Les Nuits Mélangées

"Quelques minutes d'autoroute encore avant de sortir à Bruxelles. Il explique qu'en venant de Lille, on sait qu'on a quitté les autoroutes françaises à cause des lampadaires. Y en a au moins le double en Belgique. Et c'est pour qu'on puisse voir la Belgique depuis la lune. Lui se marre, satisfait, et elle glousse, par politesse. Ils contournent la gare du Nord par la rue d'Aerschot et ses travailleuses bariolées. Avant, vues du bus, ces silhouettes se fondaient dans les coloris des voitures. Elle les observe maintenant d'un oeil complice. Elles doivent avoir froid. Silence dans la voiture. Le boulevard Waterloo est désert, et interminable. Porte de Namur à droite, enfin, puis place Fernand-Cocq. Merci-au-revoir-et-à-bientôt de son meilleur sourire commercial, exactement le même que les soirs de service au bistro. La portière qui claque, le bruit du moteur qui s'éloigne et ses pas qui résonnent sur le pavé.

Six ans auparavant, elle avait enfin passé sa toute première nuit avec Emmanuel, l'amoureux du lycée. Au matin, elle était persuadée que les passants le devinaient en transparence ; quelque chose dans la manière de se mouvoir, une radiance, un bruissement. Elle promenait à nouveau cette sensation avertie - je sais, j'ai vu et j'ai fait. Avant de rentrer, elle fit un détour pour acheter du lait. Elle fouilla avec insistance le regard de l'épicier. Il rendit la monnaie d'un geste distrait, comme à chaque fois.

Des hommes mûrs l'avaient très tôt bombardée de désir avec les yeux. Dès que son âge eut franchi la frontière de la décence, ils l'avaient formulé explicitement. Une, deux, dix propositions gauches, embrayées de baragouins penauds à son refus. Elle avait appris à se mouler dans les oeillades, mais traversait encore les mots sur la pointe des pieds. Assaillie, parfois, de l'intuition sourde d'un filon à exploiter. La nuit, au lit, elle avait imaginé la suite mille fois ; les paroles, les gestes. Un peu comme faire l'amour avec Emmanuel, et tout le mystère qui entoure la première fois : peur de mal s'y prendre, peur de décevoir."