Extraits

― Je ferai tout ce que je peux pour qu’il ne lui arrive rien, reprit-il.

Il lui serait pourtant très facile d’écouter sa rancune. Mais punir une jeune fille innocente pour soulager une colère, même légitime, n’était pas envisageable. Et Alice n’approuverait pas. Malgré son habitude à feindre un égoïsme patent, elle le tuerait sans conteste de ses propres mains s’il osait seulement y penser.

― Merci, répondit Ian en serrant fermement aux creux de ses poings les deux filtres prêts à servir.

Elle ne distinguait plus le vrai du faux. Ian lui était-il réellement aussi dévoué qu’il avait voulu le faire croire à tous ? Ou sa dévotion à toute épreuve n’avait-elle été qu’une façade ? Avait-il vraiment eu l’intention de sacrifier sa vie pour sauver la sienne en défiant Adriel ? Ou avait-il été de mèche avec lui, ce jour-là ? L’avait-il sciemment envoyée se faire torturer dans cette grotte ? Elle ne voulait pas croire qu’il aurait délibérément pu la laisser endurer ce supplice. Mais que n’aurait-il pas fait pour sauver la vie de sa sœur ? S’égarant dans des suspicions de complots qui saturaient de plus belle ses pensées, elle avait l’impression de divaguer complètement. Ne se rendant même plus compte de la vitesse excessive grâce à laquelle elle s’éloignait de Ian lorsqu’elle aborda un virage serré. Donnant d’abord un vif coup de volant vers la gauche pour rester dans sa voie, elle obéit la seconde suivante au réflexe de freiner d’un pied lourdement appuyé sur la pédale pour ne pas perdre le contrôle de la voiture. Mais elle ne put que pousser un hurlement quand la Mustang dévia vers le bas-côté pour entreprendre plusieurs tonneaux dans un bruit assourdissant, avant de finir sa course dans le ravin, le flanc encastré dans un large tronc. Le bruit de taule s’estompa alors rapidement, le toit de la voiture épousant à présent bien trop silencieusement le sol.

― C’est ça ! s’exclama-t-elle après avoir survolé les quelques lignes. Comment j’ai fait pour ne pas y penser plus tôt ! Faut que j’aille tout de suite chez Ben ! se releva-t-elle prestement.

― D’accord, acquiesça Rosie. Je devais aller manger dehors, Albert ne va pas tarder. Mais si tu veux, je peux rester.

― Non, vas-y, on vous tiendra au courant de ce qui se passe.

― Bien, ne parut-elle pas confiante pour autant. J’ai comme l’impression que tu vas faire l’impasse sur le dîner, mais il y a du rôti et des pommes de terre au four, il suffit de les faire réchauffer un peu, la regarda-t-elle descendre déjà les escaliers.

― Qu’est-ce que tu as l’intention de faire ? la talonna-t-il dans le jardin. Alice !

Elle ouvrit la porte qu’elle voulut aussitôt claquer comme si Ian n’était pas là, littéralement dans son ombre. Mais l’expression silencieuse de son souhait de le voir s’en aller ne fut pas suffisante pour qu’il renonce à la suivre.

― Il faut que tu te calmes ! la somma-t-il en entrant derrière elle dans sa chambre.

Elle jeta ses clefs sur sa commode sans lui prêter plus d’attention.

Avant de s’engager corps et âme dans cette même mission fastidieuse qui l’avait ennuyée tout l’après-midi, Alice donna à Ian un cours complet sur la méthode de prospection qu’il allait devoir suivre scrupuleusement pour s’éviter ses réprimandes. Sur ses consignes – ou ordres – clairement énoncées, ils se mirent au boulot. Et même s’ils devaient passer à la loupe nettement moins de spécimens qu’Alice tout à l’heure, elle ne se priva pas de ronchonner à tout bout de champ parce qu’elle était mal à l’aise, qu’elle était trop à l’étroit, que son dos courbaturé la faisait souffrir, ou encore parce que ses jambes étaient assaillies par de pénibles fourmillements.

Comment pouvait-elle croire qu’il allait accepter d’écouter ça ? Cette tirade poignante, faisant davantage figure d’adieux que d’émouvante déclaration d’amour. Comme si elle s’attendait à mourir, tout à l’heure, dans ce désert. Comme si elle prévoyait déjà de ne pas en revenir, alors qu’elle venait à l’instant de lui assurer qu’Adriel l’épargnerait par intérêt.

― J’y crois pas, lâcha-t-il un ricanement en s’éloignant.

Après cette petite mise au point venant tout droit du cœur, elle poursuivit silencieusement son état des lieux. Elle s’attaqua à l’étagère fixée au-dessus de sa commode après avoir pris soin de refermer son armoire. Puis à son bureau. Elle cherchait partout. Sans la moindre organisation, néanmoins. Sans le moindre plan de recherche. Car elle ne savait même pas ce qu’elle était supposée trouver. Elle inspectait ses trophées de base-ball en espérant y trouver un signe, une lettre, un indice quelconque qu’il aurait pu y graver. Elle ouvrait les pochettes de ses films préférés, en quête d’un morceau de papier ou d’une herbe soigneusement glissés à l’intérieur. Elle examinait tout et n’importe quoi, à la recherche de tout et de n’importe quoi.

En moins de cinq minutes, elle se rangeait déjà devant chez Ian, toujours aussi impatiente de le voir. Mais surtout que lui la voie. En chair et en os. En vie. La voiture d’Albert n’étant pas garée dans l’allée, elle se permit d’entrer sans sonner. Puis elle gravit deux à deux les marches menant à sa chambre. Menant à lui. Mais lorsqu’elle arriva sur le pas de la porte, lorsqu’enfin elle l’aperçut, sa hâte se transforma en une imprévisible paralysie. Il était assis par terre, juste à côté de son bureau. Le regard hasardeux et rougi traînant sur le sol, il paraissait brisé. La détresse inconsolable qu’elle lut sur son visage la bouleversa. Et la culpabilisa terriblement, surtout. Ces moments, ces heures inimaginables qu’il avait vécues, elle en était la seule responsable. Peut-être aussi émue que lui, elle s’avança derechef, ses pas attirant cette fois son attention. Il releva la tête pour poser enfin ses yeux sur elle. Mais il la regarda comme si elle n’était pas vraiment là. Comme si devant lui se dessinait une illusion céleste. Immobile une courte seconde, probablement pour s’assurer que son espoir de pouvoir revenir en arrière pour modifier le cours des choses ne l’avait pas réellement conduit vers une vision chimérique, il délaissa ensuite brusquement la moquette sur laquelle il pleurait depuis la veille, et se précipita vers elle pour étreindre son corps du sien.

― Tu as été sérieusement blessé à la tête, intervint Brett pour changer de sujet. On t’a donné une potion pour t’aider à te remettre, mais c’était limite. Les médecins crieront sûrement au miracle, on les laissera faire, ils aiment bien les miracles, plaisanta-t-il.

Naïvement, il espérait que cette ridicule diversion fasse oublier ses angoisses à son cousin.

― Comment ça la chercher ? plissa-t-il instinctivement les yeux, cherchant ainsi à faire disparaître cet atroce élancement à la tête.

Elle inspira profondément puis expira en fermant brièvement les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit sur la fleur couchée devant elle, sur son visage ne laissait plus transparaître que sérénité et concentration. Mais en elle s’intensifiait pourtant toute l’étendue de la magie qui l’habitait, comme Alice le lui avait décrit un peu plus tôt. À l’intérieur d’elle s’invitait une chaleur jusque-là inconnue. Une chaleur apaisante sur laquelle, elle le sut à l’instant même où elle était née, elle avait tout contrôle. Elle leva alors sa main gauche, fixant toujours la fleur qui délaissa le drap froissé dans le même élan que son geste. Paume en l’air, elle accompagna tranquillement la tulipe rejoindre le reste du bouquet, sous le regard satisfait de sa meilleure amie – et excellent professeur.