Les Gardiennes du silence

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Chapitre 5

« Les êtres sont ce qu’ils sont, ils vont là où les poussent des causes inconnues, venant de périodes lointaines.

Ils se débattent, parfois, mais le courant puissant les entraîne quand même. »

Alexandra Yann-Néel

Je n’en crois pas mes yeux. Il n’y a plus une goutte de sang, plus d’entaille, rien ! Je ferme ma main et la rouvre, vraiment plus rien ! Je lève la tête vers Enzo. Comment a-t-il fait une chose pareille ? Lui sourit, fier.

— Comment t’as fait ça ?

— Le talent.

C’est complètement irréel !

— C’est ça ton pouvoir, tu guéris les blessures ! Tu… tu arrives à guérir les blessures ?

— Ouais, c’est le pouvoir de guérison. Mais je ne sais pas encore guérir les blessures internes. Tu sais, comme les maladies, le cancer. Orkan dit que c’est impossible, mais il dit aussi que les plus puissants peuvent guérir les blessures sentimentales et psychologiques.

Je reste bouche bée pendant ce qui me paraît une éternité, puis :

— Toi, tu n’y arrives pas ?

— Non, je ne suis pas assez fort pour faire ça. Je m’entraîne beaucoup mais je m’affaiblis trop vite. Orkan veut que j’apprenne aussi à me guérir moi-même, mais c’est pas si facile que ça de maîtriser son pouvoir. Avec un entraînement intensif, notre corps d’humain peut parfois lâcher, et certains sont déjà tombés dans le coma, on peut même en mourir.

Il baisse la tête, solennellement. Je ne sais pas quoi dire, un proche à lui a sûrement vécu ça.

— Et Mathieu et Raphaël ? C’est quoi leurs pouvoirs ?

— Leurs pouvoirs, ils sont pas mal non plus. Raphaël peut voler, enfin, il n’y arrive qu’un petit moment pour l’instant. C’est une histoire de gravité ; il peut faire des sauts énormes et tomber d’un immeuble ne fera que l’amuser. Par contre, il n’est pas encore capable de faire voler quelqu’un.

— C’est incroyable ! Et Mathieu ?

Enzo hésite un peu.

— Mathieu, il est nouveau. Il ne contrôle pas encore correctement son pouvoir. C’est d’ailleurs vraiment bizarre que la planète l’ait choisi puisqu’il n’est pas assez qualifié.

— C’est pour ça qu’il est si agressif ?

— Ça c’est normal, les débuts sont toujours comme ça. Avant d’être plus fort grâce à ton pouvoir, tu passes quelques jours dans cet état, c’est le temps de la transformation complète en guerrier d’élément. Tu es plus faible, plus fatigué et, dans le cas de Mathieu, plus agressif ; ça dépend de ton pouvoir. Il maîtrise l’électricité. Mathieu est capable d’électrocuter qui il veut rien qu’en le touchant, et ça fait mal je t’assure.

Je suis très tourmentée par toutes ces nouvelles.

— Bon, soyons plus sérieux, il faut quand même que tu saches contre qui tu vas devoir te battre. Il s’appelle Rayan, c’est un guerrier d’élément de notre âge.

— C’est le briseur ?

— Oui, c’est lui. Il y a quelques mois, Rayan a appris comment les guerriers d’éléments pouvaient aller de planète en planète. Cette information est inscrite dans le règlement que Marcus et Orkan ont créé. Marcus, c’est le parrain de Rayan.

— Et comment on fait pour changer de planète ?

— C’est simple, il faut réunir les quatre éléments, la terre, l’air, l’eau et le feu. Le feu n’est pas une matière première sur toutes les planètes mais chez les ombres oui, donc on l’a aussi considéré comme un élément primaire sur notre planète. Pour commencer, il faut d’abord prendre un végétal comme une feuille par exemple : la terre. Ensuite, il faut la brûler, ou du moins une partie : le feu. Pour éteindre le feu, y verser de l’eau. Et enfin, souffler un coup sur la feuille ou ce qu’il en reste comme pour la sécher : l’air. Au moment où tu souffles, tu penses à la planète où tu veux aller et tu y seras dans la seconde qui suit. Mais toi, en tant que gardienne du silence, tu n’as pas besoin de faire ça pour voyager. Il te suffit juste de faire le signe du silence.

— C’est quoi le signe du silence ?

— J’te montre.

Il se dresse devant moi et fait le signe. Enzo pose, serrés l’un contre l’autre, son index et son majeur droits sur son épaule gauche en refermant les autres doigts sur eux-mêmes, puis il met son index gauche devant sa bouche, comme pour dire à quelqu’un de se taire, et il murmure :

— Shhh…

Je ris. Il se rassoit.

— Chut ? C’est ça le signe, dire shhh… ?

— C’est très sérieux Ophélie, ce signe sera maintenant comme ton arme, ta puissance ! C’est ça que les ennemis craignent, ils craignent que vous débarquiez, toi et tes deux amies, sur leur planète pour les détruire. Mais vous avez de la chance, Rayan est de la même race que nous, certains combats auront donc lieu sur Terre et vous n’aurez pas à vous déplacer bien loin.

J’ai un mouvement de recul. Un mot me fait tressaillir : « combat ». Enzo le remarque.

— Il va falloir t’y faire, ta vie est déjà en danger. Il y a les anges noirs, et bien sûr Rayan et ses fidèles. Les fidèles sont les guerriers d’éléments qui se sont ralliés au briseur. Marcus a trahi les guerriers d’éléments et a sélectionné avec Rayan des adolescents innocents, afin de les transformer en fidèles et de monter une armée. Rayan les a convaincus de régner sur la planète du silence avec lui, pour montrer que les fidèles ne craignent pas les élus de la planète, ni les autres races. Ton devoir, tu l’as bien compris, est de le tuer.

Une fois encore, je recule au fond du banc. Tuer. Tuer quelqu’un. Il a dit ça tellement naturellement.

— T’inquiète pas, je t’apprendrai, ça fait partie de mon devoir. L’école des guerriers d’éléments t’apprend à te contrôler, à te faire résister ; et moi je t’apprends comment tuer, ou détruire si tu préfères.

Ses paroles sont devenues trop importantes, trop graves. Jamais je ne serai capable de tuer quelqu’un.

— C’est impossible.

— Tu apprendras, comme j’ai appris. Ce ne sera pas facile, c’est certain, mais avec ton pouvoir, tu seras plus forte, ce sera plus rapide. Estelle, Marjorie et toi devrez donner la mort, c’est inévitable.

Je ne veux plus rien entendre, je veux partir. Je me lève et Enzo se lève aussi.

— Je sais que c’est dur, mais il ne faut le dire à personne ! Même pas à ton chat, on sait jamais.

— Comment tu sais que j’ai un chat ?

— Il vient me voir des fois, la nuit, quand je surveille les environs.

— Quand tu surveilles les environs !

— Oui, dès que tu as fait le cauchemar, j’ai su que tu étais une des élues, l’instinct sûrement. Alors j’ai surveillé ta maison pendant deux nuits. L’armée de Rayan est partout, les fidèles cherchent les gardiennes pour les tuer. J’ai des doutes sur ton voisin, Mathias.

Je sais donc désormais pourquoi Enzo est au courant d’autant de choses sur moi. C’est très flippant. Mon voisin Mathias ? Il est inoffensif, je ne pense pas une seconde qu’il puisse me faire du mal.

— Une fille, Jade, est capable de se transformer en animal, alors ne parle pas à ton chat.

Sur cette très rassurante mise en garde, nous sortons de l’arrêt de bus et je reprends le chemin pour rentrer chez moi.

— Et ce soir, tu vas rester ?

— Non je ne pense pas, il faut que j’aille prévenir Orkan. Ah, au fait, ne pense pas à tout ça non plus. Léo, un autre fidèle, peut lire dans les pensées.

Enzo part d’un air rieur, mais la rigolade pour moi est de courte durée quand je rentre à la maison. Comment veut-il que je ne pense pas à tout ce qu’il m’a dit ce soir ! Je me rappelle désormais de tous les détails de la conversation. J’espère qu’Enzo m’a fait une mauvaise blague, mais son « pouvoir » m’a confirmé la réalité de son discours. Comment les hommes peuvent-ils être aussi inconscients de tout ce qu’il se passe autour d’eux ? Si Ambre savait que les fées existent, elle serait folle de joie ; mais je ne peux rien lui dire évidemment.

Comment Estelle et Marjorie vont réagir quand Mathieu et Raphaël leur auront dévoilé toute cette histoire de planète et de gardiennes ? Je suis inquiète. Les anges noirs ont le devoir de m’éliminer et cette idée me fait froid dans le dos ; sans oublier que mon chat peut être un humain, ou plutôt un guerrier d’élément, et que quelqu’un peut savoir tout ce à quoi je pense ! Dans les films ou les histoires c’est bien, mais dans la réalité, c’est vraiment effrayant ! Il va falloir beaucoup de concentration pour ne pas dire un mot à mon entourage, car je n’arrête pas de penser à toute cette histoire.

Le temps passe et je ne dors toujours pas. Bonjour insomnie ! Trois heures, cinq heures… Je ne ferme pas l’œil de la nuit et cela ne m’étonne pas. Je me lève donc très tôt ce samedi matin et c’est bien la première fois. À six heures, tout le monde dort encore. Je regarde par la fenêtre et malgré une faible luminosité, je peux voir que la route est humide.

Je décide de faire mes devoirs en quantité un peu plus conséquente qu’aux premiers jours. À la fin de l’année aura lieu le Bac et je veux réussir cet examen.

Quelques heures après mes exercices et mes leçons, j’aperçois Mathias dans son jardin. Il est en train de jouer au foot avec son petit frère. Enzo doit se tromper sur son identité, Mathias n’a vraiment pas l’air de se soucier de moi, ni de m’en vouloir.

À onze heures, toute la famille est enfin levée. Je reçois un message d’Estelle après le repas :

Reçu :

T libre cet aprèm les gars nous donne rdv au stade à côté du lycée à 14h ?

Ouais je serai là ☺

Envoyé

À deux heures de l’après-midi, je suis au stade. L’herbe du terrain est couverte de perles d’eau. Marjorie et Estelle arrivent en même temps.

— Salut, ils sont pas là ? demande Marjorie.

— Pour l’instant non, je ne sais pas ce qu’ils font, je lui réponds. Alors, ils vous ont dit ?

— Oui, c’est Raphaël qui m’a prévenue, il m’a tout raconté, et il m’a montré son pouvoir ! Il a sauté par-dessus ma maison, vous auriez dû voir ça !

— Moi, il n’a pas voulu me montrer le sien, Mathieu ne m’a presque rien dit. Vous savez ce que c’est son pouvoir ?

— Il ne te l’a pas dit ?

Marjorie me fait un signe de tête pour confirmer que non.

— Il électrocute les gens en les touchant, heureusement qu’il ne te l’a pas montré !

Toutes les deux paraissent bouleversées par leur soirée, comme moi.

Nous parlons longtemps de ce que nous avons entendu et vu, avant l’arrivée des garçons.

— Ils sont encore en manches courtes.

En entendant la remarque de Marjorie, ils sourient et Raphaël annonce :

— C’est normal, les guerriers d’éléments ne craignent ni le froid, ni la chaleur, ni la douleur, enfin jusqu’à un certain degré. Il faut environ dix ans d’expérience pour être complètement insensible à tout ça. Ça va depuis hier soir ?

J’acquiesce de la tête, Estelle répond oui.

Nous partons tous les six dans la tribune pour parler. Nous nous asseyons sur la plus haute rangée de sièges.

— On ne vous a pas tout dit hier, enfin, surtout un, dit Enzo d’un air accusateur en se tournant vers Mathieu. On voulait vous expliquer plusieurs choses à toutes les trois en même temps.

Il s’assoit en face de nous avec les deux autres.

— Vous savez que c’est Ophélie la gardienne alpha, reprend Raphaël. Et pour celle qui le savait pas, ben maintenant tu le sais. Pratiquement tout repose sur cette gardienne, c’est elle qu’il faudra suivre, écouter, et pour les protecteurs, celle qu’il faut le plus protéger. C’est pour ça qu’Enzo a été choisi pour être son protecteur, c’est le plus qualifié d’entre nous.

— Pourquoi elle ? demande Marjorie.

— C’est elle qui a fait le rêve en premier, lui répond Enzo. Seule la planète peut choisir. Il n’y a qu’Ophélie qui puisse vous emmener toutes les trois sur la planète du silence, parce que sans elle, il est impossible pour toi et Estelle de vous y rendre. Elle peut y aller seule ou vous pouvez y aller à deux, mais dans tous les cas, Ophélie doit faire partie du voyage, c’est comme ça. Si elle ne veut pas partir sur la planète, aucune de vous trois ne peut y aller.

— C’est pour ça, continue Mathieu, qu’Ophélie est plus en danger que vous deux. Les anges noirs et l’armée de Rayan s’en prendront particulièrement à elle car s’ils arrivent à la détruire, Estelle et Marjorie, vous serez plus faibles et surtout, vous ne pourrez plus aller sur la planète du silence jusqu’à ce qu’une nouvelle gardienne soit élue et prête.

J’ai la peur au ventre. Je suis poursuivie et on veut vraiment ma mort ! Mais pourquoi cette fichue histoire de silence est-elle tombée sur moi ? Je n’ai rien demandé à personne et regrette déjà ma petite vie tranquille.

— L’alpha est un peu plus puissant : un alpha retiendra sa respiration plus longtemps que les deux autres par exemple. Y a plein d’autres trucs comme ça.

Je reste bouche bée, ne sachant pas quoi dire. Mathieu parle mais il reste néanmoins en retrait, méfiant.

— Il faudra aller voir Orkan demain, pour qu’il vous donne un pouvoir. Le plus tôt sera le mieux.

— Raphaël, t’as bien dit « pouvoir » ?

— Ouais Estelle, un pouvoir doit être donné à chacune des trois gardiennes. Orkan annonce, indépendamment de son opinion, une sorte de formule lors d’une transe qui permet à un pouvoir d’entrer en vous. En fait, ce n’est pas vous qui choisissez le pouvoir, c’est le pouvoir qui vous choisit. Ça dépend de votre caractère et de votre personnalité.

Je repense à ce que m’a dit Enzo par rapport à Mathieu. C’est son pouvoir qui le rend plus agressif. Le caractère de Mathieu ne doit pas toujours être des plus jovials.

— Orkan vous expliquera ça mieux que nous quand on sera là-bas, réplique Mathieu.

— Et on part où exactement ? je lui demande.

Enzo prend la parole :

— Dans une campagne pas loin de Bordeaux, il y a une école de guerriers d’éléments, Orkan y est professeur.

— Mais l’école…

— T’inquiète pas pour ça Marjorie, assure Raphaël. Ifidénia a eu la gentillesse d’entourer l’école d’une sphère invisible qui la protège des yeux des hommes et des anges noirs. L’armée de Rayan connaît son existence mais ne sait pas encore où elle se trouve. En parlant de l’armée de Rayan, il faut qu’on vous mette en garde. Certains de ses fidèles vous cherchent et vous ont peut-être déjà croisées. Les fidèles, ce sont les guerriers d’éléments soumis à l’autorité de Rayan et qui ont pour devoir de vous trouver ; et le mieux, c’est de vous amener à lui vivante pour qu’il vous tue.

Je sens Marjorie tressaillir, Mathieu n’a pas dû lui faire part de ce léger détail.

— On ne les connaît pas tous mais certains étaient nos amis avant, annonce Enzo. Il y a d’abord Jade, celle que je connais le plus. Elle peut se métamorphoser en animal, c’était vraiment marrant à l’époque où ce n’était pas encore une fidèle.

— Après, il y a Amélie, continue Raphaël. Elle est capable de se déplacer si vite qu’elle est à peine perceptible. Léo peut lire dans les pensées et Stessy, la sœur de Rayan, contrôle le froid. Elle refroidit et glace tout ce qu’elle veut, et peut donc faire mourir quelqu’un de froid. Rayan, quant à lui, peut torturer quelqu’un par télépathie, rien qu’en regardant la personne.

Nous avons toutes les trois un mouvement de recul.

— Comme je l’ai dit à Ophélie hier soir, j’ai des doutes sur Mathias, son voisin. La dernière fois, je l’ai vu sortir de la forêt, bien décidé à faire quelque chose. Soyez très prudentes toutes les trois, évitez tout contact avec qui que ce soit, même des membres de votre famille. Il faudra arrêter de côtoyer d’autres jeunes mais aussi se méfier des adultes, on ne sait jamais.

— Mais on ne peut pas faire ça ! On peut pas ne plus avoir de vie sociale et ne plus rester en famille ! réplique Estelle.

— Pourtant, vous allez devoir faire comme nous, lui répond Mathieu d’un ton sec. Il le faudra de toute façon un jour, et ce jour est pour bientôt. Vous devez vous séparer de tous ceux que vous connaissez ici et de tous ceux qui vous sont chers. Les simples guerriers d’éléments peuvent avoir une double vie en alternant vie normale et vie de guerrier la nuit ou quand ils sortent, mais les gardiennes du silence et les protecteurs ne peuvent pas avoir cette double vie, tout en le cachant à leurs proches. Les batailles que nous allons vivre peuvent arriver n’importe quand et il faut toujours pouvoir être présent au moment où elles arrivent. Vous ne pourrez pas non plus vous permettre d’arriver blessées chez vous ! Et les anges noirs ne se gêneront sûrement pas pour rentrer !

Mathieu commence à se rapprocher de nous et à s’énerver de plus en plus, ses mains tremblent et de fins éclairs bleus en sortent. Enzo et Raphaël l’attrapent et le repoussent en bas des escaliers, Mathieu se débat et leur ordonne de le lâcher. Raphaël regarde Enzo puis, ensemble, ils le lâchent doucement. Mathieu tombe, genoux à terre, et ferme les yeux pendant quelques instants.

— Reculez ! nous dit Enzo inquiet.

Nous reculons toutes les trois de quelques pas vers l’autre bout de la tribune, fixant Mathieu qui se tient la tête.

Après quelques minutes, Enzo vient à nous pendant que Raphaël parle à Mathieu, à genoux lui aussi.

— Il faut rentrer chez vous, ce sera mieux pour tout le monde. On se donne rendez-vous demain au même endroit et à la même heure pour partir à l’école voir Orkan.

Estelle appelle sa mère immédiatement, puis Marjorie et elle partent chacune de leur côté après un bref au revoir. Je dois prendre le bus pour rentrer, mais je reste là, regardant Mathieu qui parle à Raphaël.

— Vaut mieux que tu rentres.

Je me retourne, Enzo est derrière moi.

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

— C’est son pouvoir, la situation, y a un peu de tout. Faut pas lui en vouloir, mais à cause de lui, y a encore des trucs qu’on vous a pas dit.

— Comme quoi encore dans le genre pas naturel du tout ?

— Vaut mieux que tu prennes ton bus, il arrive dans deux minutes.

Je comprends qu’Enzo ne veut pas m’en dire plus et pars à l’arrêt de bus. Quand j’arrive à l’arrêt, c’est trop tard, le bus vient de prendre le virage pour partir à Cabanac. Je dois attendre vingt minutes de plus avant que le prochain n’arrive. Je m’assois donc sur le banc et, le temps que je relève la tête, Enzo se tient devant moi.

— Tu m’as suivie ? je lui demande hébétée.

— Non, j’ai pas eu besoin.

— Je comprends pas là.

Il rigole.

— Un des trucs qu’on vous a pas dit, c’est que tous les protecteurs sont instinctivement reliés à leur gardienne et grâce à ça, ils savent où elle se trouve. Mais à quoi ça servirait si le protecteur n’était pas en pouvoir d’être là quand il le faut ?

Je ne comprends toujours pas.

— Les protecteurs sont capables de se téléporter partout où se trouve leur gardienne. Utile non ?

Je suis décontenancée.

— Alors tu peux me suivre à distance et apparaître n’importe quand ?

— Ouep, dit-il en souriant.

— C’est complètement dingue ! Ma vie privée va en prendre un coup.

— Pas de panique, je ne vais pas apparaître n’importe où et n’importe quand.

Il explose de rire en pensant à quelque chose. Au bout d’un instant, je ris aussi, pensant bien à quelques situations gênantes.

Après être redevenue sérieuse, je lui demande :

— Et Mathieu, il va bien ?

— Bof, pas trop, c’est dur pour lui. Il s’est emporté parce que ça ne fait que quelques semaines qu’il a été séparé de sa famille et ses amis, c’est pas facile tous les jours, et là, comme on en parlait, il a craqué.

Il s’assoit à côté de moi.

— Et toi, ça te l’a fait aussi ?

— Tu sais, la plupart du temps, les protecteurs sont des enfants de guerriers d’éléments. Comme ça, ils sont plus forts et apprennent à se battre avec leurs parents. Mathieu, c’est pas le cas. Son grand-père l’était, mais personne d’autre dans sa famille. Moi, mes parents étaient tous les deux des guerriers d’éléments, mais je n’ai jamais connu mon père, il est mort lors d’un combat juste après ma naissance.

— Je… je suis désolée, j’aurais pas dû te demander ça, je suis trop curieuse.

— C’est pas grave, de toute façon, je comptais te le dire. Grâce à toi, je vais pouvoir me venger et partir au combat contre tous ces bons à rien qui ne pensent qu’à eux. Ma mère est encore là, elle est prof à l’école des guerriers, je vais la voir de temps en temps.

— Elle est prof de quoi ?

— Elle entraîne les jeunes guerriers à ne pas se laisser emporter par leur pouvoir, comme Mathieu l’a fait tout à l’heure.

— J’ai vraiment cru qu’il allait vous frapper, Raphaël et toi.

— Nous frapper, ce serait pas grave, c’est nous électrocuter qui le serait plus. Surtout dans cet état où il ne contrôle pas son élément. Il aurait pu tuer l’un de nous, c’est pour ça qu’il nous a ordonné de le lâcher.

Je ne m’étais pas rendu compte de la gravité du comportement de Mathieu envers les autres. Cette histoire prend une ampleur vraiment importante.

Quinze minutes plus tard, le bus arrive enfin. Je monte à l’intérieur et Enzo repart au stade en courant.

Quand j’arrive à la maison, maman joue avec Ambre dans sa chambre.

— Alors c’était bien ?

Bien entendu, je ne dois pas lui avouer tout ce qui s’est passé au stade, et même éviter de lui faire connaître l’existence des garçons. Elle voudrait les inviter, et à plusieurs reprises sans doute. Mais les « protecteurs » ont certainement autre chose de plus important à faire.

— Ouais, c’était… amusant. Il est où Alex ?

— Il est parti avec des amis, mais je ne sais pas où exactement.

Alex sort de plus en plus en ce moment, pourtant, il n’aime habituellement pas sortir et préfère jouer à la Playstation.

Le soir venu, je repense dans mon lit à tout ce qu’a dit le trio cet après-midi. Pouvoir se déplacer en quelques secondes d’un endroit à un autre doit être vraiment pratique pour eux, mais un peu gênant pour moi qui peux être suivie à distance n’importe où. Enzo est peut-être à quelques pas de la maison et la surveille en ce moment même ! Il faut néanmoins qu’il se repose de temps en temps. J’ai appris que son père était décédé lors d’un combat pour le silence. Le combat va se reproduire cette année et j’en serai la meneuse, avec Estelle et Marjorie. Toutes ces déclarations ne sont vraiment pas joyeuses ni féeriques ; la mort est bel et bien réelle, et elle est plus proche que je ne l’aurais espéré.

Le lendemain, je me lève tard comme tous les dimanches. Un dimanche matin, personne n’est debout avant onze heures, sauf Laurent qui va faire son jogging. Aujourd’hui, les parents et Ambre partent à Bordeaux pour faire des achats pour ma sœur, et Alex accompagne un ami à lui à son match de foot à Cabanac. La maison est vide quand je me prépare pour partir au stade. Cet après-midi, les filles et moi allons découvrir l’école des guerriers d’éléments pour la toute première fois et faire connaissance avec Orkan, qui doit donner un pouvoir à chacune d’entre nous. Je suis très impatiente de le rencontrer et de découvrir le pouvoir qui me sera légué.

Soudainement, j’entends un violent bruit de fracas dans le salon. Je me précipite dans la pièce et remarque la baie vitrée entièrement brisée ! Je lève la tête en direction du jardin et aperçois Mathias, debout, me fixant d’un regard offensant. Il a un visage grave et provocateur. Mon cœur se met à battre plus fort dans ma poitrine et je sors prudemment sur la terrasse, en évitant du mieux possible les épais morceaux de verre, sans quitter mon voisin des yeux.

— C’est toi qui as fait ça ? lui dis-je d’une voix tremblante.

— À ton avis… gardienne !

Je m’arrête brusquement, le cœur ne cessant d’accélérer. Enzo a raison… Mathias sait. Il est un guerrier d’élément, et pire, un fidèle !

— Tu fais moins la maligne là ! Tu crois que j’ai pas remarqué ton p’tit manège avec Enzo ? J’ai tout entendu vendredi soir à l’arrêt de bus !

— Enzo s’en doutait.

— Ouais, mais il est pas là ! Il t’attend tranquillement au stade avec ses deux petits amis.

Au moment où Mathias prononce ces paroles, les morceaux de verre qui se trouvent à mes pieds se mettent à se rassembler pour former de grandes plaques aux bouts pointus et tranchants. Je comprends alors que Mathias contrôle le verre. Il ramène les plaques flottantes dans l’air à sa hauteur en souriant.

— Tu es si vulnérable que ce sera trop facile.

Je ne bouge pas, reculer serait inutile. Un morceau de verre fonce alors sur moi, j’ai à peine le temps de me baisser pour l’éviter. Mais jambes m’entraînent au sol et je tombe au milieu du verre brisé. Mathias se rapproche de moi avec du verre gravitant autour de lui. Il en prend un morceau et étend son bras pour me le lancer de toutes ses forces ! Je ne sais pas quoi faire, les éclats de verre sur le sol me rentrent dans les mains et les genoux. Je ferme les yeux…

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