Extraits

En jetant un coup d’œil dans le petit salon, Emma trouva sa petite-fille telle qu’elle l’avait laissée, immobile, les mains sur les genoux, les chevilles croisées. Si elle affichait une expression d’enfant abandonnée, sa posture exprimait une réserve qui rappelait Sonny. Emma sentit à nouveau le désespoir la submerger. La vie lui avait apporté son lot de tristesse. Au bout de quelques années de mariage, un accident de train l’avait laissée veuve avec deux fils. Plus tard, l’aîné était mort au Vietnam et le cadet s’était éloigné d’elle. Elle l’avait perdu, lui aussi, ainsi que tout espoir de réconciliation. Allait-elle supporter que Catherine Ann refuse l’amour qu’elle brûlait de lui donner ? Comment vivrait-elle le fait que l’indifférence de son fils se perpétue à travers ce petit automate qu’était Cathy ?

Autonome, songea Emma en soulevant le couvercle de sa boîte de chocolat en poudre. Existait-il un autre mot pour qualifier l’indifférence de Sonny, le père de Cathy, envers l’amour et l’éducation qu’elle lui avait donnés ?

Dans la cuisine, elle dut s’appuyer sur le comptoir tant elle était désespérée. Elle qui se croyait à la hauteur de la tâche… Était-ce possible, avec ce que sa petite-fille avait perdu, alors qu’elle-même avait si peu à lui donner ? Saurait-elle combler ce gouffre ? Elle ne remplacerait jamais ses parents. Les établissements scolaires de Kersey mettaient l’accent sur le sport, notamment le football américain. Cathy y trouverait-elle le niveau d’instruction et l’enrichissement culturel auxquels elle était habituée ? Comment cette fillette élégante et raffinée s’adapterait-elle aux mœurs provinciales de ses camarades de classe ? Trouverait-elle le bonheur dans la modeste maison d’Emma alors qu’elle avait grandi dans une demeure luxueuse, avec son propre téléviseur, sa chaîne stéréo, et même un piano à queue étincelant, dans un coin du salon ? Sans oublier un grand jardin avec piscine, une maison de jeux et toutes les attractions permettant à un enfant de glisser, de sauter ou de grimper à loisir…

Quelques secondes plus tard, la serrure avait cédé sans difficulté. Tandis qu’Emma s’affairait à allumer le poêle de la cuisine ainsi qu’un radiateur, Cathy demeura immobile, frigorifiée, les poings crispés dans les poches de son manteau. Sans doute a-t-elle l’impression d’être Alice au pays des merveilles après sa chute dans le terrier du lapin blanc, songea Emma. L’enfant balaya la cuisine un peu vétuste d’un regard à la fois scrutateur et perplexe. À Santa Cruz, la cuisine était inondée de lumière et équipée de tout le confort moderne, à l’image du reste de la maison, digne des pages d’un magazine de décoration.

Emma l’avait trouvée terriblement gâtée. Il suffisait de voir ses vêtements, ses jouets coûteux, d’entendre ses jérémiades pour deviner que ses parents cédaient à tous ses caprices et feraient d’elle une adulte superficielle. Néanmoins, elle était ravissante, avec ses boucles blondes et les yeux bleus de son père. Son regard était timide ou rusé, c’était difficile à dire, sous ses longs cils soyeux. Emma avait un portrait d’elle sur sa table de chevet.

Elle qui n’avait jamais pris l’avion et qui, dans sa jeunesse, n’était montée que deux fois dans un train, réserva sur un vol entre Amarillo et Santa Cruz, en Californie. Pendant six heures, coincée entre deux autres passagers, du coton dans les oreilles pour ne plus entendre les cris d’un bambin assis derrière elle, elle s’était demandé dans quelle mesure sa petite-fille avait hérité des gènes de son fils cadet. D’après ce qu’elle avait observé, une fille aînée tenait neuf fois sur dix de son père, et pas seulement sur le plan physique. Elle héritait également de son tempérament, de son caractère, alors qu’un fils ressemblait davantage à sa mère. Buddy, l’aîné d’Emma, ne faisait pas exception à la règle.

Le 1er janvier 1979, vers deux heures du matin, Emma Benson distingua une croix sur la lune. Dans la maison de bois qui l’avait vue grandir, au fin fond du Nord du Texas, elle s’était réveillée en proie à un sentiment de malaise inexplicable. Enveloppée de son vieux peignoir en flanelle, elle était sortie pour observer ce spectacle irréel. Dans cette croix, elle vit un signe, un message personnel.

Quand ils eurent raccroché, cette réflexion de Trey laissa John en proie à un étrange pressentiment. Pris de sueurs froides, il se leva lentement et se dirigea vers un cadre accroché au mur de son bureau. Il s’agissait d’une photographie officielle de l’équipe de football américain du lycée de Kersey, en tenue, prise en 1985. « Champions du district », indiquait la légende. John avait joué au poste de receveur dans l’équipe qui avait remporté avec brio le championnat d’État. Sur le cliché, il posait à côté du quarterback Trey Don Hall, tout sourire, son meilleur ami de l’époque. Un jour, le speaker du stade l’avait appelé « TD » Hall lors d’une rencontre. Il était resté « TD » durant sa brillante carrière de sportif universitaire, puis de joueur professionnel au sein de la National Football League. Trois autres souvenirs des Bobcats de Kersey étaient alignés sur le mur, retraçant leurs victoires. Cependant, John se souvenait surtout du match crucial contre le lycée de Delton. C’était vers cette photo que se portait le plus souvent son regard.

Le téléphone sonna à minuit alors qu’il travaillait encore dans son bureau. Il connut un moment d’angoisse, le coup au cœur qu’il ressentait souvent, les premières années, chaque fois que la sonnerie retentissait aux aurores. Par la suite, les contraintes de sa profession l’avaient habitué à être dérangé à n’importe quelle heure.

Cathy caressa son bras puissant et bronzé. Trey avait enfilé un sarrau pour aider la jeune fille à nettoyer les cages des animaux, au fond de la clinique vétérinaire. Le samedi, le cabinet fermait à midi, de sorte qu’ils étaient seuls.