Les Sœurs Barker, Tome 1 : Pionnière au Montana

Sonny alluma un cigare et se frotta les yeux pour en chasser le sommeil. La nuit avait été froide et il avait dormi profondément sous sa couverture en peau de bison. Il maudit le temps qui empirait au fur et à mesure qu'ils remontaient vers le Canada.

Bien sûr, dans le Sud il faisait plus chaud, mais il connaissait des marchands de chevaux canadiens qui ne posaient pas de questions indiscrètes. Ils changeaient les marques et les chevaux seraient probablement revendus à la police montée du Canada.

Il se demanda ce qui était arrivé à cette femme dont il avait admiré le courage. Avait-elle survécu? Il aurait pu l’emmener. Une fois dressée, elle aurait fait une bonne compagne. Mais ce genre de femme créait souvent des problèmes. Et si elle avait dit la vérité au sujet de son mari, il serait moins tenté de les pourchasser. Un mois s’était écoulé depuis leur départ de la Ruby River. Ils avaient établi leur campement à la frontière du Canada.

Il se releva et s'étira longuement, puis s'éloigna sous des pins pour se soulager...

Soudain, il remarqua un mouvement suspect derrière un large rocher. D’instinct, il voulut saisir son revolver.

—

Jetez ça par terre, monsieur.

Morrow vit un homme élancé en vêtements de daim sortir de derrière le rocher, sa carabine pointée sur lui.

—

Qui diable êtes-vous ? demanda-t-il.

—

Je m’appelle Reeves. Clint Reeves. Vous avez des chevaux qui appartiennent à ma femme, et vous et moi avons un compte à régler.

—

Reeves! s’écria Morrow. Vous êtes le mari?

—

Exactement, dit Clint avec un léger sourire. Et vous êtes Sonny Morrow, non ?

—

Ecoutez, m'sieur, fit l'autre en reculant d'un pas. C'était l’idée de Bart Kendall.

J’ai dit à cet imbécile que j’aimais pas qu’on embête une femme.

—

Mais ça n'a rien empêché, n'est-ce pas ? Si vous vous étiez contentés de prendre les chevaux, je ne serais peut-être pas ici. Mais vous avez laissé Kendall la brutaliser et brûler sa cabane. Vous les avez abandonnés dans la nature, elle et l’enfant.

Clint arma son fusil.

—

A la réflexion, j’aimerais bien que vous fassiez un geste avec ce revolver, Morrow.

—

Vous êtes seul? demanda le bandit.

—

Peut-être bien, ou peut-être pas. Je vous laisse décider.

Morrow avala sa salive, maudissant Bart Kendall. Lentement, il sortit son pistolet et le jeta au loin.

—

Vous n’abattriez tout de même pas un homme dans le dos ? dit-il en se retournant.

—

Pourquoi pas? Vos hommes l’ont fait à Moose Barkley. C’était un bon ami à moi, vous savez. Mais je vais vous garder vivant pour les gens de Virginia City. Ils ont tous une grande admiration pour Joline Reeves, et je suis certain qu'ils apprécieront de vous voir vous balancer au bout d’une corde.

Brusquement, Morrow se jeta en avant en hurlant:

—

Debout ! Tous debout ! A vos armes !

—

Que diable... ? s’exclama quelqu’un.

L'un saisit son fusil et Clint tira. L’homme cria et un trou sanglant s’ouvrit dans son visage. Morrow essaya de ramper jusqu’à son lit de camp où il avait un autre fusil.

Clint tira une deuxième fois, puis s’abrita derrière un rocher pendant que les autres bandits pointaient leurs armes. Blessé à la hanche, Morrow hurlait.

Le campement était encerclé d'hommes de Virginia City qui avaient attendu dans la pénombre. Depuis trois semaines, ils suivaient les bandits à la trace, tolérant le mauvais temps et la faim, décidés à ne pas abandonner. Clint avait découvert le campement la veille et, aux premières heures de la matinée, les hommes avaient pris position.

Les bandits tiraient dans tous les sens, mais leurs adversaires ripostaient, bien à l’abri des arbres et des rochers. Après quelques minutes, il ne restait que quatre survivants parmi la bande, dont deux étaient blessés, y compris Morrow. Ils se rendirent et Clint reconnut le manteau noir de Bart Kendall. L'homme lui tournait le dos quand Clint s’approcha.

—

Alors, Kendall, comme on se retrouve! Dommage que tu n’aies pas suivi mon conseil concernant Jo.

Lorsque Kendall lui fit face, son visage était blanc comme neige.

—

Reeves!

Jamais Clint n’avait vu un homme aussi terrifié. Il en conçut une immense satisfaction et appuya le canon brûlant de sa carabine sur la gorge de Kendall.

—

J'adorerais presser cette gâchette, Kendall, mais Joline Reeves mérite la joie de te voir pendre. Tu rentres à Virginia City, mon gars.

—

C'était... c'était l'idée de Morrow, Reeves. Je voulais la laisser tranquille...

comme vous aviez dit.

Bien sûr. Tu as entendu dire que j'étais parti, peut-être pour de bon. Tu voulais te venger, non ? Je parie que tu avais même l'intention de rendre une petite visite à Jo quand tu aurais reçu ta part du butin.

Clint lui enfonça sa carabine dans la pomme d'Adam. Kendall tomba à la renverse, étouffant. Les autres rassemblaient les chevaux et les corps. Dès que Kendall eut retrouvé son souffle, Clint lui envoya un coup de crosse sur la nuque.

—

T'es rien qu’une ordure, Kendall. Tu aurais dû m’écouter. Cette fois tu vas crever et tu verras la joie de Joline Reeves avant de mourir. Elle t'a eu encore une fois, mon pauvre vieux. Elle a survécu. Tu t’es vraiment mal débrouillé.

Se baissant, il le redressa par le manteau.

—

Et maintenant, à cheval !

—

Lâchez-moi! Lâchez-moi et je vous jure que vous ne me reverrez plus jamais !

suppliait le bandit, presque en larmes.

Comme seule réponse, il reçut un coup de pied dans le bas-ventre. Il tomba à genoux.

—

Ça, c'est pour ce que tu aurais fait à Jo si Morrow ne t’en avait pas empêché.

Quand Clint le relâcha, Kendall s'écroula sur le sol.

C'était presque la fin juin lorsque Clint et les siens arrivèrent à Virginia City, avec Morrow et ses trois compères. Morrow souffrait visiblement, ayant parcouru près de cinq cents kilomètres avec une hanche blessée. On lui avait retiré la balle mais ils n'avaient eu que du whisky pour soulager la douleur.

—

On te retire cette balle uniquement pour que tu sois jugé et pendu, lui avait dit Clint.

Jo était en train de nourrir Monty dans sa chambre d'hôtel quand elle entendit les cris d'une foule en colère. Elle se précipita à la fenêtre. Ils étaient partis depuis si longtemps qu’elle avait craint un malheur.

Ses yeux se brouillèrent de larmes. La plupart des chevaux étaient là. Elle vit deux des juments pleines et Clint tenait Buck par le licol. Quelqu’un frappa à la porte et Jo boutonna sa robe avant d'ouvrir.

—

Il est revenu! s'écria Sally. Venez vite ! Clint m'a envoyée vous chercher.

Il faisait chaud désormais. Jo se brossa rapidement les cheveux et pinça ses joues pour leur donner un peu de couleur. Enroulant Monty dans une couverture, elle descendit.

On aurait dit que tous les hommes de Virginia City s'étaient rassemblés et les quatre bandits avaient l'air terrifié.

Lorsqu’elle sortit de l'hôtel, la foule se tut. Elle s’approcha du cheval de Kendall et lui jeta un regard de défi.

—

Je vous avais prévenu, non ?

—

Salope ! cracha-t-il.

Les hommes hurlèrent de rage et quelques-uns empoignèrent le bandit.

—

Du calme ! Du calme ! cria Clint en levant la main.

Jo remarqua qu'il avait repris des forces. Il était moins maigre et le soleil lui avait redonné bonne mine.

—

Jo, est-ce que tu reconnais ces hommes ?

—

Oui, dit-elle d’une voix forte et claire. Ils ont tué Moose et volé mes chevaux.

Ils ont aussi abattu mon chien, brûlé ma maison et mon écurie et pris toute ma nourriture. Et ensuite ils nous ont abandonnés en pleine nature.

Il y eut un nouveau hurlement de rage, et Kendall déglutit, sentant déjà la corde lui enserrer le cou.

—

Vous connaissez la sentence pour des assassins et des voleurs de chevaux? cria Rubin Keats.

— Pendez-les!

Des hommes empoignèrent Morrow et les siens et les tirèrent à bas de leurs chevaux.

La foule était si dense que Jo dut rentrer sous le porche de l'hôtel pour ne pas être bousculée. Ils furent entraînés vers l’échafaud qui avait été construit en attendant leur retour, Clint ordonna qu'on parquât les chevaux de Jo dans un corral au bout de la ville. Mettant pied à terre, il vint serrer Jo et Monty dans ses bras.

—

Oh, Clint, je commençais à m'inquiéter, avoua-t-elle.

—

Le temps nous a beaucoup ralentis.

—

Est-ce que tu vas bien?

Il hocha la tête.

—

On a dû se battre. Les autres sont morts. Morrow a reçu une balle dans la hanche.

Lui prenant Monty, il le regarda attentivement.

—

Comment vas-tu, mon fils? C'est fou ce qu'il a grandi, s'amusa-t-il en l'embrassant.

—

C'est une habitude chez les bébés, tu sais. Merci d'avoir ramené les chevaux, Clint. Je suis si heureuse que tu sois revenu et que tout aille bien. Je veux retourner à la vallée. Elle me manque.

—

Je sais. A moi aussi, elle me manque plus que jamais.

La foule criait et vociférait au loin.

—

Tu veux regarder la pendaison, Jo?

— Non, dit-elle en frissonnant. Ça m'a suffi de voir le visage de Kendall quand on l’a tiré de son cheval. Brusquement, je ne le haïssais plus. Je ne veux pas assister à ça.

—

Moi si. Emmène Monty. Je reviendrai te chercher plus tard. On pourra rentrer à la vallée dès demain, qu'en penses-tu ?

—

Quelle merveilleuse idée! dit-elle en l'embrassant.

—

Tu m’as manqué. Quand tout sera fini, j’irai faire un tour chez le barbier et prendre un bain.

II lui adressa un clin d'œil et Jo eut un frisson de désir.

Dans la chambre, assise sur le lit, elle essaya de ne pas entendre les cris de la foule.

Cette violence la faisait frémir et elle serra Monty contre elle.

Elle entendit les trappes s'ouvrir sous les pieds des bandits. Une, deux, trois, quatre.

Fermant les yeux, elle embrassa son fils, se demandant quand l'ordre et la paix régneraient au Montana, et si un jour le pays tout entier retrouverait la sérénité.

—

J’espère qu’on pourra te protéger de ces horreurs, Monty, murmura-t-elle.

Qu’était-il arrivé à Bess et Johnny Hills, à Sarah Grant, à Sidney et Marie Boone et aux autres? Etaient-ils sains et saufs dans l'Oregon? Et Anna? Elle ne pouvait rien faire pour eux.

—

Tout va bien se passer maintenant, Monty. Ton papa est rentré à la maison.

Elle le serra contre elle.

—

Ton papa est rentré à la maison.

— Regarde-les, Clint!

Du haut de la colline, devant leur nouvelle maison de quatre pièces, Clint et Jo regardaient les poulains galoper dans la vallée, trois poulains et deux pouliches. Un petit était mort-né et un autre avait succombé trois jours après sa naissance, mais cinq avaient survécu, cinq chevaux en pleine santé à ajouter à l'élevage de Jo. Clint les appelait toujours les «chevaux de Jo».

— Ils sont en pleine forme, dit-il. C’est une belle vue, tu ne trouves pas?

Il y avait des fleurs sauvages partout. Les montagnes veillaient sereinement sur la vallée. On entendait le bruit des marteaux que leurs six employés utilisaient pour construire une grande écurie. C’était de la musique aux oreilles de Jo. Elle admira les montagnes violettes, la vallée émeraude, les jeunes chevaux en liesse.

—

C’est la plus belle vue au monde.

—

Pas aussi belle que toi, fit Clint avec un sourire.

—

Allons faire une promenade à cheval. Nous pourrions emporter un pique-nique. Je n’ai pas encore fait le tour de ma nouvelle propriété.

Clint la serra dans ses bras, sachant qu'il lui faudrait du temps avant de penser à cette terre comme étant à eux, et non à elle seule. Mais cela lui était indifférent. Jo avait mérité d’en être la maitresse.

Lorsqu'elle revint avec le pique-nique et Monty, Clint avait sellé Sundance et son cheval. Il aida Jo à monter.

—

Une minute, dit-il en entrant dans la maison.

Surprise, elle attendit. Il en ressortit avec la lance de Loup Jaune qu’elle avait posée dans leur chambre. Il la planta devant leur nouvelle maison.

—

J’espère qu’il reviendra, Jo. J’aimerais faire sa connaissance et le remercier.

Moi aussi, j’espère qu'il reviendra. Je crois que vous seriez bons amis. C'est bien de laisser le passé en paix, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un léger sourire.

Il monta à cheval et lui prit Monty.

—

Allons-y, mon fils. Il est temps que tu découvres ces terres. Un jour, tout ça t’appartiendra, tu sais.

Ils descendirent côte à côte vers la vallée paisible où broutaient et jouaient les chevaux.

Jo pensa à sa sœur. Elle espérait qu’Anna avait trouvé l'amour et la sérénité. Elle lui écrirait très bientôt.

—

«Que Dieu soit avec toi, Anna», songea-t-elle, presque honteuse de son bonheur. Mais après tout, elle l’avait mérité, ce bonheur, et rien ne viendrait plus le lui gâcher.