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Les secrets de nos cœurs silencieux



Description ajoutée par carohem 2023-04-13T05:53:39+02:00

Résumé

Elise se sent à l'étroit dans son petit village. Alors que son meilleur ami lui propose de partir avec lui, un événement brutal va les séparer.

Vingt-six ans plus tard, Christa, superbe femme malentendante que la vie n'épargne pas, se bat pour s'intégrer dans notre société en manque de tolérance.

Sa petite sœur Julie, adolescente tourmentée, découvre un secret de famille qui va briser ses repères. Elle va alors tirer sur le fil emmêlé de l'histoire de leur famille...

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Classement en biblio - 3 lecteurs

extrait

CHAPITRE 1

Trois heures du matin, un bip strident signala la récep- tion d’un message.

« Texto de Julie Comte, vendredi 19 septembre 2008,

03:14 »

Christa sélectionna le nom de sa sœur pour le lire.

« La beauté du silence. Envie d’ailleurs. »

La photo jointe était une prise de vue panoramique plongeante de la vieille ville de Porrentruy depuis le sommet de la tour Réfous. Julie était une habituée des lieux puisqu’elle effectuait un apprentissage au tribunal cantonal situé dans les bâtiments du château de Porren- truy. Christa savait que pendant ses pauses, sa sœur se réfugiait souvent en haut du donjon pour admirer la vue imprenable sur la ville. Ce message lui faisait plaisir, mais bon Dieu, que fichait sa petite sœur de seize ans en haut de cette tour au milieu de la nuit ?

Christa gara sa voiture brusquement sur le parking du château, faisant crisser le gravier dans le silence de la nuit. Elle sortit de la voiture en titubant, encore enivrée par les nombreux whiskys-coca ingurgités dans la soirée. Elle respira l’air boisé à pleins poumons en se deman- dant si les afters des lycéens avaient encore lieu au parc Mouche, comme autrefois et si Julie y prenait part. Cela justifierait sa présence dans le coin à cette heure-ci. Mais elle en doutait. Sa sœur avait nettement moins le goût de la fête qu’elle. De tempérament solitaire, plutôt discrète et perpétuellement munie d’un bloc à dessin, Julie avait tendance à se fondre dans le décor, au point de se faire oublier. Christa réalisa qu’elles n’avaient pas eu une vraie discussion depuis longtemps.

Le portail était déjà entrouvert. Elle traversa la cour intérieure jusqu’à l’imposant cylindre dont le toit culmi- nait à plus de trente mètres de haut, puis grimpa l’étroit escalier en bois qui permettait d’accéder à la porte d’en- trée. Lorsqu’elle plongea dans la pénombre de la tour, tout en continuant son ascension, elle cria :

— Je suis là, Julie ! Tu m’attends, hein ? J’arrive !

Le silence augmentait son anxiété. Tourner dans l’étroit couloir en colimaçon lui donnait la nausée. Elle franchit les dernières marches à bout de souffle pour finalement s’écrouler sur le plancher. Sa sœur était bien là, paisible, assise dans l’embrasure d’une des fenêtres. Christa mit quelques minutes à réaliser qu’elle avait les jambes dans le vide ; elle avait réussi à déverrouiller la fenêtre sécurisée. Christa imagina le corps glisser en avant et tomber dans le vide. Son cœur s’emballa dange- reusement.

— Oh, la vache… Recule un peu, Julie, s’il te plaît.

Ça me stresse.

Julie la dévisagea quelques instants, semblant évaluer son état, puis soupira tout en ramenant ses jambes à l’intérieur. Christa respira profondément pour retrouver son calme.

— Qu’est-ce qu’il se passe, Julie ?

— Je ne veux plus retourner à la maison.

Christa s’approcha doucement dans la lueur de la nuit et vit une larme rouler sur la joue de l’adolescente.

— Je n’en peux plus de toute cette comédie, ajouta celle-ci.

La main de Christa se posa sur le bras de sa sœur et le maintint fermement. Soulagement. Elle était à nouveau en sécurité. Du moins en apparence.

— De quoi tu parles ? demanda Christa, à présent disposée à l’écouter.

— De maman, de papa, de leur mariage… De mon boulot que je déteste, de toi qui fais semblant d’avoir une vie supportable. Je me mens, tu te mens, maman nous ment, dit-elle la voix tremblante avant de sangloter.

Sa sœur paraissait sincèrement désespérée, mais Christa avait les méninges trop embrouillées pour suivre cette conversation en ellipses. Élise, leur mère, leur cachait-elle des choses ?

Il fallait cependant l’avouer, depuis que Christa vivait dans son propre appartement, elle était moins au courant de ce qui se passait entre les murs du foyer familial.

Julie eut un petit mouvement de recul.

— C’est horrible, tu empestes l’alcool.

— Désolée, mais je ne te lâcherai pas. Ju, tu as la vie devant toi !

— Pfff. Pour faire quoi ?

— Comment ça : pour faire quoi ? Tout est possible.

À seize ans, ton avenir t’appartient ! Tu te sens coincée derrière des bancs d’école, mais bientôt tu seras libre de mener ta vie comme tu l’entends ! Tu verras, c’est génial !

Julie eut une expression de consternation qui signifiait qu’elle venait d’entendre une énormité. La petite fille pleine d’admiration devant sa grande sœur avait disparu depuis longtemps pour céder la place à une jeune adulte au regard critique. Christa comprit le message et se sentit bête avec son discours d’espoir alors qu’elle-même nageait en plein marasme depuis quelques années, complètement engluée dans une vie dont elle avait perdu le contrôle. Un silence pesant la mit mal à l’aise. Christa regretta que sa sœur la prive d’une vanne cinglante, comme dans ces familles dans lesquelles on s’engueule et on se jette des vérités au visage, comme dans ces familles dans lesquelles on s’exprime. Ce mutisme poli était insupportable.

Appuyées contre les pierres fraîches, elles restèrent silencieuses, chacune enfermée dans sa tristesse. Julie brisa le silence la première.

— Je me sens tellement seule.

Christa avait envie de lui répondre que nous l’étions tous. Lorsque nous sommes face à la maladie ou à nos démons, nous sommes seuls. Seuls avec nos pensées, seuls avec notre corps qui souffre.

Puis, comme pour la contredire, un souvenir vieux de dix ans ressurgit. Lorsqu’elle rentrait de l’école en miettes après avoir vécu une journée difficile parce qu’on s’était moqué d’elle ou qu’elle se sentait tellement incomprise, sa petite sœur l’accueillait à bras ouverts. Elle la consolait, la faisait rire, l’aidait à relativiser sa journée éprouvante. Elle l’acceptait telle qu’elle était. Sa sœur l’aimait tout entière, profondément. Sans elle, Christa n’aurait pas eu la force de réussir son cursus scolaire. Elle avait toujours pu compter sur sa petite sœur. Toujours.

Soudain ce fut une évidence ; et si c’était parce que

Julie n’était plus à ses côtés que sa vie partait en vrille ?

Et s’il n’y avait qu’ensemble qu’elles parvenaient à

avancer dans cette existence compliquée ?

Et si, pour une fois, elle lui renvoyait l’ascenseur ?

« La beauté du silence. Envie d’ailleurs. »

Christa eut une impulsion. Une idée. Un besoin.

— Partons loin d’ici, rien que toutes les deux.

Une étincelle d’espoir mêlée d’incrédulité s’alluma dans les pupilles de Julie.

— Sérieux ? Tu lâcherais tout pour partir avec moi ? Là, maintenant ?

— Oui, partons cette nuit. Sans rien dire à personne.

***

Il y a, dans le Jura suisse, une petite région délicieu- sement nommée l’Ajoie. Elle forme une enclave sur le territoire français, séparée du reste de la Suisse par la montagne du Mont-Terri. Jusqu’à la fin des années quatre- vingt-dix, pour en sortir, les Ajoulots devaient franchir le col des Rangiers par une route sinueuse pouvant s’avérer périlleuse selon les conditions météorologiques. Lorsque beaucoup de neige était tombée, il arrivait aux habitants d’être isolés plusieurs jours durant.

C’est sans doute grâce à ce confinement que l’Ajoie a développé ses particularités et ses propres traditions qui font toute sa richesse.

En 1981, de nombreuses fermes se trouvaient encore au centre des villages. Les voitures étaient ralenties par les tracteurs qui acheminaient leur chargement et le défilé de troupeaux de vaches que les paysans amenaient aux champs le long des routes.

La récente entrée du canton du Jura dans la Confé- dération helvétique avait grandement favorisé l’essor

économique de la région qui aspirait à plus d’ouverture. Un projet d’autoroute se dessinait pour enfin relier le Jura au reste de la Suisse, ce qui le désenclaverait et encouragerait son développement. Le maire Richard Dubois avait su tirer habilement parti de cette nouvelle situation ; sa commune prospérait. De nouveaux quartiers

étaient en construction et l’école avait ouvert des classes supplémentaires. Unique propriétaire d’une entreprise de construction florissante, il était connu pour sa générosité. La nouvelle place de jeu, le toit de l’école ou les éclairages flambant neufs du terrain de foot étaient sa contribution. Il savait se rendre irremplaçable et ne manquait pas d’investir dans une réalisation avant chaque élection, qu’il remportait depuis quinze ans.

Élise, la fille unique du maire, arborant une robe d’été boutonnée jusqu’en haut du cou et de longs cheveux fri- sés bruns sagement maintenus par des barrettes, profitait de la fraîcheur de la nuit avec ses amis sur le pas-de-porte d’un restaurant. La chaleur y était intenable en ce début mai. Résonnant de l’intérieur, Gigi l’amoroso avait cédé la place au rythme entraînant du Petit Pain au chocolat de Joe Dassin. Un verre dans une main, une cigarette dans l’autre, les jeunes adultes écoutaient hilares une camarade raconter son séjour linguistique. Elle raillait les travers des Anglais, leur nourriture si différente, se plaignait des heures ridiculement précoces de fermeture des bars alors qu’ici, elle était habituée à danser jusqu’à l’aube. Un débat s’ensuivit. Certains présumaient qu’ils seraient bien inca- pables de vivre loin de leurs proches et de leurs habitudes alimentaires. Un groupe de garçons amorça la discussion sur une prochaine virée à moto jusqu’au Tessin.

Plus elle avançait dans l’âge adulte, plus Élise se surprenait à penser qu’elle aurait mieux fait de naître homme. Les parents de ses camarades masculins n’étaient pas toujours sur leur dos, ils sortaient comme bon leur plaisait. Ils pouvaient partir en voyage sans craindre pour leur réputation. Il y avait bien une de ses amies qui était entrée dans une école de micromécanique, essentielle- ment fréquentée par des garçons, mais il s’en était dit des vertes et des pas mûres sur son compte. Y compris de la part de la mère de son amie, qui, au lieu de soutenir sa fille dans son désir d’émancipation, lui reprochait d’être

égoïste, comptant sur elle pour l’aider dans l’éducation de ses frères et sœurs. Dans les années quatre-vingt, si théo- riquement les femmes avaient le droit de faire des études, en réalité, cela était plutôt mal accepté. Leur place était à la maison avec les enfants. Les quelques filles du village qui ne se gênaient pas pour afficher leur indépendance,

étaient perçues comme des marginales, des hippies, voire des filles légères.

Le non-respect des conventions mettait Élise terrible- ment mal à l’aise. Car, même si elle était tentée de suivre le mouvement des indisciplinés, elle n’avait ni le caractère ni la force de nager à contre-courant. Déjà lorsqu’elle était servante de messe et qu’elle assistait le curé, elle avait l’impression que Dieu la surveillait alors que ses copains chapardaient des hosties !

Un grand type, pourvu de larges favoris, la chemise

échancrée sur une dent de résine pendue à une chaîne en or, pantalon pattes d’éléphant, jeta sa cigarette à terre.

— Tiens, voilà le boss et sa clique.

Élise vit au loin le conseil communal au grand com- plet, en route pour un dernier verre après une séance. Son père parlait fort, en faisait toujours des tonnes. Il avait pris beaucoup de poids ces dernières années. Sa mère le lui reprochait, mais lui, il répondait : « C’est comme

ça que ça marche ici ! On ne conclut pas des affaires en bouffant de la salade et en buvant de l’eau ! »

— Bon, on s’arrache. Vous venez, les filles ?

— Vous allez où ?

— On va danser au Relais. Élise, tu viens ?

La discothèque était isolée dans le col des Rangiers. On y accédait par une route de montagne plongée dans une nuit noire. Seuls les phares des véhicules révélaient la route, éblouissant parfois un animal apeuré qui se jetait sous les roues. Il y avait souvent des accidents. Si ses amis lui demandaient de les accompagner, c’était principale- ment parce qu’elle buvait peu d’alcool. Elle reconduisait toujours tout le monde à bon port.

— Non, je ne viens pas. Merci. En plus, je chante avec la chorale à la messe demain matin.

Ses amis insistèrent sans trop y croire, connaissant son caractère raisonnable. Monsieur le maire arriva à leur hauteur.

— Élise, tu es encore là ? Ne rentre pas trop tard, tu sais que ta mère ne dort pas tant que tu n’es pas rentrée.

— Oui, je vais y aller, papa.

L’image de sa mère, dans son fauteuil en train de trico- ter, à moitié endormie devant la télévision, la culpabilisa.

La jeune fille marchait dans le silence de la nuit et ne pouvait s’empêcher d’être agacée. Elle allait avoir vingt- deux ans et devait pourtant encore se soucier des répro- bations de ses parents par rapport à ses allées et venues. Ils savaient toujours ce qu’elle faisait et à quelle heure elle rentrait. Ils n’avaient même pas besoin de se renseigner, on ne manquait pas de les informer ! Que ce soit au rayon légumes de l’épicerie ou lors d’un comité, les parents des villages s’échangeaient ce genre d’informations sur leur progéniture. Elle savait que tant qu’elle vivrait à la mai- son, elle ne serait jamais libre d’agir.

Élise travaillait comme employée de commerce dans l’entreprise familiale. Constamment dans les parages de son père, elle était et demeurerait « la petite Dubois ». Depuis quelque temps, elle désirait emménager dans son propre appartement, mais sa mère prétendait que c’était très mal vu qu’une jeune femme habite seule. Ses parents s’autoproclamaient garants de sa réputation. Ce mot ! Sa réputation. Ils vivaient en permanence avec le souci du jugement des autres. Elle rêvait de partir dans une grande ville, loin de l’autorité de sa famille et de l’influence catho- lique si oppressante. Lorsqu’elle avait exprimé son envie de chercher un nouvel emploi à Neuchâtel, son père avait feint une crise cardiaque.

« Moi vivant ; jamais ! Dans une ville protestante en plus ! Que diraient les gens ? Pense plutôt à te trouver un mari. La plupart des filles de ton âge sont déjà mariées. » Et comme elle était le principal sujet de préoccupation de sa mère, ce n’était pas du côté maternel qu’elle recevait le moindre soutien pour son envol. Celle-ci pouvait être encore terriblement vieux jeu : « Mets une robe, il y a les amis politiciens de ton père qui viennent manger ce soir. Tu passes trop de temps à lire, exerce-toi plutôt à la couture, cela te sera plus utile ! Enlève tout de suite ces créoles, ce sont des boucles d’oreilles de Gitane ! » Élise se contentait de lever les yeux au ciel sans jamais se rebeller. D’ailleurs, si elle n’avait pas été fille unique, ses parents l’auraient envoyée à quinze ans à l’école de Carspach en Alsace où les jeunes filles étaient formées par des sœurs

à devenir des fées du logis. Elle l’avait échappé belle !

****

Le jour de son anniversaire, le 22 mai, le ciel était radieux. En sortant du travail, elle enfourcha sa bicy- clette. L’ambiance estivale accentuait ses envies d’évasion.

Et si elle se payait un séjour loin d’ici ? Elle soupira. Le rêve serait de partir en vacances avec Antoine, son meilleur ami. Un concept inimaginable pour sa famille catholique pratiquante.

Antonio Caligiari était âgé de deux ans de plus qu’Élise. Sa corpulence longiligne, son teint mat, ses cheveux bruns en bataille et ses yeux d’un bleu très clair lui procu- raient une beauté singulière. Il avait un côté délicat, dans ses gestes et dans sa manière d’interagir avec les filles. De plus, il dansait divinement bien, de sorte qu’en soirée, toutes le sollicitaient pour partager la piste avec lui.

Depuis l’âge de dix ans, Antonio avait dû se construire dans l’adversité, à cause d’un homme plutôt balèze, sur- nommé Le Gros Louis, alors âgé de dix-huit ans. Com- bien de fois lui et ses compatriotes s’étaient fait traiter de

« sales Ritals » en se prenant une tape derrière la tête en le croisant ?

Après des années de brimades, devenus des ados de quinze ans plus téméraires, « les Ritals » avaient décidé de riposter. Ils s’amusaient à fabriquer des pétards et à faire sauter des paquets remplis d’excréments de chiens sur le paillasson de leur persécuteur. La détonation était violente et crépissait de merde toute l’entrée, libérant une puanteur extrême. Il y avait même eu une fois où, au lieu de crépir la porte, c’était Le Gros Louis qui s’était retrouvé éclaboussé. Cela avait déclenché quelques fous rires mythiques jusqu’à ce qu’une des expéditions tourne mal. Un peu comme un rite de passage, le jeune Antonio avait été chargé de déposer seul le paquet sur le palier puis d’appuyer sur la sonnette. À peine avait-il allumé la mèche que Le Gros Louis avait surgi derrière lui. Alors que Le Gros Louis empoignait le paquet pour le jeter au loin, la bombe explosa et lui sectionna deux doigts.

L’accident avait fait grand bruit au village. La victime avait porté plainte contre l’adolescent. Vu son jeune âge, il s’en était tiré avec des travaux d’intérêt général et une grosse amende dont ses parents avaient eu mille peines

à s’acquitter.

Le Gros Louis était un être méprisable, tout le monde le savait. Néanmoins, la réputation d’Antonio avait été fortement entachée. Il n’était resté que l’acte. Que la main à trois doigts. Et neuf ans plus tard, tout le monde se souvenait de ce dramatique incident.

Après cet événement, Antonio s’assagit et se concentra sur la réussite de sa scolarité. C’est à cette période-là qu’il se rapprocha d’Élise, qui elle aussi faisait partie des stu- dieuses. Il avait entrepris un apprentissage de dessinateur en génie civil, elle avait fait une école de commerce. Il

était à peine âgé de vingt ans quand ses parents retour- nèrent vivre en Italie. Le jeune homme avait alors décidé de rester seul en Suisse, pour le plus grand bonheur d’Élise qui n’aurait pu imaginer la vie sans lui. Elle était devenue sa seule famille. À vrai dire, elle en pinçait un peu pour lui, mais elle s’était fait une raison en compre- nant qu’il était davantage attiré par les garçons, même s’il avait eu quelques petites amies pour faire illusion. Il prit

également une autre grande décision, celle de franciser son prénom. Désormais, il se faisait appeler Antoine. Son amie trouvait cela ridicule, mais s’habitua à cette nouvelle identité.

Antoine avait maintenant vingt-quatre ans et occu- pait un poste de dessinateur en bâtiments à Porrentruy. Il mettait de l’argent de côté pour se payer des études d’architecte. La photographie était toujours très présente dans sa vie et il ne se départait jamais de son appareil photo. Libre comme l’air, il partait souvent plusieurs jours se balader dans la nature ou dans des villes. Il lisait

énormément et racontait mille choses à Élise. Ensemble, ils fréquentaient les cinémas et les expos de tous les genres. D’ailleurs, pour fêter son anniversaire, Antoine avait prévu de l’emmener le soir même au restaurant puis

à un concert. Elle se réjouissait de porter la robe élégante vert émeraude et les jolis escarpins assortis qu’elle s’était offerts pour l’occasion.

Un attroupement buvait l’apéro sur la terrasse de la maison familiale. Élise reconnut des voisins et des amis de ses parents, ainsi que quelques amis d’enfance. Les Italiens du groupe étaient toujours partants pour danser et Élise adorait ça. Ils se connaissaient tous depuis leur jeune âge, mais se voyaient moins qu’avant. Beaucoup

étaient en couple ou même déjà mariés.

À peine avait-elle posé son vélo contre le garage qu’on l’acclama. La star du jour ! Joyeux anniversaire ! La petite Dubois a vingt-deux ans, mais hier encore, on te voyait foncer avec ta trottinette, haute comme trois pommes ! Mais comme ça file ! La voisine lui offrit une jolie jaquette qu’elle avait tricotée, un voisin lui tendit un billet pour qu’elle s’achète un disque ou ce qui lui ferait plaisir, la femme de celui-ci l’invita à passer à son salon pour lui offrir une mise en plis. On félicita son père de l’avoir prise sous son aile dans l’entreprise familiale, il s’enorgueillit d’avoir sa fille chaque jour à ses côtés. Sa mère l’embrassa sans manquer de réajuster sa coiffure.

Les jeunes se faisaient cuisiner par les plus vieux, on demandait des nouvelles des parents, on commentait les dernières actualités politiques, le prix du lait, on parlait de la prochaine soirée de la gym à laquelle une grande partie de la population participait, soit comme gymnaste, soit pour donner un coup de main à l’organisation. Ou encore de la boucherie qui avait reçu un prix, d’un renard enragé qui avait été tiré dans un verger par le Filou. C’est fou ça, qu’un renard arrive jusqu’ici, au centre du village. C’est qu’on a construit sur leur territoire ! On parle du tas de ferraille qui s’entasse devant chez l’Arsène, à se deman- der à quoi ça lui sert, mon œil qu’il arrive à revendre des pièces. Ça pollue l’herbe et les eaux, alors qu’à quelques mètres se trouve l’abreuvoir des vaches du Roux, il faut vraiment que tu fasses quelque chose, Richard ! Élise participait à la conversation en grignotant un petit four, un verre de vin à la main.

— Ah, voilà mon frérot ! s’exclama le père d’Élise, en saisissant une nouvelle bouteille. Bon, j’en rouvre une !

Tous les yeux se braquèrent sur Thierry Dubois qui

était apparu au bout de l’allée. Le visage d’Élise s’illumina. Le petit frère de son père était la tête brûlée de la famille. Ancien adolescent agité finalement reconverti dans les forces de l’ordre, Thierry était devenu un gendarme haut gradé. Son père et lui travaillaient ensemble dorénavant.

À eux deux, ils assuraient la sécurité et l’harmonie du village, surtout lorsqu’il s’agissait de conflits de voisinage. Respecté de tous, il était cependant de notoriété publique que Thierry n’était pas un tendre et qu’il n’hésitait pas

à régler les problèmes à sa manière. Il y avait eu, par exemple, ce fait divers : un chien trop bruyant qui exas- pérait tout un quartier avait fini par se faire empoisonner. Une courte enquête avait été menée, sans résultats. Une rumeur avait couru que les frères Dubois avaient réglé le cas du chien eux-mêmes. Les deux larrons étaient inséparables.

— Il y a eu du grabuge à la réunion du conseil com- munal hier soir, continua Richard en resservant une nouvelle tournée. Le Gros Louis a fait des siennes. Quelle brute celui-là ! À cracher tout le temps par terre quand ce n’est pas sur les passants ! Il a surgi complètement plein et a commencé à agresser tout le monde, à cause de la nouvelle taxe qui concerne les exploitations agricoles. Trente-deux ans, un mètre quatre-vingts pour cent trente kilos ; ben Thierry a dû intervenir avec deux autres per- sonnes pour le maîtriser !

Le Gros Louis était devenu la hantise des autorités qui ne parvenaient pas à le mettre hors d’état de nuire. Raciste, misogyne et souvent fortement alcoolisé, il cher- chait des noises à tous ceux qui croisaient son chemin. Tout le monde le fuyait comme la peste. Les organisateurs de soirées priaient pour qu’il s’abstienne de venir gâcher leur fête.

Thierry Dubois n’avait pas d’enfant, consacrant sa vie à sa carrière. Beaucoup plus détendu, moins grande gueule que son frère, il aimait sa filleule comme sa propre fille. Il la prit dans ses bras puissants pour lui souhaiter bon anniversaire.

— Mon Dieu, comme tu es belle. Plus les années passent et moins tu ressembles à ton père, Dieu merci ! dit-il avec un clin d’œil à l’adresse de sa mère, qui pouffa de rire, avant de tendre une enveloppe à Élise.

— Tu t’offriras une soirée avec Antoine à Neuchâtel. Elle l’ouvrit à la hâte et découvrit des entrées d’un cinéma qu’elle ne connaissait pas, accompagnées d’une certaine somme d’argent. Elle sauta de joie en redoublant ses effusions. Il n’y avait décidément que lui qui la com- prenait dans cette famille !

Richard tiqua en entendant leur conversation.

Il n’en aurait rien eu à faire d’Antoine si sa fille ne pas- sait pas tout son temps avec lui. Un homme seul, toujours en vadrouille, abandonné par ses parents, ça ne pouvait rien donner de bon, disait-il. Pas du tout engagé dans les activités du village en plus ! Il grogna, puis s’exclama :

— Bon. On va au restaurant fêter ma fille, ce soir ! Chérie, tu veux bien appeler Marie-Lise pour voir s’il y a de la place au Lion d’Or ?

Élise fut prise de panique. Non ! Elle n’était pas dis- ponible ! Elle n’avait aucune envie de passer son anni- versaire dans un restaurant du village avec ses parents !

Le cœur battant, elle inventa une sortie avec des copines, insistant que tout était prévu. Thierry échangea un regard avec sa filleule qui lui murmura discrètement qu’elle avait rendez-vous avec Antoine.

Quand neuf ans plus tôt, Antoine avait fait du Gros Louis une victime, Thierry avait éprouvé de la compas- sion pour cet ado pris au piège et l’avait soutenu dans ses démêlés avec la justice. Personne ne le savait, mais Thierry avait lui-même participé au paiement de sa cau- tion. Depuis, un lien particulier les unissait. Antoine était devenu un homme bien qui se débrouillait tout seul et pour cette raison, il avait gagné le respect de Thierry.

Son oncle se tourna vers son frère en riant.

— Richard, laisse-la aller fêter son anniversaire avec des jeunes ! Elle nous a assez vus pour aujourd’hui !

Élise détestait mentir, elle n’avait cependant pas le courage de se battre avec son père. Personne ne gagnait contre monsieur le maire.

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Un magnifique roman qui parle de famille, de femmes sur deux générations, de secrets, de la force qu’on peut déployer lors des épreuves qui arrivent dans une vie. Je n’ai pas pu lâcher le livre une fois commencé, c’est bien écrit, avec du suspense et beaucoup de sensibilité, on s’attache vraiment aux personnages. Bref j’ai adoré !

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Date de sortie

Les secrets de nos cœurs silencieux

  • France : 2023-06-29 (Français)

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