Les Innommables, Tome 1 : Shukumeï

Une toute grande réussite de Yann et de Conrad ! C'est totalement inconvenant, d'une liberté de ton totale, aussi irrévérencieux que n'importe quel rejeton de la veine Hara-Kiri, mais avec bien plus de finesse. Car malgré cette première apparence purement potache, l'intrigue est solidement construite et à la limite du plausible (pas totalement quand même, il ne faut pas exagérer.) De plus, l'alchimie entre les trois héros fonctionne parfaitement, le dessin est en complète adéquation avec le propos et les dialogues regorgent de répliques d'anthologie. Un complet bonheur.

[Avis pour toute la série]

Jubilatoire.

S'il fallait un mot pour résumer cette série, ce serait "Jubilatoire".

C'est la Guerre froide. Le monde "libre et américain" vole au secours des malheureux peuples écrasés par la dictature communiste qui les empêche d'entrer dans le progrès incontestable qu'est la société de consommation.

Et pour cela, rien de mieux qu'une bonne vieille bombe nucléaire.

On va déjà commencer par retrouver la 3e, perdue quelque part dans la jungle après Hiroshima et Nagasaki. Et pour cela, on envoie un commando d'élite de l'armée américaine constitué de Mac, anarchiste sensible, fort et obèse, Tim, nain roux aussi innocent que priapique, et Tony, homosexuel cynique et refoulé. Bon d'accord, c'était surtout l'occasion rêvée pour s'en débarrasser.

Pas de chance, ils survivent, désertent et se la coulent douce dans un bordel de Hong Kong.

Enfin, ils essaient, parce que tout ce qui se fait de services secrets dénués de scrupules et de représentants des dictateurs à la mode s'acharne à s'étriper autour de notre trio de tire-au-flanc.

Et il y a Alix. Alix, la camarade du parti, la tueuse zélée de Mao qui tombe amoureuse de Mac. Oui, une bonne partie de l'histoire se passe sans vêtements. Parce que là aussi on s'amuse. D'ailleurs, ça se déchire si facilement, alors pourquoi prendre la peine d'en porter, n'est-ce pas ? Leur amour résistera-t-il au véto arbitraire des pervers du parti ?

Tout le monde en prend pour s'en grade. Les Blancs, les Noirs, les Jaunes, les Vertes et les pas mûres. C'est raciste, sexiste, homophobe... Le maoïsme se fait défoncer, le colonialisme en prend plein le museau, le capitalisme se fait sonner les cloches... Yann et Conrad nous sortent la quintessence de tous les clichés politiquement incorrects. On s'étripe en se racontant les pires horreurs, avec une verve et un sens de l'image "à la chinoise" qui m'a fait plus d'une fois éclater de rire.

Rien que d'y penser, j'en ris encore...

C'est assez agréable et ça se laisse lire, sauf que j'ai pas aimé l'histoire en elle-même. Les héros, sont biens, les vannes sont pas mal, y'a de l'humour, le contexte politique est bon, mais l'histoire de fond, la raison pour laquelle tout ce petit monde est regroupé, j'avoue que j'ai décroché au bout d'un moment.

Cette série est bien à l'image de leurs auteurs. Ceux qui ont connu leurs travaux à l'époque dans Spirou, et leurs autres BD dans le même esprit sauront qu'ils ont marqué la bande dessinée et inspiré beaucoup d'autres auteurs. On rapproche facilement le style graphique et l'humour des BD des frères Léturgie, par exemple.

Cette série-ci est donc une série pas vraiment pour les enfants. Son humour noir, sa violence non dissimulée, et scènes sexuelles explicites en font une BD à part, libérée, déchaînée, vraiment hors du cadre des autres œuvres de cet art. Les nombreuses références qui participent à l'humour du récit ne nous laissent pas de doute quant à la culture d'origine des auteurs, et marquent aussi une époque.

J'avais lu ces BD étant plus jeune, et je les ai relues récemment, et je m'aperçois aujourd'hui de la grandeur, la profondeur du scénario, malgré cet humour décalé et noir à chaque page. Il faut rester accroché pour retenir les personnages et leurs intrigues, dans ce thriller d'espionnage en plein Hong-Kong d'après guerre.

Une bonne BD donc qui, malgré la légèreté qu'on peut supposer au premier regard, nous prend pas mal de temps en nous gardant immergé dans cet univers délirant.