Extraits

Cela faisait maintenant 48 heures que j’étais arrivée à Yale.

Deux jours longs et ennuyeux, passés à ne faire qu’une seule chose : tenter de convaincre ma colocataire de lâcher ses bouquins et de venir prendre du bon temps avec moi.

En deux jours, je n’avais pas progressé d’un iota dans ma mission. Pourtant, j’avais tout fait bien comme il faut, m’astreignant même à ne pas sortir, ni faire la fête pour essayer de gagner sa confiance en faisant plus ample connaissance. Même ça, je n’y étais pas arrivée. J’y avais mis toute ma patience et mon énergie, séchant même 95% de mes cours pour être sûre d’être dans la chambre quand elle viendrait s’y cloitrer.

Alors que nous marchions vers le réfectoire, nous croisâmes celle qu’elle me présenta comme étant la documentaliste de la bibliothèque. Il s’agissait d’une dame d’un certain âge toute douce, toute mignonne. Je fus presque surprise de l’amabilité avec laquelle Faith s’adressa à elle. Quand elle lui demanda des nouvelles de Giny, la dernière née de ses chatons, je la sentis sincèrement touchée et heureuse d’apprendre qu’elle n’était plus souffrante et qu’elle avait à nouveau fait des bêtises à la maison. C’est avec beaucoup d’empathie que Faith salua Madame Jenkins quand nous en prîmes congés, puis reposant ses yeux sur moi, elle afficha à nouveau très vite son expression de glacier millénaire.

En progressant vers ma destination, je croisai beaucoup d’étudiants et même si j’avais conscience de ma différence d’âge avec eux, je les trouvai beaucoup plus matures, plus femmes, hommes qu’à mon époque. De toute façon, je ne m’inquiétais pas trop ; j’allais sans problème faire illusion, personne ne devinerait jamais mon âge véritable. Mais moi, je le savais. J’avais plus de sept ans de différence avec mes nouveaux camarades. Et dans une vie, c’est beaucoup sept ans… Il m’était donc évident que j’allais traverser une petite zone de célibat assez violente ces prochaines semaines ! Puisqu’il était pour moi tout à fait exclu qu’en plus de mon boulot « sous couverture », je me transforme en mini-cougar universitaire… Parce que même si à première vue, c’était loin d’être évident, j’avais des principes, le sens de la morale… !

J’étais arrivée à destination. Postée devant la porte de ce qui allait être mon nouveau lieu d’habitation, je pris quelques secondes et une grande inspiration afin de me concentrer sur ma probable rencontre imminente avec Faith Duncan.

Aller à l’université, encore une fois ! Quel pied !

Le fait de me retrouver dans cet univers, cette ambiance, me donna le sentiment de respirer à nouveau, comme si j’avais été coincée au fin fond d’une mine de charbon pendant plusieurs années et que, soudain, je me retrouvais en pleine montagne avec l’infini pour horizon et l’air pur pour seul breuvage.

Et dire qu’on me payait pour être là ! Je n’aurais jamais pu rêver meilleur boulot, franchement !

Yale.

Je ne connaissais pas les infrastructures de cette université mais à première vue, l’extérieur me plaisait déjà ; les espaces de verdures, la belle façade de pierre du bâtiment principal, le sourire illuminant le visage des étudiants marchant deux par deux ou en groupe, les bras chargés de manuels de cours… Et les beaux gosses, musclés, sportifs, bronzés, imposants, partageant une partie de football américain durant leur pause de liberté : le paradis.

Après le diner, je m’enfermai dans ma chambre avec Emma. Je dus étudier tout un dossier pour préparer ma couverture d’étudiante agent secret gourou du bonheur et me faire plus discrète sur les réseaux sociaux. Tout avait été préparé avec attention, minutie, tout était huilé administrativement, socialement, politiquement même. C’était un peu écœurant de se dire que l’argent de Forest Duncan lui permettait de provoquer l’impossible mais quelque part, je m’en foutais. Je retournais m’éclater à l’université et j’allais être gracieusement payée pour ça !

Bien sûr, toute puérile que j’étais, j’avais des valeurs, je n’avais qu’une parole et je prenais ma mission à venir très au sérieux. Je me mis immédiatement à étudier le dossier qu’on m’avait remis et qui contenait toutes les infos importantes concernant Faith, ses études, ses habitudes. Un autre dossier contenait ma feuille de mission, tout était rédigé, je n’avais plus qu’à me laisser guider et à retenir les points les plus importants, notamment sur ce qu’il était attendu de moi, dans le quotidien de Faith et les rapports quotidiens que j’allais devoir fournir à Emma.

J’avais beau avoir douze ans d’âge mental, il était clair que la proposition de travail qu’on venait de me faire était des plus farfelues… Et des plus excitantes aussi ! C’était complètement, parfaitement, irrésistiblement dément ! J’adorai ! Retourner à l’université signifiait avant tout une super opportunité de faire la fête en toute quiétude, en toute « normalité »… Cependant, avec l’épée de Damoclès que mes propres parents avaient pointé au dessus de ma tête, est-ce que partir sur ce genre de contrat professionnel répondrait vraiment à leurs attentes les plus secrètes ? Et auraient-ils eu tort de le penser ? N’aurait-il pas été temps que je me reprenne en main pour de vrai, comme une adulte, celle que j’étais supposée être à ce stade de ma vie… ?

Emma venait de faire son entrée dans le grand bureau, accompagnée de William F. Duncan. Le vrai. Le même que celui placardé sur les murs du bureau et souriant sur les couvertures des plus grands magazines américains.

Je fus surprise qu’Emma soit là. Je n’avais pas une très grande expérience des entretiens d’embauche en dehors de ceux se déroulant accoudé au comptoir d’un bar aux lumières tamisées, mais j’avais dans l’idée que celui que je m’apprêtais à vivre n’allait pas être très conventionnel. Pourquoi le big boss me recevrait-il en présence de son assistante de direction en la personne de mon amie pour un boulot somme toute, très classique ?

Ça ne faisait qu’une poignée de minutes que je patientais dans ce salon d’accueil de la multinationale pour laquelle travaillait Emma, que déjà j’étouffais comme jamais.

Je regardai toutes les femmes qui passaient devant moi, parfaites dans leurs tailleurs cintrés de grande marque et leurs escarpins à semelles rouges… J’aurais peut-être dû prêter plus d’attention à ma tenue ; avec mon pantalon de lin trop large et ma chemise bariolée, je faisais surement un peu tâche « multicolore » dans ce décor trop lisse. Tant pis, je ne pouvais plus rien y faire ; maintenant que j’avais été annoncée…

— Ecoute, Taylor, je sais qu’on en a jamais parlé mais… est-ce que ta désinvolture, ton lâcher-prise c’est à cause de ce qu’il s’est passé avec Peter à la fin de vos études ?

Sa question me déstabilisa. Pourquoi me parlait-elle de Peter ? Peter Jensen, mon fiancé de l’époque, celui qui contrairement à moi, avait obtenu son diplôme de Droit. Un mec brillant, destiné à un très grand avenir. Un avenir dont j’étais supposée faire partie. J’en avais été tellement persuadée, que même l’échec de mes propres examens m’avaient à peine affectée ; grâce à la fortune de ses parents et à leur entourage, Peter ouvrirait son propre cabinet d’avocats, s’occuperaient de clients très riches et moi je serais sa gentille petite épouse qui rendraient son quotidien classieux et bien ordonné, qui lui donnerait deux ou trois héritiers que nous aurions expédié vite fait bien fait dans le plus célèbre internat de Grande Bretagne afin qu’ils côtoient au quotidien les nantis de ce monde, tout comme eux… Bref, une vie claire, précise et dorée. Mais quelques semaines après la fin de l’université, il m’avait plaquée. Lui qui m’avait toujours trouvée aussi brillante que fêtarde avait fini par ne plus voir en moi qu’une fille à l’avenir incertain, fan de téquila frappée et de nuits blanches survoltées. J’avais décidé qu’il n’avait probablement pas tort, j’avais donc poursuivi dans cette voie, celle qui correspondait probablement le plus à la fille que je devais foncièrement être : une frivole amoureuse de la vie et de la liberté.

— Tu veux dire que si tu n’as pas trouvé un boulot et un appart dans un mois, tes parents te mettront quand même dehors ?

Ma meilleure amie était aussi surprise que moi, je le voyais bien. Par contre, ce que je pouvais très bien voir aussi, c’est qu’elle était loin d’être aussi offusquée que je pouvais l’être…

— D’accord, Emma, je vois. Tu cautionnes. Tu es même admirative de leur espèce de vendetta sur ma vie !

— Non, je ne dirais pas ça comme ça…

— Vraiment ? Et tu dirais ça, comment ?

Emma s’agita sur son siège. Je la connaissais depuis le collège et cette expression sur son visage, je la connaissais par cœur ; c’était celle du dépit.

— Ecoute, Taylor… Tu te doutais bien que ça allait finir par arriver ! Tu as 29 ans, tu ne travailles pas ou à peine et tu vis encore chez eux !

— Ouais, et alors ? Je suis leur fille tout de même, ils sont dans l’obligation de m’assumer ! J’ai pas demandé à venir au monde, moi ! C’était leur choix de m’avoir, on fait pas des gosses pour les foutre dehors, c’est pas correct, c’est immoral, même !

— Non, mais tu t’entends parler ? On dirait que tu as 13 ans ! L’ère de la rébellion à retardement ! Arrête, t’es plus une ado, Taylor, tu vas bientôt avoir 30 ans ! Et regardes toi, physiquement on dirait que tu en as 19 !

— Hey, on va pas en plus me reprocher d’avoir de bons gènes ! C’est pas de ma faute si je ne fais pas encore mon âge !

— Exact. Mais c’est pas une raison pour ne pas faire ton âge mentalement non plus. Les deux ne sont pas obligatoirement liés, ma chérie… Et donc, qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Ben, je vais tout faire pour qu’ils changent d’avis !