Les Réputations

Quand ils s’étaient mariés, dans une petite église de village aux murs chaulés dont l’escalier de pierre descendait jusqu’à la place, si escarpé qu’on risquait de s’y tordre la cheville, Mallarino publiait des caricatures depuis un peu moins d’un an – deux par mois quand tout allait bien – dans un journal aux tendances conservatrices et au capital familial, une de ces publications qui, sans occuper le devant de la scène, semblent avoir toujours existé, ne sont pas vendues par les crieurs de journaux, mais apparaissent soudain dans les drugstores ou les cafés alors qu’on les croyait oubliées. Ce petit boulot – Mallarino le considérait comme tel avec une pointe de mépris involontaire – ne faisait pas partie de ses grands projets : s’il avait renoncé à ses études d’architecture avant d’avoir terminé la deuxième année, s’il avait refusé d’exploiter les contacts de son père pour travailler sans diplôme dans un bureau d’études prestigieux, c’est qu’il voulait suivre sa véritable vocation, ou plutôt tirer parti de sa virtuosité, car même ses parents durent se rendre à l’évidence et reconnaître son talent le soir où Alejandro Obregón, qui peignait à l’époque sa série de pigeons au troisième étage d’un immeuble situé entre la Carrera 12 et la rue 17, de passage chez eux, se planta devant un nu grandeur nature que Mallarino séchait au sèche-cheveux et lâcha une courte phrase qui eut pour le jeune homme le même effet que l’alternative pour le torero : « Mais où ce gamin a-t-il appris à peindre comme ça ? »