques heures plus tard, ils s’étaient retrouvés sans trop savoir comment enroulés dans les draps douteux d’une chambre de bonne

Tu te souviens vraiment pas de moi, hein ? Interloqué, le père David se tut. La voix de cette femme, son timbre modulé lui rappelaient effectivement quelque chose, une sensation, mais lointaine, perdue dans le brouillard, comme si une force au fond de lui, sa conscience peut-être, le gardait soigneusement à distance. – Non, je suis désolé… (Il hésita avant de demander :) On se serait déjà rencontrés ? – T’as couché avec moi. Le prêtre ne fut pas certain d’avoir entendu. La phrase flotta un moment entre eux, détachée de toute réalité. Le bruissement du vent, le clapotis de la pluie sur la terre battue, le choc régulier d’un volet contre le mur, tout avait disparu, effacé par cette unique phrase. – Tu disais même que tu m’aimais, ajouta-t-elle sans le quitter des yeux