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** Extrait offert par Julia Justiss **

Chapitre 1

Marchant d’un pas qu’il espérait assez vif pour dissiper les vapeurs d’alcool qui lui embrumaient le cerveau, David Tanner Smith, député du comté d’Hazelwick, s’éloignait de l’élégante demeure de Mayfair dans laquelle il avait dîné avec quelques collègues whigs1 pour regagner son appartement d’Albany.

Ses amis avaient insisté pour qu’il s’attarde encore un peu en leur compagnie. Mais après une journée passée à entendre les objections les plus farfelues que s’obstinaient à soulever les opposants au Reform Bill afin d’en retarder le vote, il était las de discuter politique. Et, il lui fallait bien l’admettre, il était plutôt d’humeur maussade.

Ses pas résonnaient de façon lugubre dans les rues obscures tandis qu’il se dirigeait vers son logis désert. Certes, il était ravi que son meilleur ami, Giles Headley, ait trouvé le bonheur en la personne de Lady Margaret. Mais en perdant la compagnie de celui qui avait toujours été son colocataire depuis leurs années d’études à Oxford, il avait vite compris ce que signifiait le mot « solitude ».

Et puisque la seule femme qu’il eût jamais aimée était définitivement hors de portée de l’orphelin de basse extraction qu’il était, il n’avait, contrairement à son ami, aucun espoir de rompre cette solitude par un heureux mariage. Ses origines modestes de fils de fermier, associées au fait qu’il bénéficiait de la protection d’un baronnet et d’une marquise, faisaient de lui un être socialement indéfinissable qu’on ne pouvait à aucun titre intégrer dans la gentry. Sans qu’on puisse tout à fait manquer de prendre en considération sa puissance montante chez les Whigs.

Bref, un vrai mouton à cinq pattes, songea David avec un sourire d’autodérision. Ce qui avait au moins un mérite : les mères de filles à marier ne parvenant pas à décider s’il était un bon parti ne le considéraient pas comme un gibier de choix.

Son sourire s’évanouit quand il se rappela la froideur hostile de son petit appartement d’Albany, désormais orphelin de la présence de son meilleur ami. Quelle piètre union consentirait-il à contracter s’il se sentait trop accablé par la solitude ? Se résignerait-il à épouser la fille grasse et sans charme d’un commerçant spéculant sur la réussite de ses ambitions politiques ? Ou celle, osseuse et méprisante, d’un aristocrate oisif qui, s’ennuyant dans les dorures de sa richesse, passerait volontiers sur l’origine trop modeste du jeune député dans l’espoir d’être invité à la table des puissants ?

Il quittait North Audley Street pour s’engager dans Oxford Street quand le bruit d’une altercation parvint à ses oreilles. Ralentissant le pas, il scruta l’obscurité d’où se détachaient confusément les silhouettes de deux hommes qui s’en prenaient à une femme enveloppée dans un manteau de soirée.

— Lâchez-moi tout de suite ou j’appelle un policier ! cria soudain la femme d’une voix que la frayeur rendait anormalement aiguë.

— Mais vas-y, ma belle. Te gêne pas, ricana l’un des deux hommes en la saisissant par les deux poignets.

Son acolyte, qui la tenait par les épaules, lui intima en baissant le ton :

— Tout ce qu’on t’demande, c’est d’nous donner tes perles, et le reste de tes bijoux. Avant qu’on t’les arrache !

— Et si t’obéis pas assez vite, y s’pourrait bien qu’après on t’emmène au bordel du coin pour prendre un peu de bon temps. Sans compter qu’y paieraient un bon prix pour prendre comme pensionnaire un joli p’tit morceau comme toi.

— Retirez vos sales pattes de moi ! hurla la femme qui se débattait comme une diablesse entre ses deux agresseurs.

Resserrant sa prise sur sa canne, David fonça au pas de course sur le petit groupe.

— Libérez immédiatement cette dame ! hurla-t-il en la brandissant d’un geste menaçant. Sinon, c’est moi qui appelle la maréchaussée. Et j’ai un sifflet.

Un instant impressionnés par la forte carrure du nouvel arrivant, les deux voyous s’immobilisèrent. Mais sous-estimant le danger que représentait un homme dans la force de l’âge et plutôt bien armé, car David était muni d’une canne-épée spécialement conçue pour la défense, ils décidèrent néanmoins d’en finir avec leur victime avant de prendre la poudre d’escampette. Se jetant de nouveau sur leur proie, ils tentèrent de lui arracher collier, boucles d’oreilles et bracelets avant de prendre la fuite.

Tant pis pour eux, se dit David, je les aurai prévenus !

Après une journée passée à ronger son frein devant une assemblée d’imbéciles égoïstes et retardataires, administrer une bonne raclée à ces gueux lui paraissait un excellent moyen de prendre un peu d’exercice.

Il se jeta sur eux avec un rugissement et, d’un coup du bout de sa canne asséné sous l’oreille du premier agresseur, il l’envoya brutalement s’assommer contre le mur. Puis, vif comme l’éclair, il délivra un uppercut sous le menton du second qui s’effondra sur le pavé avec un craquement sinistre. Sans doute le bougre venait-il de laisser un os dans l’aventure. Quant à la jeune fille, les jupes relevées à pleines mains pour mieux courir, elle s’enfuyait déjà à toutes jambes sur le trottoir luisant de pluie.

Un peu essoufflé, David la regarda s’éloigner. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de livrer les deux malfrats au poste de police le plus proche mais, pour la sécurité de la victime, il ferait peut-être mieux de la rejoindre. À cette heure de la nuit dans les rues de Londres, une femme seule était en danger. Dans le meilleur des cas, elle risquait d’être abordée par un homme en quête d’une bonne aventure.

— N’ayez pas peur ! cria-t-il en se lançant à sa poursuite. Je ne vous veux aucun mal… Il n’est pas prudent de circuler seule par ici, la nuit. Laissez-moi vous raccompagner jusqu’à chez vous.

La jeune fille lança un coup d’œil par-dessus son épaule et, apparemment peu convaincue, accéléra l’allure. Gênée par l’ampleur de sa jupe et ses bottines à talons, elle aurait été bien en peine de le semer mais elle n’eut pas le temps de s’en rendre compte : avant qu’il n’ait eu le temps de la rattraper, elle trébucha et tomba à genoux avec un petit cri.

David la rejoignit en quelques enjambées et lui tendit la main pour l’aider à se relever. La jeune femme se débattit avec une telle violence que, lorsqu’il voulut l’empêcher de basculer sur le pavé, elle se trouva projetée contre lui. Jurant entre ses dents, il s’efforça de retenir l’inconsciente qui continuait à se débattre.

— Voulez-vous vous calmer ! intima-t-il d’une voix forte. Nous n’allons tout de même pas nous battre dans la rue comme de vulgaires coupe-jarrets. Laissez-moi vous conduire en lieu sûr et, pendant que vous vous remettrez, vous me direz comment vous raccompagner chez vous. Votre famille doit commencer à s’inquiéter…

Aussitôt, la fille cessa miraculeusement de s’agiter.

— Davie, je vous en prie, dit-elle d’une voix douce. Ne pourriez-vous me lâcher ?

La chère voix si familière fit l’effet à David d’une lame de rasoir lui déchirant le cœur. Incrédule, il dévisagea la jeune femme.

— Faith ?

Tournant le visage de l’inconnue vers la lumière du réverbère, il l’étudia avec stupéfaction. C’était bien Faith Wellingford Evers, duchesse d’Ashedon, qu’il serrait convulsivement dans ses bras pour qu’elle ne puisse s’échapper.

Avant qu’il ait pu trouver le moyen d’articuler autre chose, la jeune femme s’était de nouveau réfugiée dans l’ombre.

— Oui, c’est bien moi. J’allais chercher un fiacre à la station la plus proche pour rentrer à mon domicile. Ne pourriez-vous me laisser reprendre tranquillement mon chemin ?

Alors que la réalité de l’identité de la jeune femme se faisait jour dans son cerveau, David fut submergé par une seconde vague d’émotion. L’idée de ce qui aurait pu lui arriver le laissa muet quelques secondes encore.

Ravalant un juron, il referma sa grande main sur le poignet de Faith et l’entraîna avec lui.

— Désolé, duchesse, mais il est hors de question que…

— Faith, Davie. Appelez-moi Faith. Ne puis-je échapper, au moins quelques heures, à mon vénérable statut ?

David savait qu’il ne devait pas se laisser attendrir. Mais qu’une telle familiarité lui fût permise, après tant d’années, lui réchauffait le cœur.

— Comme vous voudrez… Mais je ne puis vous laisser errer seule dans ces rues à la recherche d’un fiacre. Le quartier de Mayfair est un peu moins dangereux que les autres, certes, mais une fois la nuit tombée, aucune rue de Londres n’est vraiment sûre. Surtout pour une femme seule.

— Mais vous aussi, vous étiez seul !

David brandit sa canne-épée.

— Oui mais moi, je suis armé et capable de me défendre. J’avais l’intention de conduire la pauvre fille que je venais de secourir à la taverne la plus proche. Mais puisque c’est vous, il n’en est pas question. Pas dans ce quartier, où tout le monde nous connaît. Vous feriez mieux de m’autoriser à vous accompagner jusqu’à la station de fiacre la plus proche et à vous escorter jusqu’à Berkeley Square.

Résistant à la main qui la poussait en avant, la jeune femme finit par ralentir.

— Êtes-vous certain de ne pas vouloir me laisser continuer mon chemin ?

Devant son geste de dénégation, elle ajouta d’un ton raisonnable qui ne ressemblait pas à l’espiègle Faith de ses souvenirs :

— Je n’avais pas l’intention de me conduire de manière irresponsable, Davie. Et je suis tout à fait navrée de vous avoir impliqué dans une telle affaire. Vous n’aspiriez sans doute qu’à vous retrouver bien au chaud chez vous.

Elle déglutit et, en voyant les larmes perler à ses paupières, il sentit son cœur se serrer. Dire qu’il pouvait encore s’émouvoir devant le chagrin de la jolie Faith !

— Vous êtes navrée, dites-vous ? Eh bien, pas moi. Imaginez le scandale si vous aviez réussi à alerter la ronde de nuit et qu’on ait découvert votre identité ? Il valait bien mieux que ce soit moi, dont la discrétion vous est tout acquise. Si vous ne voulez pas découvrir dès demain ce qu’a à dire la bonne société sur une duchesse errant seule la nuit dans les rues de Mayfair, nous ferions mieux de gagner Ashedon Place au plus vite. Malgré l’heure tardive, il se pourrait encore que quelqu’un vous reconnaisse, de retour de bal, depuis la portière d’un carrosse.

Comme elle résistait toujours, une idée saugrenue, presque informulable, effleura David.

— Faith ? Vous… vous ne pensez tout de même pas que je pourrais vous faire du mal ?

Elle poussa un long et lent soupir qui tordit un peu plus le cœur de David.

— Oh ! David… Vous savez bien que je vous fais parfaitement confiance. Bon, vous avez gagné. Allons trouver un fiacre. Et lâchez-moi, je vous prie. Je n’ai pas l’intention de m’enfuir.

Prise d’un soudain mutisme, elle se mit à marcher à ses côtés. L’énergie qu’elle avait dépensée pour lutter contre ses deux assaillants semblait l’avoir épuisée et elle avançait, les épaules rentrées et la tête basse, comme un animal blessé.

Il dut résister à l’envie de la prendre dans ses bras. Après quelques minutes de marche rapide, ils arrivèrent à une station de fiacre où, par chance, une voiture attendait. Encore incapable de croire tout à fait que c’était bien Faith qui était à ses côtés, sa Faith — ou plutôt la duchesse d’Ashedon, se reprit-il non sans amertume — David l’aida à s’installer sur la banquette, prit place à ses côtés et se pencha vers elle avec sollicitude.

— Vous sentez-vous tout à fait bien ? Êtes-vous sûre qu’ils ne vous ont pas fait de mal ? Et vos genoux ? Vous êtes-vous blessée ?

Si ces gredins lui avaient fait du mal, il les poursuivrait jusqu’en enfer et les réduirait en charpie.

Faith secoua la tête, le regard encore plein d’effroi.

— Non, non… J’ai eu peur, bien sûr, mais j’étais surtout très en colère. Ils m’ont tordu le bras et j’en serai quitte pour quelques bleus. Du reste, je crois qu’ils ont reçu quelques coups de pied bien placés. C’est ma gouvernante qui m’a appris cela…

Elle ponctua ses propos d’un petit rire tremblant et David ne put s’empêcher de lui caresser la joue.

— Grâce en soit rendue à cette sainte femme. Avant que nous arrivions à Berkeley Square, me direz-vous comment vous avez pu vous retrouver seule dans la rue à une heure aussi tardive ?

— Ne pouvez-vous vous contenter de me ramener à bon port ? Dois-je vous raconter ma vie ?

Il étudia le fin profil à la lueur de la lampe à huile qui éclairait l’intérieur du véhicule.

— Je ne voudrais pas être importun. Mais avouez que découvrir la duchesse d’Ashedon dans une telle situation était plutôt inattendu. Si vous vous trouvez en difficulté, je serais heureux de vous aider.

Au grand regret de David, cette remarque fit monter de nouvelles larmes aux yeux de son interlocutrice.

— Ah ! Mon cher Davie… Je vous reconnais bien là. Vous aspirez toujours à ce que tout aille pour le mieux, qu’il s’agisse de la vie de vos amis, du gouvernement ou de la société. Mais cette fois vous ne pouvez rien, je le crains.

Elle paraissait si misérable, si lasse que David dut de nouveau faire appel à tout le respect qu’il éprouvait à son égard pour ne pas la prendre dans ses bras. Rien de nouveau à cela. Il avait brûlé d’embrasser la jeune femme dès la première seconde où il l’avait vue, dix ans plus tôt. Mais, belle-sœur d’un marquis et elle-même descendante d’une souche de bonne noblesse, elle était alors aussi inaccessible qu’aujourd’hui, veuve d’un duc et pair du royaume.

Hélas, cela ne l’avait pas empêché de tomber amoureux d’elle et de l’aimer encore, après toutes ces années.

— Que s’est-il passé ? s’enquit-il d’une voix douce. Qu’est-ce qui vous a bouleversée au point de fuir en pleine nuit ?

Elle restait silencieuse tandis que son visage exprimait le plus profond désespoir. Comme il hésitait, partagé entre le souci de respecter la vie privée de la jeune femme et le besoin de savoir ce qui n’allait pas, elle finit par hausser les épaules.

— Je ferais sans doute mieux de tout vous dire. Mais ce n’était pas à cause d’un pari stupide, si c’est ce que vous pensez.

— J’en suis bien convaincu. Jeune fille, vous étiez certes espiègle et insouciante, mais en rien une écervelée. Un peu casse-cou, peut-être, ajouta-t-il en souriant.

Faith soupira.

— Vraiment ? J’étais tout cela ? Espiègle et insouciante… Peut-être, en effet. Il y a si longtemps…

La voix morne de sa compagne et son regard éteint accrurent l’inquiétude de David. Bien sûr, ils avaient tous les deux grandi et évolué, chacun de son côté, depuis l’été merveilleux au cours duquel ils s’étaient rencontrés.

Lui était alors âgé d’à peine vingt ans et venait d’entrer au service de Sir Edward Greaves comme secrétaire particulier. Elle, jolie blonde de seize ans, venait passer l’été chez sa cousine, l’épouse de Sir Edward. Mais lors des rares occasions où ils s’étaient croisés depuis le mariage de Faith, les yeux de la jeune femme exprimaient encore cette chaleur et cette joie de vivre qui avaient capturé son cœur la première fois. Ils avaient encore ce malicieux pétillement que, ce soir, David n’y voyait plus.

— Oui, vous étiez insouciante et gaie, Faith. D’où ma surprise quand je vous ai trouvée dans cette rue, seule et désemparée. Que vous est-il arrivé ?

Faith détourna le regard.

— Oh ! rien, soupira-t-elle avec un léger haussement d’épaules. La vie… Et, depuis le décès d’Ashedon — à ce propos, merci pour vos condoléances — les choses ne se sont pas arrangées. Sa mère, la duchesse douairière, n’a cessé de clamer à qui voulait bien l’entendre qu’elle allait être obligée de prendre à sa charge « la pauvre jeune duchesse et ses chers petits garçons » et de veiller à ce que le « malheureux jeune duc » reçoive l’éducation qui convient à son rang et au rôle important qu’il est destiné à jouer dans la société. Il y a un mois, elle a mis ses menaces à exécution et elle est venue s’installer à Ashedon Place. Cela faisait des années qu’elle mourait d’envie de le faire mais Ashedon savait à quel point elle aimait mettre son nez partout et il n’avait jamais autorisé son emménagement. C’était déjà bien assez fastidieux de devoir supporter les commentaires aussi stupides que condescendants de toutes ces dames de la bonne société lors de ces interminables soirées que j’ai fini par haïr. Maintenant, c’est à longueur de journée que je dois subir l’esprit caustique de la duchesse douairière. Et puis, ce soir, comme je l’accompagnais à une soirée à laquelle elle avait absolument tenu à aller, j’ai dû endurer les moqueries de ces dames et mon sang n’a fait qu’un tour… Je savais que la douairière ne serait pas disposée à partir aussi tôt. Et surtout, qu’elle ne prêterait foi à aucune accusation à l’encontre de ses amies les plus chères. Aussi, incapable d’en supporter davantage, j’ai décidé de rentrer seule. Quand vous m’avez retrouvée, je remontais Oxford Street pour essayer de trouver un fiacre.

Elle poussa de nouveau un soupir dont la tristesse étreignit le cœur de David.

— Supporter Ashedon et ses frasques était déjà bien assez difficile. Mais là, c’est plus que je n’en puis endurer.

David était empli de compassion pour la douce âme dont les rêves de jeune fille avaient été foulés aux pieds par la muflerie d’un mari. Il se sentait impuissant. Que pouvait-il faire pour elle, sinon lui apporter son amitié ?

À son grand désespoir, les larmes de Faith commencèrent à couler silencieusement sur ses joues. Elle les essuya d’un geste rageur, retenant ses sanglots.

Soudain, sans crier gare, elle se jeta dans les bras de David, qui se mit à la bercer avec tendresse. Tandis qu’elle s’agrippait aux revers de son habit en pleurant, il l’étreignit passionnément, prêt dans son bonheur à remercier les ruffians qui avaient assailli la jeune femme et lui avaient ainsi donné l’occasion de ces merveilleuses retrouvailles. Un vieux rêve se réalisait enfin. Oh ! Mieux qu’un rêve, songeait-il en serrant le doux corps contre le sien, le nez enfoui dans les boucles blondes d’où émanait un délicat parfum de lavande. Maintenant il pouvait mourir, car il ne serait jamais plus près du paradis.

Bien sûr, son corps avait d’autres désirs, plus précis, plus brûlants. Mais il les refoula aussitôt. Jamais il n’avait espéré un tel bonheur. Il n’en demandait pas davantage.

Faith se ressaisit enfin, beaucoup trop vite au goût de David, et le repoussa doucement.

— Je suis désolée, murmura-t-elle d’une voix étouffée. Larmoyer ainsi n’est pas dans mes habitudes.

— Ne vous inquiétez pas, Faith. Je suis trop heureux d’avoir pu vous rendre ce service. Après tout, je suis votre ami, n’est-ce pas ?

— Mon ami ? J’en ai si peu, désormais. J’ai essayé d’être aussi prudente que possible, ce soir, je vous assure. Je suppose… je suppose que j’étais simplement trop fatiguée et préoccupée pour m’apercevoir que ces deux hommes me suivaient. Ils ont vraiment surgi de nulle part, comme des démons de la nuit.

À l’idée de ce qui aurait pu arriver, David eut un frisson.

— Par chance, le hasard m’a fait passer par là. Je préfère ne pas penser à ce qui aurait pu advenir.

Faith hocha la tête, très pâle.

— Ils m’ont menacée de m’emmener dans une maison close. Peut-on vraiment traîner une femme dans ce genre d’endroit contre sa volonté ? À moins qu’ils aient dit cela pour me faire peur ?

— C’est déjà arrivé. Avec un peu de laudanum, tout est possible. Et vous vous seriez réveillée enfermée à double tour dans une chambre, livrée à toutes les concupiscences.

— Si ce n’est que j’aurais été séparée de mes fils, je crois qu’il m’aurait été égal d’être enlevée à mon foyer. Cela fait si longtemps que je rêve de quitter Ashedon. Oh ! Pas pour un endroit de perdition, je vous rassure. Juste partir, simplement… Avoir une demeure à moi, avec mes enfants. Mais je n’ai pas le droit de les emmener. C’est au duché qu’ils appartiennent, corps et âme. Quant à Edward, il en est l’héritier. Non que je voie beaucoup mes fils, par ailleurs… Le duc estimait que la compagnie de leur mère risquait de les amollir. Depuis qu’il n’est plus de ce monde, j’essaie de changer cela, mais je dois lutter à tout moment contre l’emprise de la duchesse douairière et les petits espionnages de leur gouvernante et du précepteur.

Elle se redressa fièrement avant d’ajouter d’un ton ferme :

— Tant que je pourrai voir mes enfants, je me sens capable de tout supporter.

— Avez-vous parlé de tout cela à votre famille ? À vos sœurs ? Savent-ils à quel point vous êtes malheureuse ?

Faith eut un petit sourire triste.

— Je… je ne suis plus aussi proche d’eux qu’autrefois. Dès le début de notre mariage, le duc a tout fait pour me dissuader de voir ma famille. Naïve que j’étais, je croyais que c’était pour me garder pour lui seul. Ce qui était vrai, dans un sens. Il faisait toujours en sorte que personne n’interfère avec son autorité. Aussi, au fil des années, nos rapports ont-ils fini par se distendre. À l’image de ce qu’il s’est passé entre vous et moi.

David opina du chef.

— Je suis bien sûr que vos parents le déplorent autant que moi-même. Ne pourriez-vous faire en sorte de renouer des liens ?

— Je suppose que si. Mais ils ne pourront pas faire grand-chose pour m’aider. Et d’ordinaire, cela ne va pas si mal…

Faith s’efforça de sourire, sans plus de succès que la première fois.

— Mais parfois, j’éprouve la sensation de bouillir intérieurement… J’ai l’impression que je vais exploser si je ne nous sors pas de ce carcan, mes enfants et moi.

— Comme ce soir.

— Oui, comme ce soir.

Il la regarda un moment, les sourcils froncés.

— Pour l’heure, je ne vois pas comment vous aider. Mais j’aimerais que vous me promettiez une chose.

— Laquelle ?

Elle avait incliné la tête sur son épaule en un geste gracieux qui lui était coutumier et, en une fraction de seconde, David fut transporté des années en arrière.

Combien de fois, cet été-là, l’avait-elle regardé ainsi, ses yeux bleus brillant d’une vive intelligence tandis qu’ils discutaient poésie, politique, agriculture ? En ce temps-là, tout enthousiasmait la jeune femme et c’était comme si elle n’avait pu se rassasier des beautés et des curiosités du monde.

De nouveau, la fureur s’empara de David lorsqu’il réalisa combien on avait tué la joie en elle, avec une lente et savante cruauté.

Refoulant sa colère il répliqua, les yeux plantés dans son regard :

— La prochaine fois que vous avez besoin de donner libre cours à votre impatience, je vous en prie, ne vous jetez pas dans la rue, à la merci de n’importe quel malfrat. Faites-moi porter un message et nous nous rencontrerons où vous voudrez pour en discuter. Vous n’êtes plus seule, Faith. Et moi vivant, vous ne le serez jamais. Me le promettez-vous ?

Elle le dévisageait toujours, l’air pensif.

— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?

— Bien sûr. Je ne dis jamais rien que je ne pense.

Elle hocha la tête, un léger sourire dansant sur ses lèvres.

— Oui, c’est vrai. Je me souviens de cela. Et aussi de la loyauté de votre amitié. Très bien, je vous le promets.

David sourit, un peu rassuré.

— Parfait. Nous n’allons pas tarder à arriver à Berkeley Square, ce qui est aussi bien car si votre belle-mère s’est aperçue de votre départ et s’est fait raccompagner chez elle…

Faith haussa les épaules.

— Elle se sera probablement réjouie de ma disparition. Ce n’est pas ma présence qui lui importe mais d’avoir quelqu’un pour écouter ses jérémiades.

— Allons, allons… Ne voyez pas tout en noir. Vous êtes lasse, voilà tout. Demain matin, après un peu de repos, le monde vous apparaîtra sous des couleurs plus gaies.

Faith sourit, mais ses yeux restèrent tristes.

— Vraiment ? Peut-être pour vous, qui avez décidé de remédier aux vices et aux erreurs de notre pauvre monde. Vous voyez que j’ai entendu parler de vos hauts faits ! Oh ! Ne croyez pas qu’on vienne me les narrer de vive voix dans les salons. Il m’a fallu tendre l’oreille, trop heureuse d’avoir de vos nouvelles. La politique n’est pas un sujet de conversation convenable pour nous autres pauvres femmes. Non, on nous laisse dans notre coin discuter chiffons, éducation des enfants et, dans le meilleur des cas, des mérites de tel ou de tel de ces messieurs quant à ses qualités de danseur ou d’amant.

Il fit une petite grimace.

— Il y a pourtant tant de discussions passionnantes susceptibles de vous intéresser ! Comme vous le savez certainement, mon ami Giles Hadley, vicomte de Lyndlington, a récemment épousé Lady Margaret Roberts. Pendant des années, cette chère Margaret a joué le rôle de maîtresse de maison chez son père, Lord Witlow, qui est très versé dans la politique. Non seulement elle s’y entend fort bien, car son père et elle recevaient souvent les esprits les plus fins, mais elle est également fort savante dans les domaines des arts et des sciences. Ce qui donne lieu aux plus intéressantes conversations du monde.

— Oh ! Mais c’est merveilleux ! Et cela semble tellement plus intéressant que ces stupides réceptions auxquelles la duchesse me contraint à participer !

Faith ajouta, une lueur de sa vivacité nouvelle dans le regard :

— Parliez-vous sérieusement, tout à l’heure, en disant que nous pourrions nous rencontrer ?

— N’ai-je pas déjà répondu à cette question ?

— Dans ce cas… accepteriez-vous de me voir demain après-midi ? La duchesse et moi avons coutume de nous promener une heure ou deux à Hyde Park. Mais après ce qu’il s’est passé ce soir, je n’ai pas envie d’endurer le sermon qu’elle ne manquera pas de me délivrer à propos de mon épouvantable inconduite. Où pourrions-nous nous retrouver ? Au salon de thé chez Gunter’s, par exemple ? Personne de notre connaissance n’y sera à cette heure-là, aussi ne serons-nous pas dérangés. J’adorerais en savoir davantage sur ce que vous faites au Parlement. Peut-être même y comprendrai-je quelque chose ?

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