Extraits

L’image de la pleine lune s’imposa comme leur emblème et leur bannière, tel le faisceau d’un phare dans l’obscurité d’une mer houleuse. Sav-Loar, le lever de lune, devint le pendant clandestin d’Astria l’éclatante.

Ainsi débuta la nuit des magiciennes.

Ainsi démarra l’extermination méticuleuse des nôtres.

Ainsi se constitua ce qui, d’une nécessité de survie, devint un vaste mouvement de résistance.

Mais aucune nuit n’est éternelle et, à chaque magicienne qui nous rejoint, c’est la clarté du matin qui s’approche.

Bleue de Sav-Loar, par ce récit que je t’ai offert, tu as pris ta place de Novice parmi nous.

Que l’aube des magiciennes te trouve en vie.

Que tes jours connaissent sa lumière.

Que notre cause progresse par ton bras.

L’attention de Manala se porta sur Bleue, et elle s’aperçut que celle-ci avait posé une main sur Brume qui grossissait à vue d’oeil. La silhouette et l’aspect de l’animal se modifièrent jusqu’à prendre ceux d’un colossal dragon blanc aux écailles irisées comme des reflets de lune. Fascinée, Manala en oublia presque le danger que courait sa protégée. Devant cette apparition, les vouivres entrouvrirent leurs gueules et reculèrent la tête tandis que leurs gorges se gonflaient, prêtes à cracher des flammes. Le dragon blanc effectua le même mouvement. Brume, dans cette nouvelle forme, était-il seulement capable de générer du feu? Entre ses pattes avant, mains levées vers les bêtes, Bleue sembla hésiter pour la première fois depuis le début de l’examen.

Tout à coup, elle leva les yeux vers la palissade qui entourait Sav-Loar.

Tristesse. Colère. Révolte. Les émotions se succédaient comme les ailes d’un moulin, montant en elle avant de laisser place à la suivante, plus vive encore.

Elle se redressa, traversée par une force incontrôlable, comme une pulsion de vie, un intense désir de création. Ses bras s’élevèrent vers le ciel de plomb. Son corps entier vibrait. Une vive chaleur enfla dans son ventre, se propagea dans ses membres. Explosa. Et soudain, près de Brume, deux loups inconnus apparurent. Ils avaient le même pelage de nuit, les mêmes yeux de lumière.

Bleue tomba à genoux, haletante.

Avait-elle séparé Brume en trois entités ? Ou arraché à son propre corps deux nouvelles variations d’elle-même ? Peu importait. Elle sentait à présent trois regards associés au sien, appartenant à trois personnalités distinctes. Celle de Brume était intacte. Elle baptisa les deux nouvelles Brise et Brave. Puis elle posa une main sur le front de Tyna en guise d’adieu et, dans un état second, écarta les bras.

Les loups se pressèrent contre elle, cherchèrent son contact. Ils grandirent, se transformèrent. Leur pelage se résorba tandis que leur peau durcissait en écailles d’un blanc si intense qu’il semblait argent liquide.

Bleue leva le poing vers les nuages.

Trois dragons immaculés s’élancèrent dans le ciel.

Paupières closes, Bleue repoussa le coussin pour retrouver la dureté rugueuse de la paillasse. Elle sentit Manala se lever.

— Manala, appela-t-elle en entendant ses pas s’éloigner.

— Oui ?

— Sav-Loar, ça veut dire quoi ?

— « Lever de lune ». L’espoir qui illumine la nuit des magiciennes. Mais nous retrouverons la lumière du soleil, Bleue. Un jour viendra où nos sœurs ne seront plus obligées de se cacher. Si je ne pense pas qu’il arrivera de mon vivant, j’espère que toi et mes filles connaîtrez cette aube des magiciennes. Ton pouvoir et celui de ton enfant pourraient être décisifs dans cette bataille, tu sais… Nous sommes chanceuses que vous ayez survécu.

Manala attendit une éventuelle remarque. Comme rien ne venait, elle partit.

Bleue déglutit dans une vaine tentative d’éliminer le goût de bile qui venait d’envahir sa bouche. Comment ce qui lui faisait tant horreur pouvait-il renfermer le bonheur de centaines de personnes ? Elle posa une main sur son ventre. Appuya à s’en faire mal.

Je te hais.

Je te hais.

JE TE HAIS.

Bleue hurla.

C'était un cri sauvage et ancestral qui semblait provenir des entrailles d'un volcan. Sa volonté venait de balayer sans effort celle du mage, et Fèl se redressa, libérée de son emprise. Spoiler(cliquez pour révéler)Elle avisa le corps sans vie d'Amesân à ses pieds. Sentit un gouffre s'ouvrir en elle.

Repoussant les larmes brûlantes qui montaient à ses yeux, elle se tourna vers Bleue.

- Arrête ! lança-t-elle ne comprenant que celle-ci se servait de ses pouvoirs. Bleue, arrête !

L'adolescente ne l'écoutait pas. Un loup gigantesque se matérialisa devant elles. Sa fourrure avait la teinte du début de la nuit et ses yeux étincelaient comme des soleils de glace.

En moins de deux foulées, il fut sur le mage, le plaquant au sol. L'animal n'était qu'une illusion créée par la jeune magicienne, il aurait dû passer à travers des objets et des corps. Pourtant, chacune de ses morsures déchira la peau du mage tandis que Bleue hurlait, le visage bouleversée par une rage irrépressible, ses longs cheveux ébène rejetés en arrière comme les pétales d'une fleur vénéneuse.

Pourtant, elle continuait de courir.

Car un espoir, même illusoire, peut suffire à ne pas renoncer.

"Oreb avait compris en étant soldat que dans toute guerre, il n'y avait pas de motivation juste ou de bon camp. Il n'y avait que celui dans lequel on se trouvait.[...] Celui pour lequel on mourrait."

Mais à quoi servaient les hommes si ce n’était à satisfaire l’appétit des dieux pour l’action et le drame ? Et qu’y avait-il de mal à les pousser dans cette direction ?

Nous savons que rétablir le statut des magiciennes n’est qu’un premier pas pour rendre ce monde plus juste, et que nos sœurs ne sont pas seulement celles qui possèdent des pouvoirs, mais aussi toutes les autres dont on étouffe la voix. Ce sont ces lois qu’il faut changer, Bleue. La plupart des hommes évolueront avec elles.

Contrairement à ce que le nom de notre caste suggère, chez les Vif-Oeil, le sens le plus important, ce n'est pas la vue. C'est l'humour.