Extraits

- Je reviens à l’instant du bal des Chaworth. Et il s’est passé un événement inattendu… Voilà, hum… il semblerait que j’aie compromis la réputation de lady Pandora.

Un silence stupéfait s’ensuivit.

En d’autres circonstances, Gabriel se serait amusé de l’expression ahurie affichée par ses hôtes.

Lady Trenear fut la première à reprendre ses esprits.

- Qu’entendez-vous au juste par « compromis sa réputation », milord ? Vous a-t-on surpris en train de flirter avec elle ? Avez-vous abordé un sujet inconvenant ?

- On nous a découverts en tête à tête dans le pavillon d’été. Au fond du jardin.

Un autre silence, puis le comte demanda :

- Et que faisiez-vous là-bas ?

- Je l’aidais à s’extirper d’une banquette.

Il n’y avait pire solitude que d’être la seule personne à se morfondre au milieu d’une foule joyeuse.

Pandora n’avait aucun talent pour les conversations mondaines. Il lui était impossible de feindre le moindre intérêt quand un gandin pompeux racontait ses prétendus exploits ou se vantait d’avoir le bras long. Elle ne supportait pas davantage les aristocrates vieillissants qui cherchaient une épouse pour leur servir de dame de compagnie ou d’infirmière, et encore moins les veufs en quête d’une pouliche reproductrice. L’idée qu’un de ces hommes puisse la toucher – même de ses mains gantées – la révulsait. Et l’idée de converser avec eux lui rappelait à quel point elle s’ennuyait.

Le mariage est un sujet bien trop important pour se décider en se basant sur la raison.

— Elle est encore désorientée à cause de l’anesthésie, expliqua le Dr Gibson à Gabriel en se dirigeant vers la chambre où Pandora avait été transportée. Je lui ai fait une deuxième injection de morphine pour soulager la douleur et atténuer les nausées dues au chloroforme. Ne vous alarmez pas si elle paraît ailleurs, tient des propos décousus, ou si elle saute du coq à l’âne.

— Ce que vous décrivez là est une conversation à peu près normale avec Pandora.

— Pandora, vous ne pouvez pas prendre le risque de vous rendre dans des lieux inconnus sans escorte. Vous êtes bien trop précieuse à mes yeux. Et puis, Drago adore intimider les gens, et si vous le privez de ce plaisir, il sera démoralisé.

— Je m’en souviendrai la prochaine fois.

— Promettez-le-moi.

— Je vous le promets.

— C’était une très belle journée, n’est-ce pas ?

Il posa ses couverts, se tamponna la commissure des lèvres à l’aide de sa serviette brodée, avant d’acquiescer :

— Très belle, en effet.

Encouragée, Pandora demanda :

— Quels sont vos nuages préférés ? Les cumulus ou les stratocumulus ?

Le jeune homme plissa légèrement le front puis, après quelques secondes d’un silence déconcerté, risqua :

— Quelle est la différence ?

— Les cumulus sont plus denses, de forme plus arrondie. Un peu comme ceci, regardez…

Du plat de sa fourchette, elle entreprit de sculpter ce qui restait de purée dans son assiette.

— Les stratocumulus forment des espèces de vagues. Ils s’agglomèrent ou s’éparpillent dans le ciel, c’est selon.

Elle aplatit la purée et, avec les dents de la fourchette, dessina des ondulations.

Le jeune homme la regardait fixement.

— Je préfère les nuages qui recouvrent le ciel. Comme une couverture, dit-il finalement.

— Les altostratus ? Mais ils sont ennuyeux comme la pluie !

— Justement, ils annoncent la pluie et j’aime cela.

La conversation commençait à prendre forme.

— Moi aussi, j’adore marcher sous la pluie !

— Ah non, je ne sors pas quand il pleut !

Après l’avoir gratifiée d’un regard désapprobateur, le jeune homme reporta son attention sur son filet de sole.

Dépitée, Pandora réprima un soupir et entreprit de rassembler sa purée en un monticule.

« Le mariage est un sujet bien trop important pour se décider en se basant sur la raison. »

— Lady Clare est un drôle de chaperon. Elle ne fait absolument pas attention à nous.

— Elle sait que sa présence est superflue puisque nous essayons de faire plus ample connaissance.

— C’est plutôt une perte de temps, non ? ne put-elle s’empêcher de répliquer. Vu votre plan.

— De quel plan parlez-vous ?

— Vous avez l’intention de me jeter dans les pattes d’un autre pour vous débarrasser de moi.

Lord Saint-Vincent s’arrêta au milieu du chemin, l’obligeant à faire de même.

— Qui vous a raconté une chose pareille ?

— C’est un bruit de couloir. Et si c’est vrai…

— Ça ne l’est pas.

— … il est inutile de sortir de votre chapeau un prétendant sur qui vous ferez pression pour qu’il m’épouse à votre place. Mon cousin Devon m’a promis que je ne me marierai pas si je ne le souhaite pas. Et c’est le cas. Et comme je n’ai pas l’intention de faire des pieds et des mains pour obtenir votre approbation, j’espère que…

Elle s’interrompit, prise de court. Lord Saint-Vincent venait de franchir en deux enjambées la distance qui les séparait. D’instinct, elle recula et son dos heurta le flanc du talus.

Penché sur elle, il posa la main sur une racine noueuse qui sortait de la butte de terre.

— Je ne projette pas de vous jeter dans les pattes d’un autre homme, ne serait-ce que parce que je n’en connais aucun qui saurait quoi faire de vous, murmura-t-il.

Elle perdit l’équilibre et se laissa tomber sur le lit, bras écartés, battant l’air de ses jambes gainées de bas blancs.

— Je me sens si bien sans ce vieux corset grinçant.

Sa femme de chambre, une robuste blonde qui répondait au nom d’Ida, rétorqua d’un air dubitatif :

— Les dames ont besoin d’un corset pour compenser la faiblesse de leur dos.

— Mon dos n’a rien de faible.

— Il ne faut pas le dire. Les messieurs préfèrent les dames délicates. Ida, qui avait lu des centaines de magazines féminins, poursuivit d’un ton docte :

— Suivez mon conseil, quand vous serez à la plage, évanouissez-vous, histoire que lord Saint-Vincent puisse vous rattraper.

— M’évanouir ? Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas… Faites semblant d’être effrayée par un crabe.

Pandora éclata de rire. Levant les bras, elle fit claquer ses doigts pour simuler des pinces et s’écria avec une horreur feinte :

— Au secours, il me pourchasse !

— Ne riez pas comme ça, on dirait un cheval qui renâcle, s’offusqua Ida.