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Extrait

Prologue

La pleine lune, haute dans le ciel, semblait regarder ironiquement la terre. Il leva brièvement les yeux vers elle. La clarté de l’astre lui facilitait les choses. Il avait choisi le sommet du Campanile pour surveiller la cité. De son perchoir, il observait les déambulations des passants tout en bas, et savourait la beauté du ciel au-dessus de lui. Il sentait sa tension grandir, ses capacités de perception s’accroître. Venise. Le carnaval. La première nuit de fête, les premiers grands bals… Un mardi de folie.

Ce soir. Ils frapperaient ce soir.

Dominos, travestis, gens en costumes aussi poétiques qu’excentriques ou en habits Grand Siècle arpentaient les ruelles, se déplaçaient en gondole ou en vaporetto le long des canaux. Musiciens, comédiens, acrobates donnaient des représentations à chaque coin de rue, sur chaque placette où les badauds s’arrêtaient. Riches et pauvres mêlés étaient bien décidés à profiter de la fête. Cette nuit appartenait aux ombres.

Oui, ils allaient profiter de cette atmosphère fantastique qui baignait la ville pour agir.

Sauf si quelqu’un les en empêchait…

En silence, avec la grâce d’un prédateur nocturne, il quitta son poste de guet, descendit le long escalier en colimaçon du Campanile et se fondit dans la cité.

À l’hôtel Danieli, Jordan Riley ouvrit les persiennes de sa fenêtre et regarda le quai grouillant de monde, le Grand Canal et sa noria d’embarcations diverses. De l’autre côté du canal, le dôme de marbre blanc de Santa Maria della Salute se dessinait sur le ciel sombre. En se penchant sur la droite, de son balcon qui donnait sur la Riva degli Schiavoni, la jeune femme voyait les arbres du square Saint-Marc et l’entrée de la célèbre place.

La nuit résonnait de cris, de rires. Dans un joyeux désordre, la foule était déterminée à jouir de chaque instant passé dans la ville magique, et à profiter de cette période d’avant le carême pour se livrer à toutes les folies. D’autres villes de par le monde célébraient le carnaval, mais aucune ne le faisait avec autant de talent et d’enthousiasme que Venise. Les gens se déguisaient mais demeuraient d’une élégance raffinée, ce qui n’était pas le cas ailleurs.

― Jordan, tu es prête ?

La jeune femme se retourna. Jared se tenait dans l’embrasure de la porte de la chambre. Seule sa voix lui avait permis de reconnaître son cousin. Il s’était déguisé en médecin, un costume très populaire dans la Sérénissime, avec son masque noir doté d’un long nez blanc recourbé. Ces masques, les médecins les portaient au XVIe siècle, lors des épidémies de peste, pour se protéger de la contagion.

Jordan les trouvait effrayants, surtout lorsque celui qui les arborait ajoutait à sa tenue une longue cape noire avec capuche. Nombreux étaient ceux qui adoptaient ce travestissement lors du carnaval, sans doute parce qu’il était facile à réaliser et peu coûteux.

― Alors, Jordan ! Tu es prête ? Je suis sur des charbons ardents à force d’attendre ! C’est le délire, dehors ! J’ai hâte de plonger dans le bain !

Jordan était venue plusieurs fois à Venise, mais jamais lors du carnaval. Cette année, son cousin et sa femme Cindy l’avaient persuadée de les accompagner. Elle ne se sentait pas très à l’aise avec le couple. La cinquième roue du carrosse… Se rendre à un bal sans cavalier, comme elle s’apprêtait à le faire, la mettait mal à l’aise. D’accord, elle parlait un peu italien, mais juste assez pour se faire comprendre dans un café ou un hôtel. Pas de quoi soutenir une conversation. Bien des Vénitiens se débrouillaient en anglais. N’empêche, elle craignait d’être placée entre deux hommes incapables de communiquer avec elle.

― Dieu merci, tu viens, reprit Jared. J’avais peur que tu te défiles.

― Moi ? Et pourquoi ça ? Jamais ça ne me viendrait à l’esprit !

Pur mensonge : elle avait effectivement songé à se dérober. Jusqu’au crépuscule, lorsque les musiciens avaient commencé à jouer un peu partout, les passants à rire à gorge déployée, les premiers déguisements à apparaître. L’excitation était alors montée en elle, balayant ses réticences. Elle irait à ce bal. Il se trouverait bien quelque galant homme qui la ferait danser et avec lequel elle échangerait deux ou trois mots.

― Tu es super, tu sais, Jordan.

― Oh, merci…

Elle avait loué son costume à la dernière minute, mais il était magnifique. Une robe Renaissance rebrodée, ornée de sequins et de fausses pierreries. Les bijoux qui allaient avec étaient également du toc, mais qui s’en rendrait compte ? L’illusion était parfaite. La robe avait été disponible parce que celle qui l’avait réservée un mois plus tôt avait annulé son voyage. Une femme menue, de petite taille. Un vrai coup de chance.

― Ouais, tu es éblouissante, et aussi… bizarrement grande.

― Ce sont les chaussures, dit Jordan en soulevant le bas du jupon.

Jamais elle n’avait marché sur de si hauts talons. Les dames d’autrefois ne se martyrisaient sûrement pas les pieds avec ce genre de souliers. Hélas, la loueuse n’avait rien d’autre à lui proposer. Un anachronisme, mais une concession au charme féminin : une femme sur des talons aiguilles avait quand même plus de charme qu’en mocassins.

― Espérons qu’au cours de la soirée, tu ne vas pas rétrécir comme grand-mère Jay, remarqua Jared.

― Ça n’est pas sympa : tu es tellement grand que tu n’as pas le droit de te moquer de ceux qui n’ont pas hérité des gènes familiaux.

En revanche, si elle était aussi petite que grand-mère Jay, Jordan avait hérité, à l’instar de Jared, de ses yeux verts. Ces prunelles couleur de forêt et le goût des endroits nouveaux, des villes dépaysantes comme Venise, faisaient partie des points communs que partageaient Jordan et son cousin.

― Tu arriveras à marcher sur ces trucs-là ? s’enquit-il.

― Oui, je me suis entraînée.

― Eh, vous deux, remuez-vous ! Il se fait tard !

Cindy venait à son tour d’entrer. Presque aussi grande que Jared, elle formait avec son mari un couple très harmonieux.

― Jordan, tes chaussures sont extra ! Du coup, peut-être les gens ne penseront-ils pas que tu es ma fille…

― Cindy, tu as fini de te payer ma tête !

― Me payer ta tête ? Mais c’est un compliment que je viens de te faire ! Je n’ai que cinq ans de plus que toi, et pourtant il y a des gens qui me prennent pour ta mère, tellement tu as l’air juvénile !

― Arrêtez, les filles, et allons-y. Vous êtes sublimes toutes les deux, O.K. ?

Quelques minutes plus tard, le trio traversait le majestueux hall de réception du Danieli. Sous ses plafonds à caissons vieux de cinq cents ans, les employés zélés et stylés du palace s’activaient, tous masqués, dédiant au passage compliments et gentils souhaits aux clientes. Cette nuit ne serait qu’amabilités et gaieté, se dit Jordan.

Le seuil de l’hôtel franchi, la foule les happa. Avec peine, ils taillèrent leur chemin le long du quai, au milieu des touristes. On entendait toutes les langues. Les queues s’étiraient devant les embarcadères des vaporettos.

Jared fendit la masse humaine, les deux femmes à sa suite, et s’arrêta près de l’appontement privé du Danieli, sur un petit canal perpendiculaire au Grand Canal.

― Attendez-moi là, vous deux. Je m’occupe de notre gondole.

Sa cape fouettant l’air comme des ailes de chauve-souris, il s’éloigna. Jordan le vit parlementer avec l’homme en tenue traditionnelle de gondolier, qui se tenait en équilibre sur la minuscule plate-forme arrière de son embarcation. Autour de lui, les gondoles étaient collées les unes aux autres dans un inextricable méli-mélo.

Ils allaient se rendre au bal en gondole, le sommet du romantisme, songea Jordan : une soirée dans un palais privé ! Le top, vraiment. Agent de voyage qui s’occupait des séjours d’Américains à Venise, Jared n’incluait jamais ce bal à son programme.

S’il s’y rendait en compagnie de sa femme et de sa cousine, c’était parce qu’il était invité. La comtesse Nari Della Trieste triait ses hôtes sur le volet. Il fallait montrer patte blanche pour franchir le seuil de son palazzo et, le lendemain de la fête, les journaux parlaient toujours du plus beau bal de la saison. Jared passait davantage de temps en Italie qu’aux États-Unis.

Son italien était désormais parfait. Il disait préférer ce pays à l’Amérique, s’y sentir vraiment chez lui.

Quel dommage qu’elle ne possédât que quelques bribes de cette belle langue, songea Jordan avec regret lorsqu’un Italien en smoking, un long cache-nez de fourrure grise autour du cou, s’arrêta près d’elle et lui débita d’une voix de velours ce qui devait être un compliment… Elle ne put lui offrir qu’un sourire en retour et il s’éloigna.

― Il va falloir que je te surveille comme le lait sur le feu, commenta Cindy en riant. J’ai cru que le rat allait t’embarquer.

― Le rat ?

― L’homme… Il était costumé en rat. Tu n’as pas remarqué la queue sur ses épaules ? Elle partait de dessous sa veste…

― Oh, mon Dieu… Pourquoi se déguiser en rat ?

― Tu en verras d’autres, et aussi des loups… Les Italiens aiment beaucoup se costumer en prédateurs. Ça leur permet de justifier leur envie de dévorer les petites demoiselles. Or tu es une proie de choix, ma chérie. Je ne… Ah, Jared nous appelle. La gondole est là.

― Non, précisa celui-ci en les rejoignant. Le gondolier me dit qu’avec l’embouteillage qu’il y a sur le canal, nous ne serons jamais à l’heure au bal. Je suggère qu’on embarque devant le square Saint-Marc. Un de ses collègues nous attend. Ensuite, le trajet jusqu’au palazzo se fera sans trop de mal.

― Ça me paraît raisonnable, d’autant que si nous restons ici, notre Petit Chaperon rouge va se faire enlever par un rat ou un loup, dit Cindy.

Jared fronça les sourcils.

― Comment ça ?

Cindy haussa les épaules.

― Nous devons veiller sur notre chère Jordan, sinon elle va se faire croquer ce soir. Elle est délectable, non ?

― Mmm. Exact. À propos, Jordan, ces seins arrogants, ils sont vraiment à toi ?

― Tu es vulgaire, Jared ! Mais, oui, ils sont à moi, rétorqua Jordan en riant. Et toi, qu’est-ce que tu caches sous ta jaquette ?

Cindy leva les yeux au ciel.

― Dieu merci, nous sommes en Italie : peu de gens comprennent ce que vous dites. Mais quand même !

L’éclat de rire fut général.

― On y va ?

De nouveau, ils fendirent le flot de la foule. Jared tenait fermement le bras de sa cousine, qui lui en était reconnaissante.

Ainsi, elle pouvait marcher sans se préoccuper de ses pas et regarder autour d’elle, écouter les sons, humer l’air imprégné d’une forte odeur d’algues. Il faisait frais, la ville était en ébullition, merveilleusement vivante. Des lumières dansaient sur l’eau du Grand Canal, reflets des lanternes des gondoles, des fanaux des barques, des guirlandes accrochées aux façades des palais et des restaurants sur pilotis. La symphonie de couleurs était sublime. Jordan se croyait dans un conte de fées peuplé de créatures fantasmagoriques : les déguisements allaient des animaux mythiques aux créatures de légende. Princes vêtus de doré, reines à faire pâlir d’envie la mère de Peau d’Âne, à la tête ceinte de couronnes à l’ornementation complexe et magnifique, aux épaules ornées de plumes chatoyantes. Le luxe des étoffes, la finesse et la recherche de la coupe des robes, la sophistication des masques de porcelaine aux traits d’une pureté éthérée, tout concourait à offrir un spectacle qui resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Dommage qu’il y eût des costumes inquiétants : ces loups, ces rats… Ils pullulaient, nota-t-elle dans un frisson.

Elle ramena son attention sur les touristes non déguisés. C’était à qui brandirait le plus haut sa caméra ou son appareil photo pour prendre le plus d’images possible. Des éclairs de flashes éclataient de tous côtés. Des parents portaient leurs enfants sur leurs épaules tout en pointant l’index sur tel ou tel costume.

Ils atteignaient l’embarcadère du square quand l’impression d’être observée l’incita à tourner la tête. Pourquoi l’aurait-on scrutée, elle en particulier ? se demanda-t-elle tout en cherchant les yeux qui s’étaient rivés sur elle. Ceux du Lion de Venise ? La statue sur son piédestal semblait la fixer. Était-ce du fauve de marbre que lui était venue cette sensation ? Ou bien des gargouilles du palais des Doges, plus loin ?

Allons, ni humain ni créature minérale ne s’intéressait particulièrement à elle. Peu habituée à se trouver dans une foule aussi compacte et aussi agitée, elle avait été la proie d’un mirage.

― Attention où tu mets les pieds, l’avertit Jared en la guidant vers un taxi d’acajou verni à l’emblème du Danieli.

Ah, pas de gondole, mais un canot. D’un luxe désuet, constata-t-elle en s’asseyant sur la banquette extérieure habillée de cuir vert émeraude. Les cloches des églises se mirent à sonner à ce moment-là. Comme s’il avait attendu ce signal, le pilote fit démarrer le moteur et le canot s’engagea dans le Grand Canal à petite vitesse, dessinant derrière lui un sillage qui bien que minime était meurtrier pour les fondations des palais.

Tout en se gorgeant de la splendeur des façades que longeait le taxi, Jordan se remémora ce qu’on lui avait dit du bal de la comtesse Nari, et de la personnalité de celle-ci.

Richissime héritière de plusieurs maris défunts, Nari Della Trieste préférait à toutes ses demeures celle léguée par son premier époux, un palais du XVe siècle qui se dressait sur le Grand Canal.

Le canot accostait précisément au ras de l’escalier en demi-cercle qui descendait jusque dans l’eau. Au-delà de la volée de marches, une grille ouvragée livrait l’accès au palais même. Des valets en livrée portant masque et perruque aidaient les dames à sortir des embarcations sous les flambeaux qui éclairaient le débarcadère.

Jordan et ses cousins longèrent un couloir à voûte croisée qui débouchait dans un gigantesque vestibule, d’où partait un escalier de marbre conduisant à l’étage.

La comtesse accueillait ses invités dans ce vestibule orné de fresques en trompe l’œil.

De taille et d’âge moyens, la comtesse affichait une beauté époustouflante. Son corps fin enchâssé dans une somptueuse robe blanche à paniers ornée de plumes que l’on retrouvait dans sa coiffure et autour de son loup, elle souriait de toutes ses dents parfaites.

Elle embrassa Jared et Cindy sur les deux joues, puis prit les mains de Jordan entre les siennes.

― Oh, Jared ! Che bellezza, la cousine ! Cara mia, vous êtes un rêve ! Euh… vous ne parlez pas italien, n’est-ce pas ?

― No… non, bredouilla Jordan, impressionnée.

― Je parle anglais. Merci d’être des nôtres, merci d’être venue à ma soirée. Vous en serez le joyau.

― Je ne…

― Ne vous inquiétez pas, coupa la comtesse, la plupart des invités parlent votre langue. Mais parfois, il est tellement plus amusant de ne pas se comprendre…

À travers le loup, Nari Della Trieste décocha un clin d’œil complice à Jared. Jordan s’en étonna : il était manifestement l’un des intimes de la comtesse. Comment se faisait-il qu’il ne lui en ait jamais touché mot ? Elle croyait que Jared entretenait simplement des relations d’affaires avec l’aristocrate.

L’évidente complicité qui régnait entre l’hôtesse et ses cousins mit Jordan mal à l’aise, sans qu’elle comprît pourquoi.

― Le buffet est au premier étage, dit Nari Della Trieste en prenant Jared et Cindy par les épaules.

Ses cousins symbolisaient l’image du couple parfait, songea Jordan. Beaux, amoureux, et d’excellente compagnie. Rien d’étonnant à ce que la comtesse les appréciât.

Un serveur passait, un plateau chargé de flûtes de champagne à la main. Nari Della Trieste l’arrêta et chacun se servit.

― Quant à la danse, poursuivit-elle après avoir bu une gorgée de champagne, elle est partout. Dans toutes les pièces de ma demeure. Allez, mes amis, amusez-vous.

La comtesse s’éloigna pour souhaiter la bienvenue à un autre groupe. Jared reprit son épouse et sa cousine par le bras et, flanqué des deux femmes, se dirigea vers le grand escalier.

― Jordan, je te promets de ne pas te laisser seule pendant le dîner, mais j’ai quelques personnes à voir. Des relations de travail, tu sais ce que c’est dans ce genre de raout…

Non, Jordan ne savait pas, mais elle imaginait aisément que l’on profitât de ces soirées pour joindre l’utile à l’agréable.

― Tu entends ça, Jordan ? Il s’excuse par avance de t’abandonner, et il se soucie de moi comme d’une guigne !

― Chérie, tu connais plein de gens, ici, se justifia Jared.

Ils se trouvaient en haut de l’escalier. Cindy balaya du regard la salle bondée de gens costumés et masqués sur laquelle donnait le palier.

― Es-tu sûr qu’on puisse reconnaître quiconque là-dedans ? demanda-t-elle.

Jordan partageait l’avis de sa cousine. Les loups et les masques préservaient un anonymat peut-être excitant pour certains mais, en ce qui la concernait, plutôt angoissant.

Les costumes étaient d’une somptuosité qu’elle n’avait pas vue dans les rues. Extravagants et cependant d’une élégance suprême, ils avaient coûté, c’était patent, des fortunes. Les bijoux qu’arboraient les femmes étaient authentiques. Pas de strass ni de verroterie de couleur, mais des pierres dont la totalité réunie eût rempli la vitrine du plus grand des bijoutiers de la place Vendôme.

Dans sa robe de velours acrylique, avec ses sequins de plastique et ses bijoux de pacotille, Jordan se sentait déplacée. Cette femme, là, à sa droite… sur son corselet étaient cousues de vraies émeraudes à l’éclat incomparable !

― Jordan, navré, mais l’espèce de paon au gros postérieur, près de la fenêtre, c’est Mme Meroni. Je vais juste la saluer et… Mais viens donc avec moi, si tu veux.

― Ça ira, Jared. Je me débrouillerai.

Cindy s’était déjà éclipsée. Jordan l’apercevait à bonne distance, en grande conversation avec un homme en frac au loup d’argent.

― Tu es sûre ?

― Oui, Jared.

― Bon. Mais fais gaffe aux rats…

― … et aux loups, je sais. Je ne parlerai qu’à ceux qui ont mangé à leur faim.

― À ceux qui sont cacochymes aussi : un mariage avec un vieux loup richissime ferait de toi une ravissante héritière…

― J’essaierai de ne pas oublier cet excellent conseil.

Jared opina en riant, puis s’éloigna.

Il la vit se diriger lentement vers le buffet.

Elle était petite, menue, parfaite. Une vraie tanagra. Ses longs cheveux noirs retenus sur le front et les tempes par une fine tresse serrée, selon le style Renaissance, coulaient sur ses épaules. La teinte cramoisie de sa robe rehaussait le jais de sa chevelure et la nacre de sa carnation. Pas une tanagra, rectifia-t-il, mais une Botticelli. Les autres femmes pouvaient bien porter des toilettes d’une richesse et d’une recherche rares, la plus belle et la plus élégante, c’était elle.

À l’instar de nombre d’invités, elle tenait son masque au bout d’une baguette, le plaquant de temps à autre sur son visage, mais le laissant de côté le plus souvent pour boire du champagne et avoir le regard libre de toute entrave. Un regard qui survolait sans cesse l’assemblée, ne s’arrêtant que de brefs instants sur quelqu’un en particulier. Elle ne connaissait manifestement personne, et découvrait de surcroît la difficulté que présentait le fait de tenir le masque tout en buvant et en grignotant des crevettes empalées sur des bâtonnets.

Il quitta la galerie circulaire, son poste d’observation, et descendit dans la salle sans quitter la jeune femme des yeux.

Il la rejoignit devant le buffet et l’aborda en anglais.

― Bonsoir. C’est sans doute cavalier de ma part de vous adresser la parole sans que nous ayons été présentés, mais il m’a semblé qu’il y avait urgence, que vous aviez besoin d’un chevalier servant pour vous sortir d’affaire…

― Pardon ?

― Vous avez un problème qui nécessite une assistance immédiate.

Sur ces mots, il lui prit la flûte des doigts.

― Voilà. Maintenant, vous pouvez tranquillement déguster les amuse-gueules.

Elle leva sur lui ses grands yeux verts, et il y discerna une étincelle amusée, ainsi que de la reconnaissance.

― Merci, mais je dois me montrer prudente, fit-elle en souriant. J’ai promis à mon cousin de me méfier des rats, des loups et autres prédateurs nocturnes.

― Sauf s’ils sont vieux et milliardaires.

― C’est ça.

Elle le détailla de la tête aux pieds.

― Vous êtes un loup.

Du bout du doigt, elle montra le masque de cuir repoussé, duquel saillaient des pommettes, un nez, une bouche entrouverte aux lèvres relevées sur des dents pointues, puis la cape doublée de fourrure.

― Peut-être suis-je un loup riche, mais jeune ? Tentez donc le coup, essayez-moi… Dansons ensemble.

― Oh, je ne…

― Détendez-vous. Nous sommes à Venise et c’est le carnaval.

Elle marqua une hésitation, puis hocha la tête.

― D’accord.

La minute suivante, ils se trouvaient au milieu de la piste de danse aménagée sur la terrasse qui donnait sur l’arrière du palais, au-dessus d’un étroit canal. Le clair de lune métamorphosait l’eau en miroir dans lequel se reflétaient les couples. L’orchestre jouait une valse. Jordan, peu au fait des danses de salon, craignait de lui marcher sur les pieds. Mais lui savait valser. Et il était même un expert ! À croire qu’il avait passé sa vie à faire tournoyer des demoiselles. Néanmoins, elle avait quelque difficulté à suivre.

― Vous êtes un peu trop grand pour moi, remarqua-t-elle, se sentant presque soulevée par ses bras puissants.

― Vous êtes un peu trop petite pour moi, repartit-il en riant, mais on va s’en accommoder.

Puis, après l’avoir fait virevolter, il demanda :

― Vous êtes américaine, n’est-ce pas ?

― Oui. Cela s’entend, je suppose.

― L’accent américain est plus révélateur qu’un tatouage sur le front. D’où venez-vous ?

― Charleston, Caroline du Sud. Et vous ?

― Actuellement, je suis italien. J’aime ce pays. Les Italiens sont les gens les plus chaleureux du monde.

― Mais où êtes-vous né ?

Il réfléchit rapidement. Il n’allait pas lui dire la vérité. Pas ce soir, tout au moins. Ultérieurement, il aviserait. Trop se dévoiler aujourd’hui serait une erreur.

Or les erreurs, il les accumulait, songea-t-il. Jamais il n’aurait dû lui parler, encore moins danser avec elle. Dans un moment… Eh bien, il aviserait aussi. Les yeux de la jeune femme l’avaient captivé, attiré comme une flamme attire un papillon de nuit. Ses sens étaient éveillés.

Elle détenait le don de le charmer, corps et âme. Enfin, « âme », façon de parler…

― Alors, monsieur le Loup ? D’où êtes-vous originaire ?

― Pardon ? Oh, je… je viens de très loin. Et ce n’est… Oui ?

On lui tapait sur l’épaule. Les derniers accents de la valse s’étaient éteints et le pianiste de l’orchestre plaquait les premiers accords d’un nouveau morceau.

― Oui ? répéta-t-il.

Un homme en costume victorien, manifestement anglais, lui demanda l’autorisation de lui emprunter sa cavalière. Il ne put refuser. Il recula et garda les yeux rivés sur la jeune femme pendant les longues minutes où l’Anglais la fit évoluer sur la piste.

Ses pieds la torturaient. Danser sur des talons hauts était un supplice. Mais comparé au plaisir qu’elle éprouvait, ce désagrément était mineur. Cette soirée à laquelle elle avait hésité à participer se révélait follement distrayante. D’abord, il y avait le Loup, cet homme énigmatique et tellement séduisant. Compte tenu de son masque, elle savait peu de chose de ses traits, mais les pressentait superbes. Le reconnaîtrait-elle si elle le rencontrait après cette nuit magique ? Probablement, ne fût-ce qu’à cause de sa haute taille et de sa carrure athlétique. Et puis il y avait son parfum… Il s’était gravé dans sa mémoire.

Elle espérait danser de nouveau avec lui, mais un Arlequin l’enleva à l’Anglais, puis ce fut un Joker, comme sur les cartes à jouer. Ce dernier la complimenta de façon appuyée. Quels beaux cheveux couleur de nuit… Et ces yeux verts… Oh, et son cou de cygne, il le mettait dans tous ses états…

― Vous devenez un peu trop pressant, monsieur, dit Jordan en s’écartant de lui.

Il la ramena contre sa poitrine.

― Cette peau diaphane sous laquelle se dessinent vos veines… On les voit palpiter, on entend battre votre pouls…

Jordan essayait de se défaire de l’étreinte du Joker quand un invité en costume de cuir noir figurant la Mort, posa sa faux contre un mur et vint l’arracher aux bras trop audacieux.

Il était espagnol. Grand, plein de charme. Lui aussi lui dédia force compliments, mais dans un registre courtois. Il la trouvait rayonnante d’énergie, dit-il. Selon lui, de la lumière irradiait de son corps. Jordan ne put faire autrement que de le remercier en rougissant. Cet homme-là ne portait pas de masque, mais avait enduit son visage de fond de teint gris perle brillant, qui faisait paraître encore plus sombres ses yeux noirs. Très sexy, vraiment. Décidément, les beaux hommes ne manquaient pas chez la comtesse Nari. Cindy avait eu raison de lui dire de se méfier des prédateurs. Ils étaient légion.

Elle bavardait avec l’Espagnol de choses et d’autres lorsqu’une clochette tinta. Des invités, la plupart de sexe masculin, tous en noir, se regroupèrent sur la terrasse autour d’un nain, qui se mit à taper dans ses mains pour captiver son auditoire. Le silence s’étant fait autour de lui, il clama :

― Oyez, oyez, gentes dames et beaux messieurs ! Le jeu va commencer !

Une pause pour ménager ses effets, puis :

― Il y a bien, bien longtemps, Odo, comte du château, avait une fille mais pas de fils. Décidé à remédier à cela, il amena en son fief, lors du carnaval, une femme d’une beauté sans pareil.

Elle allait lui donner un descendant mâle, foi d’Odo !

Le nain prit par le bras une invitée en costume moyenâgeux et lui demanda si elle acceptait de tenir le rôle de l’épouse. Elle acquiesça en riant.

― Odo fit ce qu’il fallait pour engendrer ce fils, mais en vain !

La beauté ne porta pas d’enfant. Alors Odo lui donna le baiser de la mort !

Hissé sur la pointe des pieds, le nain embrassa voracement la femme dans le cou, puis la lâcha. Elle s’effondra à ses pieds comme une poupée de chiffon.

― Veuf, Odo se remaria. La nouvelle épousée faillit aussi à sa mission. Son ventre resta plat…

Le nain attira une autre invitée, une femme âgée et corpulente.

― Et Odo donna encore le baiser de la mort !

La femme tomba, mais le nain la retint de façon à amortir sa chute.

― Odo prit encore une épouse !

Une troisième dame s’effondra à ses pieds.

― Hélas, les compagnes se succédaient dans le lit d’Odo comme dans celui de Barbe-Bleue, et aucune ne lui donnait d’héritier. Il songea donc à sa propre fille.

L’assemblée autour du nain se mit à murmurer. Un homme se fraya un passage au milieu des hôtes et se plaça au premier rang. Il portait des vêtements noirs si près du corps qu’ils semblaient avoir été peints sur lui, révélant son impressionnante musculature.

Jordan ne se rendit compte qu’il se dirigeait vers elle qu’à la dernière seconde. Il s’immobilisa.

― Je suis américaine, souffla-t-elle en faisant un pas en arrière.

― Aucune importance, assura-t-il en tendant la main vers elle.

Elle secoua vigoureusement la tête. Elle ne voulait pas participer au jeu, seulement regarder.

― L’héritier qu’aucune n’avait été capable de concevoir, sa belle et glorieuse enfant allait le lui donner ! reprit le nain. Odo offrit son âme au diable. En échange, celui-ci devait trouver un géniteur qui engrosserait la demoiselle et accepterait de prendre le nom qui menaçait de tomber en désuétude. Ah, ah ! Que se passa-t-il ? Où se trouvait le diable ?

L’homme aux vêtements évoquant une seconde peau se mit à tourner autour de la terrasse, feignant de chercher le diable.

L’hilarité gagna les invités parmi lesquels il se faufilait. Les femmes gloussaient, les hommes riaient aux éclats…

Jordan ne voyait rien de comique dans cette situation… mais elle remarqua soudain le geyser couleur rubis qui jaillit au-dessus de la tête de l’une des femmes.

Non, pas au-dessus. À la place.

Et le liquide qui retombait en myriade de gouttelettes, c’était du sang !

Elle plaqua la main sur sa bouche, mais ne parvint pas à s’empêcher de hurler.

Le comparse du nain, l’homme à l’étrange tenue, se rua sur elle et l’agrippa par le poignet. Elle se débattit, hurla de plus belle, mais l’homme l’entraîna vers l’arrière de la terrasse. Terrorisée, elle s’imagina dans le noir à la merci de ce… ce quoi, mon Dieu ? Un assassin, un sadique ! Et il n’était pas seul ! Tout à coup, les invités se déchaînaient, glapissant comme des bêtes, s’agitant en tous sens, fauves hystériques, démons enragés…

Des capes se soulevaient, révélant des membres s’achevant sur des pattes griffues, les bouches grandes ouvertes montraient des crocs luisants de bave…

Elle ne voulait plus voir, et pourtant elle ne parvenait pas à détourner le regard. Une danse macabre, une orgie de violence, de sang…

L’homme se penchait sur elle, quand il disparut, comme soufflé par une rafale de vent.

Le Loup surgit devant Jordan. L’homme qui l’avait agressée protestait dans une langue inconnue et le Loup lui répondait.

Des sons chargés de haine et de fureur s’échappaient de sa gorge.

Puis l’homme le frappa. Le Loup riposta avec une effroyable férocité. Du tranchant de la main, il sectionna la tête de l’homme qui tomba sur sa poitrine. Le cou brisé, l’homme s’affaissa sur le dallage de la terrasse. Jordan recula jusqu’à la rambarde de pierre. Le palais était devenu une annexe de l’enfer. Des bêtes, des créatures dantesques surgissaient dans tous les coins. Toutes arboraient des crocs rouges de sang, et de l’écume rouge cernait leurs lèvres.

Tétanisée, Jordan se penchait en arrière, prête à sauter dans l’étroit canal, lorsque le Loup la prit par la taille et d’un bond la fit passer par-dessus la rambarde.

La jeune femme eut l’impression d’être avalée par un trou noir. La chute fut brève, et pourtant elle eut le temps de distinguer du brouillard autour d’elle. Puis ses pieds heurtèrent durement quelque chose. Sur quoi était-elle tombée ? Elle aurait pu se tuer… ou disparaître définitivement dans ce trou envahi de brouillard.

Elle se trouvait dans une barque.

― Rame ! Rame ! cria le Loup au batelier assis sur le banc. Vite !

Le batelier rama. La barque s’écarta de l’appontement et s’éloigna sur le canal. Le Loup sauta sur le quai, déclenchant un mouvement de balancier. Jordan s’accrocha au plat-bord et dirigea son regard sur le quai.

Le Loup avait disparu, comme absorbé par la brume.

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