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Je pose mes doigts sur la glace au niveau de mon œil. Je hausse les sourcils, étonnée. C’est beau.

— Un, deux, trois, quatre… je compte jusqu’à sept.

Sept signes autour de ma pupille, chaque signe s’illuminant l’un après l’autre et bougeant imperceptiblement. Ils se passent un éclair jaune vif puis redeviennent ternes.

La porte de la chambre de mes frères couine. Je reconnais la démarche d’Eben. Il s’est levé ? Il ne marchait plus depuis trois jours. Je l’entends respirer. Il respire fort. Je dois lui dire ! Je dois lui dire pour les signes, pour les sons que je perçois, et les choses que je vois. Mon jumeau apparaît à l’entrée de ma chambre. Ses cheveux décoiffés s’affaissent en paquet sur son front, ses paupières couvrent complètement ses iris et ses bras sont ballants.

Il marche chancelant vers moi.

— Je me sens bizarre, souffle-t-il.

Il serre la mâchoire, puis il se laisse tomber. Je saute sur mes pieds et le rattrape avant qu’il ne rencontre le sol. Je le tiens par les épaules et l’aide à s’assoir dos contre le mur.

— C’est ta maladie ?

Ou est-ce cette autre chose ? Ses yeux sont fermés, ses sourcils froncés.

Il geint. Son ventre se gonfle et se dégonfle vivement, ses muscles palpitent. Il n’entend même pas ce que je dis. Je glisse une main dans ses cheveux. Son regard croise le mien et je découvre — tout comme lui au même moment- les signes jaunes tout autour de sa pupille. J’écarquille les yeux. Lui aussi.

— C’est quoi ça ? Sur ton œil, demande-t-il entre deux souffles

Je n’ai pas le temps de lui répondre qu’il secoue la tête avec véhémence. Il appuie l’arrière de son crâne contre le mur, son cou s’étire. Des mots sortent étouffés et saccadés de sa bouche :

— J’ai mal partout, je lis sur ses lèvres.

Il tousse et cogne son front sur mon épaule. Ses ongles m’agrippent les avant-bras. Je ne comprends rien. Pourquoi souffre-t-il encore ? Lorsque les signes sont apparus chez moi, la douleur s’est arrêtée immédiatement. Alors, pourquoi pas lui ?

L’instant suivant, il ne tremble plus, ne tousse plus, ne gémis plus.

La première phrase qu’il prononce est étrange :

— Ça sent bon…

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1

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« Ce jour-là était un jour comme les autres. Un de ceux que je chérirai probablement toute ma vie. J’avais toujours considéré tout ce que je possédais comme acquis. Ce fut une erreur… 

À trop serrer les choses que l’on aime au creux de ses mains, elles finissent par vous glisser entre les doigts comme du sable fin. »

Debout, en équilibre sur un rocher humide et plein de mousse, je tends d’une main mal assurée le vélo à mon frère. Le chemin se complique à cet endroit, il est séparé par un large cours d’eau. Très peu profond – il m’arrive difficilement au genou-, il peut s’avérer violent et étonnement rapide. Le moyen le plus fiable pour le traverser est de sauter de pierre en pierre ; celles-ci pointent malicieusement leurs nez olivâtres hors de l’eau.

— C’est bon, je l’ai, déclare mon jumeau.

Je lâche mon vélo et reste statique sur le bloc spongieux le temps que mon frère atteigne l’autre côté. Du bout de ma botte, je vérifie en titillant le duvet verdâtre que je ne risque rien. L’instant où je relève la tête, mon frère dérape dans un giclement boueux.

— Eben !

Il envoie valser mon vélo sur la rive et se rattrape de justesse à un tronc d’arbre en décomposition, baignant dans la rivière. Il s’immobilise, jaugeant différentes manières de se tirer de là sans se retrouver dans l’eau.

— Relève-toi, dis-je avant de sauter sur un rocher plus proche.

— C’est ce que j’essaye de faire, j’te signale ! Ça va craquer…

Comme en réponse à ses paroles, le bois gémit dangereusement.

— J’arrive.

Mais avant que je n’aie le temps de faire un bond de plus, celui-ci se désagrège. Eben trouve tout juste le ressort suffisant pour se lancer en arrière. Il effectue des mouvements circulaires pour se stabiliser. Ses mains éjectent des gouttelettes d’eau jusque sur mon front.

— Ça va ? je lui demande pour la millionième fois depuis notre naissance.

— Ouais, ouais.

Il secoue la tête. Mon frère. Imprudent et maladroit. Un mélange plutôt risqué si vous voulez mon avis.

— Ton badge, je l’informe. Il mouille ta chemise.

Il réalise que celui-ci est trempé autour de son cou.

— Hé merde ! grommèle-t-il en l’enlevant précipitamment.

Il termine son chemin jusqu’à la rive et l’essuie avec nonchalance contre son pantalon noir. Heureusement, hormis les quelques taches d’eau et les légères traces de boueux à ses chaussures, mon frère est indemne. Je le rejoins en quelques enjambées.

— J’espère qu’il fonctionne toujours. Ce s’rait con de pas pouvoir rentrer au Forconn.

L’ironie dans sa voix résonne plus clairement que la remarque elle-même. Je jette un coup d’œil à son badge, plus soucieuse que lui de son état. Maman risquerait d’être furieuse.

— Il semble intact, dis-je, avant de dégager mon vélo du bosquet dans lequel il a atterri. Prions que le cerbère le détecte sans problème.

Il hausse les épaules, l’air peu impliqué puis ramasse son vélo.

— On d’vrait arrêter de se trimballer avec ça. Ils n’servent franchement à rien ici.

Il n’a pas tort. Mais si nous nous obligeons à les amener, ce n’est pas sans raison ; notre mère nous a interdit de passer par la forêt pour aller au Forconn. Trop dangereux, trop salissant. Elle a déjà évoqué tous les inconvénients quand nous savons que celui qui la dérange vraiment est l’image que cela donne de nous.

— Tu sais très bien pourquoi on les prend, je rétorque en débarrassant une feuille humide de mon guidon.

La forêt est le lien le plus évident entre le Village où Eben et moi vivons et le quartier où se trouve l’établissement scolaire. Autrement, nous devrions passer par la banlieue puis par le centre-ville. Mais ce n’est pas comme si personne n’était au courant d’où nous habitons réellement.

— Pour maman.

Honnêtement, ce qu’ils pensent de nous au Forconn m’importe peu, et à mon jumeau également. Mais c’est ainsi, aucun de nous deux ne souhaite contrarier maman, alors on fait semblant de s’en préoccuper.

Je l’observe lever les yeux au ciel et poursuivre le chemin en tenant son vélo à côté de lui. Bientôt, le sentier s’étend à perte de vu dans la forêt tropicale. La végétation luxuriante nous entoure, bruissant lorsque nos uniformes ont le malheur de s’y frotter.

Avant, nous passions nos après-midi près du fleuve, plus en profondeur dans la jungle. Au début nous y allions en famille puis peu à peu Eben et moi avons pris l’habitude d’y venir seuls. Mon père a une barque rouillée que nous cachons derrière les branchages épais d’un buisson. Quand nous avons du temps libre, nous nous amusons à faire des promenades sur le cours d’eau. L’embarcation est équipée d’un moteur en panne depuis plusieurs années, mais Eben s’obstine à vouloir le réparer. Aux dernières nouvelles, nous nous contentons toujours de nos deux rames.

Les feuilles gémissent sous nos pieds et je perçois le léger cri métallique du vélo d’Eben.

Un jour, il a tenté de rouler avec dans la forêt, il se vantait de pouvoir en faire même dans les chemins les plus sinueux. Son côté casse-cou a eu raison de lui — encore une fois !- il s’est vite retrouvé les quatre fers en l’air et couvert d’égratignures. Depuis, son vélo ne cesse de lui rappeler sa mésaventure de son cri aigu.

Le sentier s’élargit et je presse le pas pour marcher à côté de lui. Il tourne la tête vers moi et me dévisage pendant quelques secondes.

— T’as l’air d’une gamine coiffée comme ça.

Il détourne le regard alors que je fronce les sourcils.

— J’ai cette coiffure tous les jours.

Et c’est seulement maintenant qu’il me le dit. Je rêve. J’effleure une des deux longues nattes brunes que j’ai tressées en vitesse ce matin.

Nous passons ensuite devant mon rocher. Un trou dans le feuillage laisse un filet de lumière l’éclairer majestueusement. Il ressemble à un cœur selon moi, une masse disproportionnée selon mon jumeau.

Cette fois-ci encore, je m’arrête, ramasse une pierre et trace à la suite de mes antécédentes gravures un trait fin. La mousse arrachée, mon caillou décrit une griffure blanche plus nette et plus claire que les précédentes. Il doit y en avoir plus d’une centaine.

Eben poursuit son chemin, dubitatif.

— Tu parles d’optimisme. Tu vas marquer encore longtemps les jours qu’on passe sur Terre ?

Sa chute a dû le mettre de mauvais poil. Je le regarde s’éloigner, sans mot dire. Il tient le milieu de son guidon à une main et passe l’autre dans ses cheveux encore plus sombres que les miens pour les décoiffer.  

Je saisis mon vélo, pressant le pas pour le rattraper tout en veillant à ne pas me prendre les pieds dans les racines traversant le sentier ni à déraper sur les feuilles mouillées. Il y a eu une forte averse hier soir, le genre de courte pluie qui peut vous surprendre à n’importe quel moment dans cette partie de la Région Centrale.

Nous arrivons à l’orée de la forêt. Devant nous, la verdure disparaît, laissant place à la grisaille des hauts bâtiments et aux marquages clignotants cyan et magenta.

Ma gorge se noue et une envie irrépressible de faire demi-tour m’envahit. Je devrais être habituée maintenant, à cette différence hallucinante entre la grande ville et notre Village. Mais il est des choses que même le temps ne résout pas. Eben voyant mon léger effarement et ressentant probablement le même, glisse ses doigts au creux des miens. De son pouce, il décrit de petits cercles sur mes phalanges tandis qu’il la tient fermement.

* * * * *

Ce ne sont plus des arbres qui poussent, mais d’imposants immeubles, des grillages et des réverbères, d’où je devine aisément la présence de caméras. Des planeuses défilent à vive allure sur la route principale et au bout de celle-ci, on a à peine le temps de voir fuir l’express. Nous pédalons rapidement sur la piste cyclable délimitée par des DEL clignotantes et arrivons devant le Forconn.

Nous sommes à l’heure, des élèves commencent tout juste à franchir le portail-tronique qu’on appelle plus familièrement « le cerbère ». Il vérifie automatiquement si nous possédons le badge et si nous portons correctement l’uniforme.

— C’est le moment de vérité, je murmure à mon jumeau.

Je me présente la première, exposant légèrement mon badge devant moi, comme il est coutume de le faire. Tout se déroule parfaitement bien, aucun voyant rouge ne s’allume et mon prénom va s’afficher sur la liste des présents : Ëna Rudler, élève de Tiers2, classe A3.

C’est au tour de mon frère. Je devine à son regard qu’il n’est pas aussi sûr de lui que tout à l’heure. Il tend son badge et traverse la barrière prudemment. Ses yeux sont rivés sur le tableau où les voyants menacent de changer de couleur. Ces derniers restent éteints durant son passage. Eben Rudler, élève de Tiers2, classe A1.

Il ébauche un sourire soulagé. Je crois que franchir ce portail nous a toujours rendus un peu nerveux. Pour ma part, c’est cette impression d’être nue face à la technologie qui m’horripile.

Nous déposons nos vélos au garage prévu à cet effet. Les uniques vélos au milieu de centaines de monoplaneuses, semblables aux ultimes représentants d’une espèce en voie de disparition à Haufort. Dans ces moments-là, je me dis que les efforts que nous faisons sont vains. Notre mère perd son temps à vouloir nous "camoufler".

Eben me fait signe qu’il va rejoindre sa classe et nous nous séparons.

Selon ma mère, mon frère et moi avons eu beaucoup de chance d’avoir été admis dans cet établissement. Elle nous a beaucoup soutenus durant nos années au centre d’Instruction. Grâce à cela nous avons obtenu un excellent dossier scolaire et bénéficié d’une affectation au prestigieux Forconn Haufort.

La plupart des élèves — pour ne pas dire tous- viennent de familles aisées. Ils aspirent à reproduire le schéma ancestral en étudiant ici. Devenir scientifiques dans le secteur hotor. Travailler plus tard dans la politique. Faire un jour parti du rang le plus renommé du pays : les Contrôleurs. Ce sont des rêves qui naissent dans de tels établissements. Je ne vois pas comment je pourrais les en blâmer, c’est le but de tous ici.

Mon frère a du mal à les supporter. Moi, je les tolère, plus ou moins. Quant à eux, ils n’hésitent pas à nous faire sentir que notre présence les dérange.

* * * * *

« Je suis une hotore.

Certains pensent que je vis dans l’obscurité, car elle sait mieux que nul éclairage me dissimuler. C’est faux. Je suis dans la lumière du grand jour, là où personne ne s’attend à me voir, mais où ils me voient tous, sans même en avoir conscience. Ma véritable nature camouflée par l’obscurité du mensonge.

Je suis plus forte, plus rapide, plus réactive.

Je n’ai jamais maudit d’êtres humains. Jusqu’à maintenant, je n’en ai pas ressenti le besoin. À vrai dire, les âmes humaines ne sont pas des nécessités. Elles n’apaisent pas ma faim. Non. Elles ne servent qu’à calmer la cruauté et le désir sanglant qui ruissellent dans mes veines. Et ce désir petit à petit grandit. Il grandit jusqu’à m’emplir l’esprit pour ne laisser plus aucune place à la raison.

Sans foi ni loi, je ne suis pas humaine.

Combien de tours faudrait-il avant qu’ils ne s’en rendent compte ? »

Je détaille la carte qui détermine mon rôle et la longue histoire me décrivant. La partie vient de commencer, les cartes ont été distribuées et je suis l’hotore. C’est la première fois depuis le début de l’année que je le suis. Habituellement, je reçois celle de la citoyenne ou du Contrôleur.

Monsieur Fand, notre professeur de Science Hotore a instauré chaque mois une heure de divertissement inspiré d’un jeu de la Belle Époque : « le loup-garou ».

— Tout le monde a bien sa carte ? demande-t-il en inspectant chacun des élèves de notre groupe de sept.

Autour de la table ronde, certains hochent la tête tandis que d’autres dévisagent leurs camarades, espérant peut-être deviner leur rôle à partir de leurs expressions. Je reste de marbre.

Je n’aime pas ce jeu.

— Bien. Nous entamons le premier tour.

Apprendre à être méfiant. Ne pas croire aveuglément ceux qui nous entourent. Réaliser à quel point certaines personnes sont manipulatrices et menteuses. Le but pédagogique semble clair. Mais je ne saisis pas qu’on puisse se divertir d’un sujet aussi brûlant.

Ce n’est qu’un jeu pourtant…

Des écrans s’opacifient sous nos yeux, créant entre tous les joueurs des barrières blanches. Je regarde disparaître les autres élèves, les mémorisant à la dérobée. Théodore. Loo. Théren. Yuna. Lucilda. Kurtis. Quasiment, le même groupe que le mois dernier.

— La ville s’endort. Les plus lucides restent éveillés, déclare monsieur Fand.

Bientôt, l’écran devant moi redevient translucide et en face, j’aperçois Théodore qui m’adresse un mince sourire. La table-tronique a été programmée pour ce jeu, si bien que bientôt, nous observons les autres joueurs sans qu’ils ne se doutent de rien. Seuls les hotors sont autorisés à voir les citoyens.

— Les hotors vont maintenant choisir une cible.

Je n’effectue pas même un clignement de cil alors que Théodore commence déjà à pointer son regard sur nos camarades. Certains ennuyés de ne pas prendre part à la décision, appuient leur joue contre leur poing. Tandis que d’autres, des hotors des parties précédentes, fixent les écrans pour donner l’illusion de nous voir.

Lorsque Théodore apparait de nouveau dans mon champ de vision, il pointe Lucilda du doigt et j’approuve avec peu d’intérêt.

J’ai déjà dit que je n’aimais pas ce jeu ?

Tous les écrans disparaissent. Le professeur annonce le triste sort réservé à la victime désignée. Débute alors des débats sur les potentiels meurtriers.

— Moi je dirais Loo, accuse Théren, son sourire est suspect.

— Je t’assure que non, j’aurais décidé de te trucider dès la première nuit, se défend-elle avec un haussement de sourcils.

— Je vote pour Ëna, me nomme Yuna.

— Pourquoi elle ? l’interroge Kurtis sans même me jeter un seul regard.

« Elle » aurait bien pu ne rien désigner du tout que son expression aurait été identique. Je ne m’en sens pas vexée, mais au lieu de fixer le vague, mes yeux décident de le scruter lui : Kurtis McTrinm. Membre d’une des familles de Contrôleurs les plus réputées en Région Centrale.

— Elle n’a pas prononcé un mot depuis le début. Ça cache quelque chose.

— Elle ne dit jamais rien, rétorque-t-il, par contre Théodore est plus silencieux que la norme.

— Tu n’essaierais pas de cacher ta vraie nature, par hasard ? réplique l’accusé. Je suis blanc comme neige.

Les accusations fusent de tous côtés jusqu’à ce que le professeur demande de choisir un joueur à éliminer ou de passer au second tour. Un silence plane brusquement au-dessus de la table. Ce n’est qu’un jeu et pourtant le suspense déclenche des frissons sur mes avant-bras. À moins que ce ne soit à cause de l’air conditionné.

Personne n’est décidé à amaigrir la population d’une personne, sans avoir plus de preuves. C’est pourquoi je ne suis pas étonnée quand je vois Yuna lever sa main pour me dénoncer. Elle sait que sans la majorité, je ne serais pas exécutée. Mais, ses soupçons suffisent à entraîner ce que dans le jeu nous appelons une Enquête. Une question est posée à l’hotor présumé. S’il répond mal, il doit donner des informations sur son histoire. Le cas contraire, c’est au joueur adverse de dévoiler quelques indices sur son rôle.

Elle sait qu’elle n’a rien à se reprocher. Moi d’un autre côté…

— Très bien, fait notre professeur maître-de-jeu-d’un-jour. Une première enquête sur Ëna est faite par Yuna.

Presque instantanément, mon écran affiche la question à laquelle je dois répondre. Évidemment, elle porte sur des notions de cours. Merci monsieur Fand. Réticente à prendre la parole, je me plie malgré tout aux règles du jeu et lis à l’attention du groupe, la voix enrouée de n’avoir prononcé un mot :

La malédiction d’un hotor. L’acte même de cruauté.

Expliquez-en la chronologie et l’impact sur l’homme.

Je me tourne vers le professeur. La réponse sera simple, mais longue et c’est ce qui m’ennuie. J’aimerais soupirer, mais me retiens. Je me remémore le plus exactement possible le cours de monsieur Fand. Il nous avait dit d’apprendre les trente premières définitions du Kréodème pour l’examen de demain. Et justement s’en est une.

— Une malédiction commence par le sang, je débute d’un ton creux. Celui empoisonné de l’hotor puis celui de l’homme dont la plaie ouverte sert d’entrée à l’infection. Une fois le poison circulant dans les veines de la victime, la blessure se referme pour masquer le crime. L’homme maudit perd alors progressivement de son énergie.

Les mots une fois lâchés ne s’arrêtent plus, découlant de ma gorge comme les flots d’une cascade. Les joueurs m’observent, alors que ma concentration a dissipé ma timidité.

— Sa santé autant mentale que physique va se dégrader au profit d’une sensation d’ivresse chez l’hotor qui l’aura infecté. Il lui absorbe lentement l’âme.

Yuna doit se dire qu’elle n’en saura pas plus sur moi.

— Toute l’énergie évaporée de son corps, je ravale ma salive avant d’achever abruptement, l’humain décède.

J’amène une main à mon front, rabattant sur mon crâne des mèches de cheveux dérangées.

— C’est une excellente réponse, Ëna, me compliment monsieur Fand dévoilant son côté professeur.

Je n’aime pas qu’il le fasse remarquer. Il se plaît souvent à annoncer mes notes à haute voix, comme s’il espérait éperonner les autres élèves. Si une paysanne peut le faire, vous aussi. Oh, s’il connaissait mes motivations !

— Yuna doit donc dévoiler une phrase de sa carte à tous les joueurs.

Elle m’adresse un étrange sourire avant de lire furtivement :

— « J’ai éliminé deux hotors ».

Je m’en doutais. Elle est Contrôleure. C'est arrogant de sa part de le dévoiler aussi sereinement, et loin d’être stratégique.

Au second tour, nous mettons fin aux jours de Kurtis, un simple citoyen. Les doutes se portent immédiatement sur Théodore, qui même après s’être brillamment défendu est condamné.

Un hotor en moins. Il ne reste que Yuna, Théren, Loo et moi. Les joueurs éliminés sont cachés derrière leurs écrans opaques, hors du jeu.

Au troisième tour, je désigne Théren. Être seule à faire ce choix me donne un drôle sentiment de culpabilité. Il dévoile sa carte : il est le second Contrôleur du jeu, ce qui signifie qu’il peut répliquer et tuer le citoyen qu’il croit être l’hotor.

— Je vais… commence-t-il en faisant glisser son regard sur Loo puis sur moi.

C’est forcément l’une de nous deux.

— Tu devrais choisir Ëna, conseille Yuna.

— La fille de pèquenots ? rit Théren, suffisamment fort pour que je l’entende, mais trop bas pour que monsieur Fand ne le réprimande. Non, je reste sur ma position : je descends Loo.

Loo et Théren disparaissent brusquement derrière les écrans.

Il n’y a plus que Yuna et moi.

Pas besoin de quatrième tour. La fin est déjà toute tracée, je maudirai Yuna. Et elle mourra lentement et douloureusement, son âme absorbée par la cruauté d’une hotore.

Heureusement que ce n’est qu’un jeu, car l’hotore a gagné.

* * * * *

À la récréation, je m’installe sur un banc un peu en retrait du reste de la cour ; le genre d’endroit d’où tu peux observer sans être observée. Dans mon cas, le lieu parfait pour dessiner tranquillement. Parfois, quelques élèves de Tiers3 — les plus vieux- viennent s’asseoir à côté de moi, discutent entre eux, ou avec leurs interfaces holographiques avec le monde entier et finissent par repartir sans me jeter un seul regard. Passée la réflexion sur leur air altier, j’avoue que leurs interfaces connectées me rendent jalouse. J’aimerais pouvoir communiquer ainsi avec ma meilleure amie.

De temps à autre, Eben me tient compagnie, généralement quand je cumule plus d’une crise d’angoisse dans une même semaine. Sinon, ses récréations se font en dehors du Forconn.

* * * * *

Le reste de la journée se poursuit dans la même monotonie, la nuit commence à tomber quand j’enfourche mon vélo en direction de mon petit chez moi. Eben a terminé les cours une heure plus tôt.

Je passe par la ville ce coup-ci, pas vraiment d’humeur à marcher seule dans la jungle crépusculaire.

Sur la route éclairée par la lumière bleutée des réverbères, de nombreux panneaux de préventions luisent sur les immenses murs blancs. « Soyez prudent, respectez le couvre-feu ! ». Trois mètres plus loin. « Si vous remarquez des comportements étranges (heure de couchée tardive, agressivité fréquente) dans un foyer, il est de votre de devoir de prévenir les autorités ». Quatre mètres plus loin. « Vigilance est mère de sécurité ». Tout le monde vit dans la peur de cette espèce. Tout le monde.

Après avoir pédalé pendant un bon quart d’heure, j’atteins enfin mon quartier. On l’appelle plus communément le Village. La différence avec les rues que j’ai traversées précédemment est vite ressentie. Le chemin est cabossé. Les murets sont en décrépitude. La prévention est sous forme d’affiches papier collées à la va-vite qui ont par la suite été à moitié arrachées ou dégradées.

Je parviens malgré tout à reconnaître l’une d’entre elles où apparait une image glorifiante d’un Contrôleur avec les mots « Rempart contre les monstres ». Je détourne la tête de ce dessin et arrive devant chez moi.

C’est une maison mitoyenne sans grande prétention née au milieu d’un jardin minuscule et dont les murs jaunis par le temps ont connu de bien meilleurs jours. Nos voisins de gauche ont une fille, Thaïs avec qui je discutais lorsque nous étions au centre d’Instruction, juste avant mon admission au Forconn. Depuis que je suis à Haufort, elle ne m’adresse plus vraiment la parole. Elle fréquente un établissement de l’autre côté du Village.

Une fois la porte d’entrée traversée, je retrouve un certain confort. Une délicieuse odeur d’épice vient me chatouiller les narines. Ma mère doit être en train de préparer le dîner. Mon petit frère de sept ans est assis sur le canapé à moins d’un mètre de la télévision. Il affiche un large sourire auquel il manque une dent.  

— Ëna !

— Edonis ! je m’exclame avec la même intonation joyeuse. Tu as passé une bonne journée ?

Il hoche la tête avec vigueur puis se remet à fixer notre petit écran. Profitant au maximum de son quota de dessins animés accordé par nos parents. Pas plus d’une heure par jour. Ils sont assez scrupuleux sur les dépenses en matière d’électricité et d’eau.

Par l’entrebâillure de la porte de la cuisine, j’aperçois ma mère, Daë, ses cheveux blonds tressés près du crâne. Sa peau rendue caramel par le soleil du Sud est luisante de sueur. Je la salue. Elle m’accueille en riant : 

— Espérons que le repas soit bon, j’ai forcé sur les épices ! 

— Oh, super, je ris en m’asseyant. Avec un peu de chance, ça se terminera en concours de « qui-tiendra-le-plus-longtemps-sans-boire ».

Je me dirige ensuite vers ma chambre, avant qu’elle ne m’ordonne d’enlever mon uniforme. Là, j’enfile un simple débardeur et un short en jean.

Ma séance de devoirs se fait dans le salon, armée de la vieille plaque-tronique d’Alonn. Tout élève enseignant au Forconn Haufort doit être équipé du nécessaire de travail et d’un support tronique pour les leçons qui lui seront délivrées. Heureusement qu’il a pu s’en procurer une. Je m’assois face à la table, la télévision en bruit de fond. Je commence à relire les récapitulatifs de cours que certains professeurs nous transmettent à la fin de leur leçon.

Bientôt, Eben, qui était allongé dans sa chambre, me rejoint un livre-tronique en main. Maman a dû lui ordonner de faire ses devoirs. Je constate qu’il révise des mathématiques. Une des rares matières qui n’évoque pas une seule seconde les hotors.

* * * * *

Comme d’habitude, mon père, Trann rentre assez tard de son travail à la ferme de monsieur Cremont. Je cite : « La seule qui vous promet des produits frais dans tout Manevah ! »

Il va embrasser maman dans la cuisine puis chope par la même occasion sa « p’tite bière du soir ». Alonn revenu d’un de ses petits boulots l’a précédé d’environ une heure. À huit heures trente pile, tout le monde attablé, mon père récite à demi-voix une prière destinée à apporter paix, sécurité et sagesse au sein de la famille.

La tête baissée vers mon assiette encore vide, j’écoute la gorge serrée.

— Parce que nos pieds ont foulé le sol une journée de plus. Je prie ce soir, au nom du foyer Rudler. Pour remercier nos ancêtres, gardiens de Lumière qui ont rendu ce jour possible. Nous nous engageons à perpétuer les qualités originelles, nous, êtres de compassion, et de maintenir étincelant l’éclat de l’humanité afin d’en assurer la longévité. Merci.

— Merci, nous répétons en chœur.

L’aspect mystique du moment prend un certain temps avant d’être brisé. Mais bientôt, Alonn l’espiègle s’éveille et bombarde le dîner de ses blagues habituelles. Eben ne rate pas l’occasion de plaisanter et réagit sur chacune d’elle avec impertinence. Le tout se finit en taquineries, en concours de résistance — que je gagne haut la main— et en éclats de rire.

Maintenant, assise face à mon bureau, je songe rêveuse en fixant le vague par la fenêtre. Il est presque minuit. Je ne suis pas fatiguée. Je déteste la nuit et le silence qu’elle porte en triste manteau.

La porte de ma chambre s’ouvre et papa apparait, son nez rougi par l’alcool et les yeux plissés :

— Ëna, tu ne dors pas ? 

Je baisse le regard en le voyant froncer ses épais sourcils noirs.

— Ta mère ne serait pas contente de te voir debout à cette heure. Allez hop, au lit !

Sans protester, je me dirige vers mon matelas, me glisse sous mon drap frais et éteins ma lampe de chevet. Mon père me dévisage toujours, mais je vois qu’il n’est pas vraiment en colère. Il m’adresse même un mince sourire et lance sur le ton de la plaisanterie :

— Il faut respecter le couvre-feu ou les vilains hotors viendront te dévorer ! 

— J’ai très peur, je ris jaune, bonne nuit papa.

Il referme la porte. Les ténèbres m’engloutissent. Sa blague ne m’a pas vraiment amusée et des frissons me parcourent la nuque. Je passe outre et tente de m’endormir. Je me retourne à plusieurs reprises. Mon dos se trempe de transpiration. J’ai peur. Et si mon monstre avait décidé de revenir ce soir ? Alonn avait dit de rester vigilant. Mais, et si je ne peux rien faire pour l’empêcher de prendre le dessus ? Mes pensées se tournent vers Eben, je bondis hors de mon lit.

Je marche à pas de loup vers la chambre de mes frères. Je toque un premier coup, un deuxième espacé d’environ trois secondes puis deux coups vifs. C’est un code que nous avons établi avec Eben. S’il est réveillé et si la voie est libre, il doit me répondre en tapant deux fois contre sa table de nuit. Ce qu’il ne tarde pas à faire.

Je me hâte de retourner dans ma chambre où il me rejoint quelques minutes après.

— T’arrives pas à dormir ? murmure-t-il en s’asseyant en face de moi sur le matelas.

Il s’écoule rarement une semaine sans que je lui demande de venir.

— Non, je souffle. Ça m’empêche encore de dormir.

— Arrête d’y penser.

Ses paupières luttent pour ne pas se fermer et je me sens coupable de l’avoir dérangé. Il pose sa tête sur mon épaule, ses mèches me chatouillant le cou.

— Désolé, j’suis cre… vé.

Sa phrase est coupée par un long bâillement. Je passe une main dans ses cheveux. Un soupir me reste dans la gorge.

— Faut que tu te reposes, p’tite sœur.

— On est né le même jour.

— Essaye juste de dormir.

Il relève ses yeux vers moi. L’espace d’une fraction de seconde, je crains d’y voir un éclair jaune. Mais ils sont aussi verts que d’habitude, d’une teinte semblable aux iris de maman.

Sans crier gare, ces pensées éveillent des bribes de ma journée qui se mettent à défiler dans mon esprit : « Je suis une hotore ! Acte même de cruauté ! Monstre ! Monstre !! Les vilains hotors viendront te dévorer ! Dévorer !! »

Je regarde par-dessus l’épaule d’Eben et aperçois à travers la pénombre de ma chambre nos reflets dans le miroir.

Certains pensent que nous vivons dans l’obscurité, car elle sait mieux que nul éclairage nous dissimuler. C’est faux. Nous sommes dans la lumière du grand jour, là où personne ne s’attend à nous voir, mais où ils nous voient tous, sans même en avoir conscience. Notre véritable nature camouflée par l’obscurité du mensonge. J’aimerais que ce ne soit qu’un jeu. J’aimerais que mon histoire soit inscrite sur une carte plutôt que dans mon crâne. Mais ce n’est pas qu’un jeu…

Nous sommes des hotors.

Et nous entamons le premier tour.

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PROLOGUE

Large lustre, cadre en or, fauteuils bleu roi, table en marbre, sculptures anciennes ; un monde hors d’atteinte emprisonné dans des millions d’écrans télévisés. Un monde rectangulaire où le luxe apparait comme des gemmes dans un ample chignon rouge, comme les étincelles sur de nombreux médaillons, comme le prestige d’un uniforme blanc immaculé.

Un endroit bien lumineux pour un sombre sujet.

Le mot « hotor » aurait dû résonner sourdement sur le plateau télévisé, mais la présence paisible de son exact opposé semblait en avoir absorbé les vibrations.

— Kris McTrinm ! répète une énième fois la présentatrice avec admiration comme pour appuyer l’importance de son invité.

L’assurance émane de l’impeccable homme vêtu de neige et ricoche sur ses décorations. Il sait parfaitement ce que lui et ses semblables représentent pour l’humanité. Ils sont l’espoir, la paix et la sécurité ; la Lumière contre l’Ombre menaçante d’une espèce farouche.

— À dire vrai, continue la femme aux yeux d’un vert saturé, une question me brûle les lèvres depuis le début.

Le sourire de la présentatrice avoue d’ores et déjà qu’elle entreprend d’empiéter un sujet tabou. Le mot a été prononcé à de nombreuses reprises, mais voilà qu’elle se sent réticente à l’évoquer. L’homme croise les jambes, appuyant son regard turquoise sur la demoiselle.

— Sincèrement, quels avantages avons-nous face à de tels ennemis ? Je veux dire, pour ce qui est de la force brute, nous ne faisons guère le poids. Quant au développement de nos sens, je pense pouvoir affirmer avec justesse que le nôtre n’atteint guère le leur. Comment avons-nous rivalisé jusqu’à maintenant, et comment comptons-nous lutter pour les siècles à venir ?

— C’est une question pertinente, sourit monsieur McTrinm saisissant l’un des raisins de la corbeille de fruits trônant naturellement sur la table.

Rassurée par la réaction de son « honorable invité » comme elle s’est plu à l’appeler les premières minutes de l’émission, la femme laisse apparaitre ses dents parfaitement blanches, dont une incrustée de cristal.

— Mademoiselle, combien de personnes ont trouvé la mort sous les griffes d’un ours cette année ?

La présentatrice parait décontenancée, s’interrogeant probablement sur le lien entre sa réflexion et les propos de monsieur McTrinm.

— C’est une demande à laquelle je crains de ne pas avoir de réponse, souffle la jeune femme en tournant son regard vers la caméra. Un chiffre proche de zéro, je présume.

Le raisin explose sous les molaires de l’invité, qui s’installe confortablement au fond du fauteuil.

— Et combien sous les crocs d’un loup ?

— J’y accorderais la même estimation.

— Mais l’un comme l’autre possède soit une force soit une sensibilité supérieure à la nôtre, n’est-ce pas ?

La femme hoche la tête, clignant à deux reprises de ses cils trop longs.

— Et aucun des deux ne présente une réelle menace pour nous, conclut Kris avec certitude. Mais pour en revenir aux hotors ; cette année, combien d’humains ont connu la mort suite à l’une de leurs attaques ?

Son interlocutrice devient blême et il n’est nul doute que les téléspectateurs aux quatre coins de la Région Centrale ont ou cessé de mâché leur dîner ou ont fait tomber leur couvert sur la table. Certes, le nombre est en baisse depuis quelques années, néanmoins la quantité reste peu réjouissante.

— C’est à se demander qui interview qui ! plaisante la femme afin d’alléger l’atmosphère. Eh bien, je suppose que le total doit être bien supérieur à ceux du loup et de l’ours cumulé.

Satisfaite de sa réponse, elle se laisse aller à un charmant sourire.

— C’est exact. Pourtant, comme ces animaux, l’hotor a une force incroyable et des sens développés. Mais nous avons vu que ces critères ne suffisent plus à créer une menace, car l’Homme a survécu au loup et à l’ours. Ce qui rend les hotors véritablement dangereux ne réside dans aucun des critères que vous avez donnés. Non, ce qui les qualifie comme tel est qu’ils sont « comme nous ».

— Comme nous ? reprend la présentatrice.

— D’un point de vue physique bien évidemment. Si en réalité, j’étais un hotor, vous n’auriez aucun moyen de le savoir, car il n’y a morphologiquement aucun caractère — qu’on ne peut camoufler- qui nous différencie. Aucun.

— En effet, acquiesce-t-elle sortie de son hébétude. Dans ce cas, si vous me permettez de vous interrompre, j’aimerais reformuler ma question : comment pouvons-nous rivaliser avec des êtres qui à priori nous sont identiques ?

Le visage de Kris se fait plus rayonnant, comme si tout l’éclairage s’était d’un seul coup dirigé vers lui et avait non seulement illuminé ses traits, mais aussi la fine couche de gel sur ses cheveux blonds.

— Avoir la force d’un ours a rendu l’hotor aussi farouche que lui, avoir la capacité de tout percevoir a rendu l’hotor aussi orgueilleux que le loup. Ses pulsions sont les mêmes que celle d’une bête, car il porte en lui la même sauvagerie.

Kris incline la tête d'un air évident avant de se servir un autre raisin pourpre tandis que la présentatrice le dévisage avec attention. Il semble qu’elle n’ait pas cligné des yeux depuis un bon moment.

— Avoir notre forme aurait été le seul véritable avantage en sa possession, mais il l’a rendu trop confiant. Tant et si bien qu'ils en deviennent arrogants au point de vouloir se mêler aux humains. Avoir une trop grande assurance est une faiblesse. Et...

Kris fait tourner deux fois son raisin entre le pouce et l'index avant d’orienter son regard vers la caméra.

— ... la faiblesse de l’ennemi fait notre force, achève-t-il, les lèvres incurvées.

La femme opine avec véhémence, approuvant sans conteste les propos du Contrôleur.

— Tout de même, quelle présence ! s'exclame-t-elle en exagérant ses expressions comme elle aime le faire. Je ne le répèterai jamais assez, mais avoir un McTrinm en face est fascinant, c’est la première fois que je me sens autant en sécurité sur ce plateau.

Habitué à ce genre de déclaration, Kris garde son aplomb inébranlable, souriant probablement par politesse.

— D’ailleurs, reprend-elle. Je souhaiterais qu’une personne de plus profite de la chance que j’ai ce soir.

Avant qu’on ne puisse voir la présentatrice faire un signe de la main, la caméra découvre une partie des coulisses où une fillette en robe couleur crème se tient, le visage rougi par l’émotion.

— Voici Lyse, ma nièce.

Ces dix petites années d’existence s’approchent timidement, les épaules relevées près de joues rondes et les lèvres pincées.

— Bonsoir, monsieur McTrinm, salue-t-elle d’une minuscule voix à laquelle personne n’est habitué sur le plateau.

Elle effectue une révérence exagérée qui fait tressauter l’immense nœud dans sa chevelure sombre, puis avec un sérieux juvénile, elle commence un discours que l’on devine soigneusement préparé :

— Cette année, au centre d’instruction Loïs Valley, j’ai appris un poème que je souhaiterais vous réciter. Il est question de la Première partie du Kréodème.

Kris sourit à la fillette. Il ne fait aucun doute qu’il connait déjà ces vers populaires, mais il y a quelque chose d’émouvant à entendre une jeune pousse en parler comme s’il s’agissait d’une nouveauté. La satisfaction peut-être, de voir les traditions se perpétuer.

Elle entame, les mains derrière le dos :

Née de l’Ombre,

Du plus profond des ténèbres

Cette race si sombre

Te mènera au trépas

Aussitôt que de sa main ton sang coulera

Que sur toi la malédiction soit jetée

Et lentement, tu sombreras là où plus rien n’est éclairé.

Né de Lumière

De l’intention la plus pure

Cet homme qui t’éclaire

Te mènera en lieu sûr

Aussitôt que sa main te montrera le chemin

Qu’à toi la bénédiction soit donnée

Et tu suivras baigné de soleil, l’allée empreinte de rosée.

Des applaudissements retentissent dans la salle et quelque part dans le sud de la Région Centrale, un écran vient de s’éteindre.

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— Ce serait compréhensible de me laisser tomber.

La phrase suivante, je dois l’attendre un instant long et court, ceux que l’on sait cacher des trésors et qui nous tiennent silencieux. Et quand cette phrase vient enfin, elle passe comme une étoile filante dans un ciel nu :

— Les anges non plus ne sont pas humains. Cela les rend-il mauvais pour autant ?

J’en reste coi. Comment de telles phrases peuvent-elles sortir de la bouche de Kurtis ? Si j’avais dû imaginer un Adhérent me parler, c’est exactement ainsi qu’il le ferait. J’en aurais rêvé que cela ne se serait jamais produit. Pourtant, il est là tel l’allié idéal dans pareille situation.

— Je ne te comprends pas, je murmure.

Ses prunelles fouillent les miennes. Et si les anges nous suivent, on aura qu’à les faire rois. Les anges. Un passage de ma chanson.

— Non, justement c’est moi qui ne te comprends pas, Rudler. Et je veux comprendre, j’ai besoin de comprendre.

Il est si proche de moi que je ne peux pas me relever. Coincée sur mon rocher, je le dévisage, confondue. Qui se cache réellement derrière Kurtis McTrinm ?

— Laisse-moi t’aider, insiste-t-il, avec un charme qu’on ne pourrait lui nier.

— Je n’ai pas besoin d’aide.

— Tu t’entêtes et tu as tort.

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— Je ne peux pas.

Mon sang se gèle dans mes veines. Mes craintes sont sur le point de se réaliser. Je comprends que ce que j’ai dit jusqu’à maintenant n’a servi qu’à me faire gagner un peu de temps. Il allonge l’espace qui nous sépare, encore, encore. Un beau souvenir…

— Non ! Attends.

Il n’existe pas un McTrinm en Région Centrale qui épargnerait un hotor. Pourtant, je poursuis sur ma lancée, bien consciente que si je ne parviens pas à le convaincre je devrais en venir à un extrême.

— K-Kurtis, s’il te plaît. J’ai des parents, des frères, i-ils ne sont même pas au courant. Personne ne sait que je suis une...

Je me remets debout, dégoulinante d’eau et de larmes. Cette histoire finira par le sang quoiqu’il arrive. Le sien ou le mien.

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- Je retire... ce que j’ai... dit, tu n’es pas... une... jumelle inutile, concède mon frère en boitillant. Il désigne ses bandages en reprenant son souffle, l’épaule contre un tronc d’arbre.

- Tu ne m’as jamais dit ça.

- Ah merde. J’l’ai pensé fort alors.

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Il respire l’assurance, frise l’arrogance parfois, et rougit sans crier gare. Je l’ai toujours craint davantage que je ne l’ai admiré. Et pourtant, la balance a oscillé un peu, beaucoup, imperceptiblement, puis a radicalement changé de sens.

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