Ajouter un extrait
Liste des extraits
Les deux chaises sont vite désossées et jetées dans la poubelle avec un stock de tracts de la CFDT pour les enflammer. Ça prend bien et tous se regroupent autour du brasero, tremblants, transis mais trop fiers pour le montrer, ou même pour l’admettre. Ils tendent leurs mains au-dessus des flammes, silencieux, observant le visage des uns, des autres, les ombres qui dansent autour d’eux, le feu qui rit comme une petite fille.
Afficher en entierUne heure plus tard, toute l’équipe est réunie sur la galerie qui surplombe l’atelier, les commandes électriques sont à l’abri dans le poste de surveillance.
Afficher en entierDans la nuit fantomatique, peuplée d’ombres, hantée par cette voix qui ne se tait pas, l’équipe de Lorquin travaille. Ils savent que la Kos bat de l’aile. Cette eau qui tombe du ciel, c’est de l’eau bénite pour les patrons. L’occasion ou jamais de mettre la clef sous le paillasson et de toucher les assurances. Qui pourrait accuser la nature de procéder à un licenciement massif au profit des actionnaires ?
Afficher en entierLorquin les attend devant l’entrée de l’atelier no 1. Bello (quinze ans de Marine), le gros Willer et le petit Jackie Saïd, qui joue au centre de l’équipe de foot locale, sont avec lui.
— OK, dit Lorquin, constatant qu’ils sont tous là, c’est pas gagné. Il y a déjà de l’eau partout et ça continue de grimper.
Toutes les équipes de maintenance sont à leurs postes :
— Armand est au 2 avec ses gars, Périer au 3 et Lapion au 4.
— Et la direction ? demande Luc Corbeau.
Afficher en entierQuand ils atteignent la rue Aimé-Verraeghe-(ancien maire), leur progression devient vraiment difficile, ils ont de l’eau au-dessus des genoux. Plus question de rester les mains dans les poches. Ils doivent maintenir leur équilibre avec les bras s’ils veulent avancer vite. Les gouttières dégorgent à pleins seaux. Les défenses de fortune dressées pour protéger les rez-de-chaussée sont rompues depuis longtemps. Ici ou là, il y a bien encore une famille qui tente d’empiler les meubles les uns sur les autres pour les épargner, mais en vain. Tous les magasins sont noyés, la boulangerie Meyer, la mercerie de Mme Souied, la maison de la presse, l’agence immobilière.
Afficher en entierIl n’y a que Rudi qui se taise, comme si tout cela était une affaire entre la nuit et lui, et personne d’autre. Il trace, surveillant instinctivement à droite, à gauche. C’est un étranger ici. Ses parents sont morts quand il avait deux ans, un accident de la route. Il a été bringuebalé de famille d’accueil en famille d’accueil, de fugue en fugue. Sa chance a été d’atterrir chez les Löwenviller, placé à douze ans chez ce couple de vieux Juifs qui avait une sorte de home d’enfants dans la région. Maurice et maman Sarah ont su s’y prendre avec lui, l’écouter, l’éduquer, civiliser l’enfant sauvage qu’il était devenu. Rudi était leur dernier pensionnaire. Peut-être est-ce à cause de cela qu’ils l’ont aimé plus que les autres ?
Afficher en entierLes caniveaux roulent comme des ruisseaux de montagne, l’eau ruisselle au milieu des rues et, dès qu’ils ont dépassé la place de la mairie, ils en ont jusqu’aux chevilles.
— Putain, je croyais pas que ça montait jusqu’à là, se lamente Hachemi, qui n’a que des demi-bottes aux pieds.
Afficher en entierC’est à l’Est.
À Raussel, une petite ville avec une grosse industrie, une seule, Plastikos. La Kos, comme on dit ici.
Lui, c’est Rudi. Il n’a pas trente ans. Ils viennent le chercher au milieu de la nuit. Trois de la maintenance : Luc Corbeau, Totor Porquet et Hachemi, qui crie dans la rue :
— Merde, Rudi, magne-toi, il vase !
Quatre jours que ça dure. De la flotte, de la flotte, de la flotte comme si le ciel avait décidé de vidanger d’un coup toutes ses cuves sur ce coin du territoire. La Doucile déborde. Elle inonde tout, le bas Raussel, la campagne alentour, les champs de betteraves, les pâturages, les serres des maraîchers, surtout l’usine où ils fabriquent de la fibre synthétique, la tissent, la conditionnent en films de cent mètres de long.
Afficher en entierIls descendent à la Kos, la tête rentrée dans les épaules, les mains enfouies au fond de leurs poches, rageant contre la pluie et le vent qui ne faiblissent pas. Lorquin, c’est leur chef d’équipe. Une force de la nature avec toujours le mot pour rire. Toujours l’œil qui frise. Pour les filles c’est Blek le Roc. Il y en a plus d’une qui ne dirait pas non s’il leur proposait de faire un petit tour dans les réserves. Mais c’est pas le genre. Ça fait bientôt trente-trois ans que Lorquin est marié et sa Solange sait qu’il n’a jamais donné un coup de canif dans le contrat. Pourtant les occasions n’ont pas manqué.
Afficher en entierLorquin, le héros du sauvetage de la Kos, à Rudi, celui qui va porter le combat :
"Regarde-toi dans une glace et demande-toi si tu es un homme libre. Un, tu n'as rien à toi : ta maison, elle est à la banque ; le jour où il ferme le robinet, t'es à la rue. Deux, en théorie, tu peux aller où bon te semble, en réalité, comme t'as pas un sou devant toi, t'es bien obligé de rester là où tu es ! Je ne te demande pas où tu vas en vacances, je connais la réponse : tu restes là, t'es assigné à résidence. Trois, tu travailles pour gagner tout juste ce qui te permet de survivre, rien de plus. Et si tu t'avises de te plaindre, le peu que tu as on te l'enlève, pour t'apprendre les bonnes manières. Alors tu le fermes, parce que ta baraque, ta femme, tes gosses... Alors d'accord, t'es pas fouetté, t'es pas vendu sur le marché, t'as le droit de vote et le droit d'écrire dans le courrier de lecteurs de La Voix que tu n'es pas d'accord avec ce qui t'arrive, t'as la liberté d'expression ! Quelle liberté ? Tu sais bien que si tu écrivais une lettre pour dire vraiment ce que tu penses et si tu l'envoyais, ce serait comme si tu rédigeais publiquement ta fiche d'inscription à l'ANPE. Crois-moi : si tu veux bien regarder de près, ta vie ne vaut pas un pet de lapin, tu ne comptes pour rien, t'es un "opérateur" de production comme ils disent, quelque chose entre l'animal de trait et la pièce mécanique..."
Afficher en entier