Extraits

Il avait déjà été amoureux, comme tout le monde, et sa plus longue histoire avait duré presque deux ans. Elle était étudiante avec lui, ils étaient fous l’un de l’autre. Il ne lui lâchait jamais la main, pas même en cours : il était gaucher et elle droitière, donc ils avaient tous les deux une main libre du bon côté pour rester accrochés sous les pupitres. C’était un besoin physique impérieux qui les rassurait, leur rappelait qu’ils n’étaient pas seuls. Puis à un moment, sans explication, leurs peaux avaient cessé de se chercher, leurs mains s’étaient dénouées ainsi que leurs cœurs. Un matin, en se réveillant côte à côte, ils s’étaient regardés pour se rendre compte qu’ils ne se voyaient plus, qu’ils étaient finalement seuls, même à deux. Alors leur histoire avait pris fin en douceur et ils étaient restés bons amis.

Avec Mia, c’était différent.

POUR LA MILLIÈME FOIS ce soir, un doigt tapota mon épaule, détournant mon attention.

— Excusez-moi, mademoiselle, vous êtes bien Mia ?

J’acquiesçai d’un coup de menton. L’homme, âgé, avait toute une carte de rides dessinée sur le visage. Ses yeux délavés me scrutaient intensément. Malgré moi, je frémis.

— C’est bien vous qui avez réalisé les tableaux exposés dans l’autre salle ?

— C’est bien moi en effet.

— Je vous ai enfin trouvée, alors. Voudriez-vous bien me suivre, s’il vous plaît, quelques secondes seulement. J’aimerais partager un secret avec vous.

ON M’AVAIT TRAHIE. Je savais que cela devait arriver. Moone était bien trop prévisible pour que j’ignore ses intentions. L’histoire n’est jamais toute tracée, mais certaines voies semblent plus évidentes que d’autres.

L’ENTRE-TEMPS m’accueillit dans le velours de sa nuit éternelle. C’était un refuge provisoire, le temps que Moone me retrouve, et je savais qu’il finirait par y arriver. Je regrettais amèrement de lui avoir fait confiance par le passé. De lui avoir transmis juste un peu de mon pouvoir… Mais je l’aimais tant à l’époque. Comment aurais-je pu deviner qu’il allait devenir cet être vil et mauvais ?

DANS L’HABITACLE de sa petite voiture, Josh prit le temps de détailler Mia, tout en gardant un œil sur la route. Dès qu’il s’arrêtait à un feu rouge, il glissait un regard vers elle, discrètement. Le profil de la jeune femme se découpait faiblement dans la pénombre. Elle avait l’air fatiguée, un peu pâle, mais il la trouvait toujours aussi belle malgré les ombres noires sous ses yeux et son chignon d’où s’échappaient quelques mèches.

Une heure plus tard, les lieux grouillaient de monde, d’hommes aux sourires étincelants et aux costumes sombres, de femmes vêtues de leurs plus beaux atours, riant à gorge déployée, tête en arrière pour mieux montrer les diamants dégoulinant de leur cou, une flûte de champagne entre leurs doigts manucurés. Je virevoltais d’un groupe à l’autre, apostrophée, félicitée… Ma petite exposition était un franc succès. Tout le monde aimait Doregon. Cela ne m’étonnait pas. C’était un monde fascinant, que je n’avais pas encore fini d’explorer. La tête me tournait, je sentais mes joues brûlantes et j’avais même oublié mes pieds perchés à dix centimètres du sol.

J’étais toujours sous le choc de ma rencontre avec Joshua. Il n’avait pas disparu depuis très longtemps, mais le revoir en vie m’avait fait réaliser combien ma mémoire ne lui rendait pas hommage. J’avais oublié l’intensité de son regard, la largeur de ses épaules, la finesse de ses mains, la beauté de son sourire. J’avais oublié son parfum, qui m’entourait quand je me blottissais contre lui. Comment avais-je pu effacer de mes souvenirs les petits plis aux coins de ses yeux ? Le piquant de sa barbe de trois jours contre ma joue ? La profondeur de sa voix ? Il m’en avait coûté de le laisser là, seul dans la librairie. J’aurais voulu rester à tout jamais collée à lui, goûter sa bouche brûlante, l’entendre me murmurer que tout allait bien se passer. J’avais tant besoin de lui. Depuis la première minute où la vie nous avait mis face à face.

Josh passa une main dans ses épais cheveux châtains en soupirant. Une journée de plus s’achevait. Identique à la précédente et certainement à la suivante. Il était heureux d’avoir décroché ce job à la librairie, en dehors de ses heures de cours, mais la routine de son quotidien lui pesait certains jours plus que d’autres. Et c’était le cas ce soir. Au programme des prochaines heures : fermeture de la boutique, réchauffage de pizza au micro-ondes, rédaction de son devoir pour la fac… Rien de bien passionnant, quoi. La nuit tombait sur cette froide soirée d’hiver. La neige avait même menacé, mais les flocons trop légers ne tenaient pas sur le bitume, ne laissant qu’une humidité glacée qui s’insinuait dans chaque espace, même le plus minuscule. De l’autre côté de la vitrine, la rue ressemblait à un long couloir sombre et désert. Tout le monde avait dû se calfeutrer au chaud et au sec. Machinalement, Josh abaissa les stores et tourna le petit panneau sur la porte du côté « fermé ». D’habitude, il verrouillait aussi la porte, mais il fut interrompu par le téléphone et se précipita vers le comptoir.

L’histoire n’est jamais toute tracée. Le futur peut se modifier en fonction de nos décisions. Mais le passé est également malléable, si l’on sait retrouver l’embranchement qui précède le présent. Celui qui est à l’origine de la ligne d’événements qui mène jusqu’à aujourd’hui. Et je trouvai sans problème la voie qui m’avait menée à ce jour.

Instinctivement, mon bras se tendit sur le côté, dans un geste familier. J’avais beau savoir que je ne trouverais que le drap vide et froid près de moi dans le grand lit, mon cœur se serra en redécouvrant l’absence. Il n’était plus là pour m’apporter son réconfort, ses conseils. Pourtant, j’en aurais eu besoin, plus que jamais, en cette heure sombre.